"Ces femmes sont traumatisées" : au Liban, des travailleuses migrantes abandonnées et bloquées sous les frappes israéliennes
Dina* était en train d'étendre du linge sur le balcon lorsqu'elle a entendu la première détonation ce matin-là, jeudi 10 octobre. "Il devait être 7h45. La première frappe n'a pas fait beaucoup de bruit, mais je me suis enfuie car les bombardements n'ont pas cessé ensuite", raconte au téléphone cette Soudanaise, qui ne souhaite pas mentionner son identité par sécurité. Depuis 2019, Dina est employée de maison chez des familles aisées de Beyrouth. Ce jour-là, elle se trouvait chez l'une d'entre elles, dans le quartier chiite de Basta, un secteur central de la capitale libanaise, connu pour ses antiquaires et ses boutiques d'objets chinés dans le monde entier.
"Je me suis retrouvée à la rue, sans aucune aide", raconte-t-elle, sans préciser ce que sont devenus ses employeurs. Alors que l'armée israélienne pilonne le quartier, Dina cherche de l'aide auprès des autorités libanaises, mais raconte avoir été refoulée des abris officiels mis en place pour héberger les quelque 1,2 million de personnes déplacées depuis l'offensive israélienne lancée dans le pays fin septembre. Elle trouve finalement de l'aide auprès de l'ONG Kafa, qui lutte contre la violence et l'exploitation des êtres humains. La voilà mise à l'abri dans un refuge dans la banlieue de Beyrouth. Elle soupire et explique : "Je vis au jour le jour, heure par heure. Je n'essaye même pas de penser au futur."
Des femmes exploitées et démunies
Selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), 170 000 travailleurs migrants résident au Liban. La majorité sont des femmes employées de maison, originaires de Sierra Leone, d'Ethiopie, du Sri Lanka, du Soudan, du Bangladesh ou des Philippines. Avec la guerre, elles se sont retrouvées bien souvent livrées à elles-mêmes. Certains employeurs "partaient mais laissaient leurs employés de maison dans la rue, sans les emmener avec eux ou, pire, les enfermaient dans la maison pour s'assurer qu'elle [soit] gardée pendant qu'ils allaient chercher la sécurité ailleurs", a décrit auprès de l'Agence France-Presse Mathieu Luciano, le chef de l'OIM au Liban.
La situation de ces femmes est d'autant plus précaire que leur statut est lié à leur employeur dans le cadre du système de la "kafala" qui régit la main-d'œuvre étrangère. Cette organisation, dont le nom signifie "parrainage" en arabe, permet à des employeurs, via des agences de recrutement, d'avoir recours à des travailleurs étrangers à des prix inférieurs à ceux du pays. Lors de leur arrivée au Liban, ces femmes se voient confisquer leur passeport par la Sûreté générale à l'aéroport, qui le remet ensuite aux employeurs, les privant de toute liberté de mouvement, dénonce Kafa.
Selon plusieurs ONG de défense des droits humains, les "parrains" jouissent ainsi d'"un pouvoir total sur la vie des travailleuses domestiques en ce qui concerne leur statut juridique, leur emploi, leurs soins de santé, leur logement et leur vie privée", explique auprès de franceinfo Ghina al-Andary, responsable du plaidoyer au sein de l'organisation Kafa. En 2020, le gouvernement libanais a tenté de réformer la "kafala", en créant un contrat garantissant des droits pour les travailleurs étrangers, mais le projet a été rejeté en raison de l'opposition du syndicat des employeurs, développe L'Orient-Le Jour.
"Nous avons des témoignages de femmes victimes d'abus physiques, psychologiques et sexuels. Le système de la 'kafala' s'apparente à de l'esclavage. Il est permis par le racisme et le sexisme imprégnés dans la société libanaise."
Ghina al-Andary, responsable du plaidoyer au sein de l'ONG Kafaà franceinfo
Sans droits, ces femmes peuvent être privées de salaire ou toucher une somme inférieure à celle annoncée lors de leur embauche. "Au début, ça se passait plutôt bien. Mais dès que la crise économique s'est aggravée, les tensions ont commencé avec les familles qui ne voulaient plus me payer", illustre la Soudanaise Dina. "Quand je suis arrivée en 2011, je pensais travailler dans une famille, mais on m'a forcée à travailler dans un restaurant presque jour et nuit pour 125 dollars (environ 115 euros) par mois", raconte à franceinfo Rumaja, une travailleuse migrante bangladaise. Après un an de travail éprouvant, la jeune femme de 29 ans a été contrainte de fuir son employeur, laissant derrière elle son passeport et son permis de résidence. Elle a fui vers le sud du Liban, dans la région de Msayleh, désormais cible des frappes israéliennes.
Des refuges de fortune et des consulats fermés
Dans le chaos de la guerre, ces femmes ne peuvent pas non plus compter sur les autorités de leur pays d'origine. Au Liban, de nombreux pays d'Afrique subsaharienne ne disposent que d'un consul honoraire local qui exerce son rôle bénévolement, rappelle Courrier international. Ces administrations ne délivrent qu'une assistance limitée, si ce n'est aucune prise en charge du tout. Les ONG soupçonnent également le gouvernement libanais de refuser l'accès des migrants aux refuges officiels afin de privilégier les déplacés de nationalité libanaise. Dans un communiqué, le ministre sortant des Affaires sociales libanais a rejeté "les accusations de discrimination" entre les déplacés.
"Ces femmes sont traumatisées, et elles ne peuvent même pas appeler les autorités car elles se trouvent en situation irrégulière et ont peur d'être expulsées", rajoute auprès de franceinfo Jeanne d'Arc Hobeika, coordinatrice de projets pour l'ONG Migrants and Services Development. Début octobre, cette ONG a construit un abri de fortune dans le couvent des Sœurs de la Charité à Ghosta, un petit village perché au nord-est de Beyrouth.
"Nous hébergeons une centaine de personnes, dont des femmes enceintes, des enfants. Beaucoup sont traumatisées, ont vu leur logement être bombardé, ont tout perdu."
Jeanne d'Arc Hobeika, coordinatrice de projets pour Migrants and services developmentà franceinfo
L'ONG a mis en place des groupes de soutien psychologique pour que les personnes puissent confier ce qu'elles ont vécu depuis le début de la guerre, mais aussi avant. "Un homme a raconté qu'il ne dormait plus le soir, parce qu'il a vu des gens se faire détruire lors des explosions de bipeurs", illustre Jeanne d'Arc Hobeika. Les 17 et 18 septembre, des explosions simultanées visant les appareils de communication de membres du Hezbollah ont fait plus de 37 morts et des milliers de blessés dans le pays. "Des enfants demandent à rentrer chez eux, ils ne veulent plus rester au refuge loin de leurs jouets, à plusieurs dans une même chambre", reprend l'humanitaire.
Déa Hage Chahine a mobilisé tous ses amis, début octobre, lorsqu'elle a vu la file de femmes s'étirant devant le consulat de Sierra Leone à Beyrouth. Engagée dans la reconstruction de la capitale depuis les explosions du port de Beyrouth en 2020, la jeune Libanaise est parvenue en peu de temps à louer un ancien hangar qu'elle a transformé en abri temporaire. "A ce jour, nous hébergeons 150 femmes de nationalité sierra-léonaise et bangladaise. Seules deux ont un passeport", décrit-elle. Elle a lancé des appels aux dons et récolté de la nourriture, des couvertures, du matériel médical.
"Beaucoup de gens ont voulu nous aider : on a reçu de l'argent, de la nourriture, des matelas. On a de quoi payer l'eau et l'électricité."
Déa Hage Chahine, bénévole auprès de travailleuses migrantesà franceinfo
"Un ami nous prête aussi sa cuisine professionnelle pour les repas", explique-t-elle au téléphone. Cette mise à disposition a permis d'organiser des activités pour les réfugiées et de leur redonner un semblant de routine. "On a établi 10 groupes de 15 personnes. Chaque jour, un groupe est responsable des repas, cela donne des responsabilités", développe Déa Hage Chahine. La bénévole se félicite aussi d'avoir réussi à enclencher un processus de rapatriement pour des femmes sierra-léonaises. "Si tout se passe bien, le consul viendra dans quelques jours pour leur délivrer des laissez-passer", explique-t-elle.
Elle s'attend toutefois à ce que de nouvelles femmes continuent d'arriver au refuge ces prochains jours, et espère que l'abri ne sera jamais visé. Depuis le toit du hangar, "on peut voir la fumée des bombardements. On est vraiment à deux minutes des frappes", décrit-elle. Et ajoute : "Aujourd'hui, c'est le bourdonnement des drones au-dessus de nos têtes qui est incessant."
* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée.
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