Reportage Guerre en Ukraine : la Crimée regarde les missiles tomber et s’interroge sur son avenir

Article rédigé par Sylvain Tronchet - Edité par Estelle Ndjandjo
Radio France
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Temps de lecture : 12 min
Le quartier général de la flotte de la mer Noire à Sébastopol partiellement détruit après avoir été touché par deux missiles de l'armée ukrainienne. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)
Annexée il y a presque dix ans, la Crimée était le symbole de la puissance du Kremlin et de ses méthodes. Aujourd’hui, sous la menace des attaques ukrainiennes quasi-quotidiennes, la péninsule vit ses pires heures sous occupation russe. Pour combien de temps ?

Il n’y a pas si longtemps, les pilotes des bateaux, qui promènent les touristes à Sébastopol promettaient toujours de passer admirer les navires de la flotte de la mer Noire, amarrés dans l’immense baie. Mais plus aujourd’hui. Sans doute n’est-il plus très prudent de musarder trop près des pontons militaires.

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Les navires de guerre se font discrets désormais dans le secteur. Des images satellites semblent même montrer que la marine russe a décidé de les envoyer vers Feodossia, sur la côte sud de la Crimée ou Novorossiisk, à 350 km plus à l’est, en Russie. Il serait même question de créer une nouvelle base navale russe en Abkhazie, à en croire les déclarations du dirigeant de cette république séparatiste géorgienne soutenue par Moscou. Le fait est que l’état-major russe acte qu’il n’est plus possible de garantir la sécurité de ses navires dans le port, qui sert d’abri à sa marine en mer Noire depuis la fin du XVIIIe siècle.  

Les navires militaires se font plus rares dans le port de Sébastopol, régulièrement pris pour cible par l'armée ukrainienne. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

Depuis que les Ukrainiens disposent des missiles britanniques Storm Shadow ou de leur version française Scalp, Sébastopol est plus que jamais à portée de tir. Le 22 septembre, deux d'entre eux frappaient le quartier général de la flotte de la mer Noire, éventrant littéralement le bâtiment. Dix jours plus tôt à un kilomètre de là, c'était un chantier naval de la ville qui était touché.

"Je voudrais voir des missiles tomber sur l’Elysée"

Olga habite juste à côté de la cale sèche, où un navire de débarquement et un sous-marin ont été gravement endommagés, et 24 personnes blessées selon le bilan officiel. Cette professeure de français admet qu'elle a paniqué pour la première fois depuis le début de la guerre : "Entendre cette alarme, devoir descendre dans l'abri m'a mise hyper en colère, explique-t-elle. Je voudrais voir des missiles tomber sur l'Élysée, sur Londres qui nous envoient ces cadeaux. Merci pour les cadeaux, le monde occidental !", enrage cette femme, qui se décrit comme une amoureuse de la culture française.

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Pour elle, "ces opérations ne visent qu’à provoquer des destructions pour saper le moral de population". Comme on lui fait remarquer que l’armée russe, elle aussi, provoque des destructions en Ukraine, elle répond : "Non, elle vise juste des installations militaires."   

Une population qui se radicalise

Dans cette ville ultra-militarisée, où de nombreuses voitures arborent le Z en signe de soutien à l'armée russe, le discours se radicalise. Beaucoup, à l'image de Svetlana, réclament des représailles. "Bien sûr que ça a été un choc, admet cette dentiste, née en Sibérie et arrivée ici, il y a 33 ans. Mais dans mon entourage, personne n'a fléchi. Au contraire, nous ne supportons plus la mollesse de nos autorités. La population pense que notre armée est trop indulgente envers l'ennemi. Et qu’on les traite avec un humanisme excessif ", affirme sans ciller cette grande femme blonde.  

Une affiche célébrant les 240 ans de la fondation de Sebastopol, ornée du "Z" synonyme de soutien aux forces armées russes, le 20 septembre 2023. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

Ici plus qu'à Moscou sans doute, la propagande du pouvoir russe a conquis les esprits et l'idée d'un retour de l'Ukraine dans la région n'est pas une option pour Alexandre, qui affirme que le camp ennemi nourrit les pires desseins à l'égard des Russes de Crimée. "Des responsables ukrainiens appellent publiquement à l'extermination, au génocide, explique d’un air convaincu ce jeune consultant. Naturellement, il est clair qu’ils ne viseront pas Moscou, parce que ça ne sert à rien. Ici est leur véritable objectif. Et ils n’ont pas honte de le dire publiquement !" Alexandre affirme qu’il n’a pas peur, qu’il était préparé à cette situation. "Dès que nous avons appris que les Ukrainiens avaient des Scalp, dit-il en insistant sur l’appellation française de ces missiles en nous regardant ironiquement, nous savions que tôt ou tard, ils allaient frapper ici."  

"Nous sommes Russes, nous n'avons peur de rien !"

Depuis, Sébastopol vit au rythme des alertes aériennes. Nous en avons vécu une, lors de ce reportage, en début de soirée, comme souvent. Aux sirènes, vient s’ajouter un message craché par les haut-parleurs. "Attention, raid aérien !" répète inlassablement une voix angoissante. Les abris s'ouvrent. Certains y prennent place, mais de nombreux habitants continuent à déambuler tranquillement sur le port et dans les rues adjacentes en cette belle soirée de fin d'été. Vladimir, un chanteur de rue, nous explique : "Nous sommes Russes, donc nous n’avons peur de rien, dit d’une voix déterminée ce quadragénaire. Nos gars de la défense aérienne font un excellent travail. Ils protègent la ville, ils protègent les habitants, ils protègent la paix !"  

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Ce genre de refrain bravache est bien connu ici. On l’entend à chaque coin de rue. Certains admettent qu’ils tiennent cette confiance du fait que, jusqu’ici, les Ukrainiens n’ont visé que des installations militaires, le pont de Crimée mis à part. Kiev le considère comme un objectif au regard de son importance stratégique. Affirmer son absence de peur est aussi une forme de serment de loyauté au pouvoir russe, dans cette ville dont Vladimir Poutine a dit qu’elle était "la capitale patriotique de la Russie". La quasi-totalité des conversations avec les habitants de la ville se termine invariablement par un "tout va bien se passer", dès que l’on commence à aborder les conséquences sur la région de l’intensification des attaques ukrainiennes.  

Sur cette affiche prise en photo fin septembre 2023 à Sébastopol, on peut lire sous la photo de Vladimir Poutine : "L'Occident n'a pas besoin de la Russie. Nous avons besoin de la Russie." (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

"L’objectif de Poutine après 2014, était de montrer que les gens vivaient mieux en Crimée russe qu’en Crimée ukrainienne, explique le politologue et géographe russe, aujourd’hui exilé en Lettonie, Dmitri Orechkine. C'est pourquoi beaucoup d'argent y a été investi. La Crimée est l'un des sujets les plus subventionnés de la Fédération de Russie, poursuit-il. Poutine a fait de la Crimée une vitrine, une carte postale qu’il a envoyée au monde pour montrer comment il se débrouillait bien." Chez de nombreux Russes, la péninsule est synonyme de pays de cocagne, de plages de sable fin et de camps de vacances.   

"L’Ukraine reviendra ici. Ce sera difficile, mais cela arrivera"

En bientôt dix ans d'occupation russe, la Crimée s'est vidée de la plupart des partisans du camp ukrainien. Ils sont rares, ceux qui comme Lioudmila, une sexagénaire croisée dans la rue, osent dire qu'ils espèrent que la Russie sera vaincue. "L'Ukraine reviendra ici, prophétise-t-elle. Je le sais depuis le premier jour. Ce sera difficile, mais cela arrivera. Nous l'espérons. Nous l'attendons avec impatience", chuchote-t-elle à mi-voix en regardant autour d'elle. La famille de Lioudmila, qui vivait majoritairement à Kiev, est aujourd'hui dispersée aux quatre coins de l'Europe. "Je voulais partir, explique-t-elle. Mais le Covid est arrivé. Puis la guerre est arrivée. Et maintenant personne ne va nulle part. Mais ça va être très chaud ici. Très chaud. Je n’y pense même pas".  

Beaucoup ne veulent pas y penser effectivement, mais l’ambiance est quand même à la méfiance, voire à la paranoïa. "Vous voulez vraiment que je vous parle de cela ?, nous lâche un homme que nous avons croisé à Kertch et que nous tentions d’interroger sur les attaques, qui ont visé le pont de Crimée. Que pensez-vous que le FSB va dire de cela ? Il ne faut pas parler de cela, c’est un délit pénal maintenant !" , termine-t-il en faisant allusion à la loi, qui punit toute "discréditation des forces armées".

À Sébastopol, un chauffeur de taxi nous a réprimandé parce que nous avions pris une photo d’un navire militaire ancré en plein milieu de la ville, avant de nous demander si notre téléphone pouvait envoyer la position de ce bateau. Il a finalement conclu : "De toute façon, les Américains ont leurs satellites, qui peuvent lire jusqu’à ma plaque d’immatriculation."  

Les Tatars de Crimée, victimes de la répression du pouvoir 

Cette ambiance a ses victimes également, les Tatars de Crimée. Habitants autochtones de la Crimée, majoritairement musulmans. Déportés vers l’Asie centrale sous l’URSS, beaucoup sont revenus s’installer dans leur berceau. Depuis l’annexion de 2014, à laquelle elle s’est opposée, la communauté est dans le viseur des forces de sécurité. "Notre liste des prisonniers politiques en Crimée comprend actuellement 186 personnes, dont plus de 120 sont des Tatars de Crimée", nous explique dans son bureau de Simferopol,  Lilya Gemeji, une avocate qui défend certains de ces prisonniers. Elle nous reçoit en nous expliquant, qu’elle est désormais "juriste", les autorités russes l’ayant privée de sa licence d’avocate, comme d’autres de ses confrères.   

Lilya Gemeji (ici dans son bureau à Simferopol, le 21 septembre 2023), défenseure des Tatars de Crimée, a été privée de sa licence d'avocate par les autorités russes. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

"Depuis le déclenchement de la guerre, nous constatons des perquisitions quasi-quotidiennes dans des logements de Tatars de Crimée pour des motifs complètements farfelus, poursuit-elle. J’analyse également les commentaires, qui sont postés sur les réseaux sociaux par les soi-disant patriotes. Et je constate qu’ils ont de plus en plus souvent un caractère, que l’on pourrait qualifier d’incitation à la haine interethnique." Lilya Gemeji cite encore les conditions de détention, "qui se sont considérablement durcies, alors qu’il est de plus en plus difficile d’accéder aux prisons." D’après elle, de nombreux Tatars ont fui la péninsule ces derniers mois, vers l'Ouzbékistan et le Kazakhstan principalement.  

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Cette répression passe sous les radars de la plupart des habitants, qui préfèrent bien souvent ne pas "s’intéresser à la politique", comme disent les Russes pour ne pas avoir à prendre position sur un sujet délicat. L’immense majorité de ceux que nous avons interrogés affirment, que malgré la suspension des liaisons aériennes, malgré les fermetures récurrentes du pont de Crimée pour cause d’attaque, malgré les raids, rien n’a changé. Alexei, un chauffeur routier, bénévole pour l'armée à ses heures, affirme même que les touristes sont toujours là. "En juillet, mon fils était à Artek (un camp de vacances pour jeunes proche de Yalta, célèbre depuis l'époque soviétique), nous explique-t-il. Et cet été, comme toujours tous les camps de vacances de la Crimée étaient pleins. Personne n’a peur", explique-t-il dans un sourire.  

Moins de touristes cet été 

Pourtant, les bus sont moins nombreux sur le pont de Crimée depuis que des contrôles, parfois interminables, sont imposés avant de le passer. Le ravitaillement de la région est perturbé depuis que l’ouvrage est interdit aux poids lourds, après qu’un camion bourré d’explosifs l’a sérieusement endommagé le 8 octobre 2022.

Sur un parking surchauffé à l’écart de Kertch, Boris et ses collègues chauffeurs attendent depuis trois jours un ferry, qui ne vient pas, à cause du vent. Il a apporté des matériaux de construction et tente de rentrer vers le continent. "Il n’y a pas de douche, pas de toilettes, explique-t-il d’un air las. Il y a très peu de bateaux, et les véhicules de l’armée passent avant nous. On va peut-être rester là une semaine." L’autre solution serait de rentrer par le nord, à travers les territoires nouvellement occupés. Une solution plus dangereuse, "et plus chère, insiste un autre chauffeur. On paie le diesel jusqu’à 80 roubles le litre en Crimée, quand on le payait seulement 50 il y a six mois."  

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Les plages d'Eupatoria, sur la côte ouest de la Crimée, sont quasi désertes en ce mois de septembre 2023. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

Sur les plages de la côte ouest, là non plus, on ne cherche pas beaucoup à embellir la réalité. Mikhail, le gardien d'une plage privée d'Eupatoria, nous ouvre la porte des toilettes en expliquant qu'il doit le faire lui-même dorénavant "parce que les femmes qui s'en occupaient ont été licenciées. La saison n’est pas terminée, il fait beau, et il n’y a personne", se lamente-t-il devant ses transats vides. "Mais ce n’est pas seulement ici, c’est pratiquement pareil sur toutes les plages."

 Non loin de là, Natalia tente d'améliorer sa retraite en vendant des excursions dans son petit kiosque posé sur le front de mer. "La saison a été assez difficile, confirme-t-elle. Il y avait moins de monde. Et même l’humeur des gens était différente. Tout le monde sait bien dans quel état nous sommes. Il y a la guerre. Et c‘est pour ça bien sûr que peu de gens viennent."  

"Vous êtes Français ? On ne veut pas de vous ici"

Un peu plus loin, plus au nord, d'autres plages sont carrément fermées. Le secteur a fait l’objet de plusieurs attaques de drones et de missiles ces derniers mois, visant notamment des bases et des batteries anti-aériennes russes. Kiev a même revendiqué une opération commando sur le sol de Crimée non loin de là. La gardienne de la plage d’un hôtel nous interpelle : "Vous êtes français ? On ne veut pas de vous ici. Vous nous bombardez." Nous repartons un peu plus loin, mais buttons sur un check-pointtenu par deux militaires, armes automatiques en bandoulière. L'armée a installé des barbelés directement sur le sable et interdit le passage le long de la mer. Le sémaphore voisin est recouvert de filet de camouflage, transformé en poste d’observation.   

Pour Dmitri Orechkine, la Crimée, qui était le symbole de la politique du coup de force du Kremlin est en train de devenir son boulet. "Poutine y joue très gros, estime le politologue, et je doute fort qu'il puisse en sortir victorieux. Bien sûr, cela dépend beaucoup de l'Ukraine et du soutien de l'Occident à l'Ukraine. Mais je pense que la Crimée est déjà devenue un problème non seulement pour ses habitants, mais aussi pour la population russe en général. Poutine avait fait de la Crimée un objet d'exposition et il s'avère maintenant que ce merveilleux jouet aux couleurs chatoyantes ne fonctionne pas. Toute cette propagande risque de se retourner contre lui."  

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