L'espace Schengen résistera-t-il à la crise migratoire ?
L'Allemagne a réinstauré temporairement des contrôles aux frontières, avec l'Autriche principalement, pour freiner l'afflux de migrants venus chercher l'asile. Une décision qui fragilise l'espace Schengen.
Il y a "urgence", reconnaît la Commission européenne. La décision de Berlin de réintroduire provisoirement des contrôles à ses frontières pour faire face à l'afflux de migrants pousse l'Union européenne à s'accorder rapidement sur un plan de répartition des nouveaux arrivants. Mais elle fragilise aussi l'un des piliers de la construction européenne, en freinant la libre circulation des personnes, instaurée par les accords de Schengen. Explications.
C'est quoi, déjà, l'espace Schengen ?
"Schengen", du nom d'une petite ville du Luxembourg, désigne l'accord sur la suppression des contrôles aux frontières européennes, signé le 14 juin 1985. A l'époque, les trois Etats du Benelux (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg), déjà liés par un accord de libre circulation, paraphent un texte commun avec l'Allemagne de l'Ouest et la France. Ils instaurent le principe de libre circulation des marchandises et des personnes entre les pays signataires. Toute personne entrée sur l'un des territoires nationaux peut circuler d'un pays à l'autre sans passeport et sans subir de contrôle. En contrepartie, les contrôles aux frontières extérieures de l’espace doivent être renforcés.
Lire notre article : L'espace Schengen pour les nuls
Entrés en vigueur en 1995, les accords de Schengen sont l'un des piliers de l'intégration européenne, au même titre que l'euro. Mais, comme la zone euro, l'espace Schengen ne compte pas exactement les mêmes membres que l'UE. Aujourd'hui, il rassemble 26 Etats : 22 membres de l'UE auxquels s'ajoutent, hors union, l'Islande, la Norvège, la Suisse et le Liechtenstein.
Qu'est-ce que cela apporte aux Européens ?
L'instauration de l'espace Schengen a changé le quotidien de quelque 400 millions d'Européens. Parmi eux, les travailleurs frontaliers sont les premiers concernés. "Ce matin, plus de 300 000 Français ont passé une frontière, sans faire la queue à la douane, pour se rendre sur leur lieu de travail", souligne Yves Bertoncini, le directeur de l'institut Jacques Delors. "C'est la raison pour laquelle l'espace Schengen a été créé : la fluidité de mouvement des populations et des marchandises. Il fallait notamment faciliter la circulation de milliers de routiers", rappelle-t-il.
En outre, l'espace Schengen a permis de renforcer la coopération policière et judiciaire entre les Etats, soutenue par le Système d'information Schengen (SIS). Le SIS facilite l'échange d'informations concernant des personnes (criminels recherchés, étrangers non admis sur un territoire) et des objets (véhicules volés, armes, faux billets, contrefaçons). "Cette coopération fonctionne très bien. D'ailleurs les Britanniques, qui ne sont pas membres de Schengen, tiennent quand même à participer au SIS", ajoute-t-il.
Qu'est-ce qui ne fonctionne pas, alors ?
Les faiblesses du système de Schengen apparaissent surtout en période de crise. C'est le cas aujourd'hui, avec, "d'un côté, la crainte d'un terrorisme qui a frappé récemment des pays européens et, de l'autre, un conflit qui pousse des centaines de milliers de Syriens à fuir leur pays", analyse Yves Bertoncini.
"L'espace Schengen nécessite une confiance mutuelle entre les pays membres, il signifie 'leurs frontières sont nos frontières'", poursuit l'expert. Or, trois pays, l'Italie, la Grèce et la Hongrie, se sont retrouvés débordés par un afflux massif de migrants. Cette pression migratoire a rendu la surveillance des frontières compliquée, surtout pour l'Italie et la Grèce, qui font face à l'arrivée de milliers de migrants par la Méditerranée.
En outre, ces pays du sud et de l'est de l'Europe sont soupçonnés de ne pas toujours respecter les accords de Schengen, qui engagent chaque Etat ayant une frontière avec un pays non-membre de l'espace Schengen à contrôler les entrées et à enregistrer les demandes d'asile. Les autorités de ces pays auraient laissé passer les migrants, dont la plupart préfèrent se diriger vers des pays plus prospères comme l'Allemagne et le Royaume-Uni.
Pourquoi l'Allemagne rétablit-elle les contrôles aux frontières ?
L'Allemagne a parfaitement le droit de rétablir temporairement des contrôles aux frontières. La convention d'application de l'accord de Schengen, signée en 1990, comporte une "clause de sauvegarde" qui autorise un Etat signataire à rétablir des contrôles à ses frontières, "durant une période limitée", et "lorsque l'ordre public ou la sécurité nationale l'exigent".
Lire notre article : Oui, un pays de l'espace Schengen peut rétablir des contrôles à ses frontières
Contrairement à ce que peut laisser croire sa décision, Berlin ne remet pas en question les règles de l'espace Schengen. "L'Allemagne est au centre de l'Europe, elle exporte énormément. Elle n'a pas intérêt à se refermer", analyse Yves Bertoncini. Le vice-chancelier allemand, Sigmar Gabriel, a d'ailleurs justifié ce recours à la clause de sauvegarde en expliquant que le problème n'était "pas en premier lieu le nombre de réfugiés, mais la rapidité avec laquelle ils arrivent". Il a également dénoncé "l'inaction européenne dans la crise des réfugiés", qui "a aussi conduit entre-temps l'Allemagne aux limites de ses capacités".
Le rétablissement des contrôles remplit donc un double objectif. "D'abord, il y a une manœuvre de gestion de crise", estime Yves Bertoncini. Après avoir affiché sa capacité à accueillir 800 000 réfugiés en 2015, l'Allemagne veut ralentir un afflux massif, difficile à gérer dans un temps si court. Ensuite, il s'agit d'exercer une forme de pression diplomatique sur l'Union européenne et les autres pays de l'espace Schengen. "Mais l'Allemagne, qui prend plus que sa part dans l'accueil des réfugiés, utilise aussi un moyen de pression pour pousser ses voisins à plus de solidarité", poursuit l'expert.
Y a-t-il eu des précédents ?
La France a déjà pris les mêmes mesures provisoires à plusieurs reprises. Une première fois, en invoquant un risque pour sa sécurité intérieure, après les attentats de 1995. Une autre fois, en 2011, lorsque, après le "printemps arabe", quelque 25 000 personnes avaient débarqué en Italie, en provenance de Tunisie et de Libye. Rome leur avait délivré des titres de séjour temporaires, leur ouvrant ainsi les portes du reste de l'espace Schengen et de la France voisine, provoquant une crise diplomatique entre la France et l'Italie.
Depuis 2011, des contrôles aux frontières ont également été rétablis à 11 reprises, selon le décompte du Monde, principalement pour des raisons de sécurité liées à l'accueil de réunions internationales ou d'événements sportifs.
L'espace Schengen n'est-il pas fragilisé par cette décision ?
Si, c'est possible, car l'influente Allemagne impose son rythme dans la gestion de ce dossier, qui concerne toute l'Union européenne. Lorsqu'elle tend la main aux réfugiés, ses voisins la suivent. Quand elle se referme sur elle-même, ils sont tentés d'en faire autant. L'Autriche, qui avait accepté d'accueillir des milliers de réfugiés, dans le sillage de Berlin, a par exemple fermé sa frontière avec la Hongrie lundi 14 septembre.
Voir notre carte : Quelles sont les frontières qui se dressent sur la route des migrants ?
En France, le gouvernement appelle au respect scrupuleux des règles de Schengen. Mais la décision allemande, qui peut ressembler à un revirement, a ouvert grand la porte aux détracteurs de l'espace Schengen, qui vont multiplier les appels à réformer, voire enterrer les accords qui le régissent. Marine Le Pen a saisi l'opportunité. "Voilà des dirigeants qui se sont lancés dans des grandes déclarations généreuses et qui sont déjà au bout de quelques heures submergés par l'appel d'air provoqué précisément par ces bonnes intentions", a-t-elle affirmé, lundi.
Que va-t-il se passer à présent ?
"Il y a deux façons de sortir de cette crise de confiance", analyse Yves Bertoncini : le repli sur les frontières nationales, que défend notamment le Front national, ou "l'européanisation des contrôles aux frontières extérieures de l'espace Schengen". Cette deuxième solution consiste à renforcer la coopération européenne, en installant des "hotspots", centres d'accueil des réfugiés et de contrôle des frontières en Hongrie, en Italie et en Grèce, principaux pays d'entrée des réfugiés dans l'Union européenne. L'idée, qui a la préférence de Berlin et de Paris, a progressé, lundi soir, lors d'un conseil extraordinaire des ministres de l'Intérieur de l'UE. Rome et Athènes ont donné leur accord à cette proposition. Reste à convaincre la Hongrie, qui campe encore sur son refus catégorique d'héberger de tels centres.
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