Guerre Israël-Hamas : comment le bilan palestinien sur le nombre de morts dans la bande de Gaza est-il établi ?
Plus de 10 800 personnes ont été tuées depuis le début de l'offensive israélienne dans la bande de Gaza, affirme le ministère de la Santé local, mercredi 8 novembre. Ces chiffres, toutefois, sont utilisés avec prudence par les médias internationaux, car ils sont impossibles à confirmer de manière indépendante. Surtout, ils émanent d'une administration contrôlée par le Hamas, au pouvoir depuis 2007 dans l'enclave palestinienne et dont la branche armée a fait 239 otages et au moins 1 400 morts lors d'attaques en Israël, le 7 octobre. Si l'emprise du mouvement islamiste soulève des doutes légitimes à leur endroit, les principales organisations de l'ONU jugent néanmoins ces données cohérentes.
Le Croissant-Rouge palestinien (PRCS) est le principal service médical d'urgence dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, où il prend en charge 35% des interventions. Il fournit des données sur le nombre de morts et de blessés, aux côtés d'autres acteurs de santé. "Le centre de répartition, c'est-à-dire la ligne centrale pour les ambulances et les secours, ouvre un dossier lors de chaque intervention", explique la porte-parole de l'organisation, Nebal Farsakh. L'ambulance envoie une notification lors de la prise en charge du patient, puis une autre après le transfert à l'hôpital. Les noms, l'âge et la destination sont notamment consignés.
Les victimes du conflit sont répertoriées dans une base informatique mise en place par le ministère de la Santé gazaoui. Ce "registre central des martyrs" – c'est son nom – est nourri directement par les différents acteurs publics de santé. Le 5 novembre, à la mi-journée, les équipes du PRCS avaient ainsi signalé 2 861 décès et 8 877 blessés dans la bande de Gaza, selon ses données mises en ligne (document PDF). Ces chiffres comprennent les décomptes des morts dans les hôpitaux al-Qods et al-Hamal – situés dans la ville de Gaza et à Khan Younès – car ces deux structures sont gérées par l'organisation. Les établissements privés, eux, doivent faire parvenir sous 24 heures un formulaire au ministère, selon une méthodologie mise en ligne fin octobre.
"Une situation sans comparaison possible"
Comme ses confrères, Youssef Al-Aqqad, directeur de l'Hôpital européen de Khan Younès, enregistre depuis le 7 octobre les noms et les numéros d'identité des morts. "Quand nous ne les connaissons pas, nous écrivons 'anonyme n°1', 'n° 2', etc." Il évoque des corps parfois démembrés ou noircis, au point que les proches eux-mêmes sont incapables de les identifier. Cette question est pourtant importante, car elle soulève "des questions légales [comme les successions], et religieuses". Les victimes, dans le rite musulman, doivent en effet être inhumées dans les 24 heures.
Youssef Al-Aqqad, en tout cas, évoque une situation "sans comparaison possible" avec les précédents épisodes de bombardements, affirmant que les capacités d'accueil de la plupart des établissements de santé sont désormais largement dépassées. L'Hôpital européen, dit-il, a accueilli 78 blessés lundi 6 novembre, soit une journée relativement clémente.
"Lors du précédent conflit, nous avions l'habitude de recevoir une dizaine de patients à la fois. Mais désormais, une centaine de blessés peuvent arriver au même moment."
Youssef Al-Aqqad, directeur de l'Hôpital européen de Khan Younèsà franceinfo
"Nous n'avons plus aucune place disponible", déclare à franceinfo Medhat Abbas, responsable de l'hôpital al-Shifa de Gaza et directeur général du ministère de la Santé. "Des personnes mortes sont étendues sur le sol, aux côtés de patients lourdement blessés. Certains ont dû être amputés sans anesthésie." L'afflux de victimes est important, mais il assure que "le personnel du département d'urgence est entraîné à comptabiliser les cas remontés par les hôpitaux".
La fiabilité des chiffres du ministère mise en cause
Depuis le 7 octobre, de fait, les bilans du ministère de la Santé sont la seule source disponible à l'échelle de la bande de Gaza. Cela fait déjà des années que ces chiffres sont repris par les différentes organisations internationales et les médias, y compris israéliens. Mais l'explosion survenue à l'hôpital al-Ahli, le 17 octobre, a relancé les interrogations sur les chiffres communiqués par le Hamas. Le mouvement avait rapidement évoqué une frappe israélienne soldée par la mort de 500 personnes, révisant le bilan à 471 victimes le lendemain. Plusieurs sources occidentales ont ensuite privilégié l'hypothèse d'une roquette palestinienne, et le renseignement américain avait évoqué entre 100 et 300 morts.
"Je ne nie pas que des civils soient tués, y compris de nombreux enfants. Tout ceci est vérifiable. (…) Mais les responsables de santé qui sortiraient du rang en donnant aux journalistes autre chose que le bilan sur lequel le Hamas souhaite communiquer s'exposeraient à de graves conséquences", a écrit sur X (ex-Twitter) Luke Baker, ancien chef du bureau de l'agence Reuters à Jérusalem entre 2014 et 2017. Des remarques qui font bondir Medhat Abbas.
"Nous n'avons rien à voir avec le Hamas, nous sommes des professionnels de santé. Je parle au nom des hôpitaux, des collègues, des patients et des blessés."
Medhat Abbas, responsable de l'hôpital al-Shifa et directeur général du ministère de la Santéà franceinfo
L'Autorité palestinienne, qui administre la Cisjordanie, "conserve toujours des liens étroits avec les services de santé (…) à Gaza", malgré l'arrivée au pouvoir du Hamas dans l'enclave en 2007, souligne pour sa part l'agence AP.
L'affaire de l'hôpital al-Ahli, par la suite, a pris un tour plus politique. Au détour d'une conférence de presse, le 25 octobre, le président américain Joe Biden a affirmé qu'il n'avait "aucune confiance dans le chiffre utilisé par les Palestiniens". "Après cette déclaration, nous avons publié la liste de toutes les personnes tuées, avec leur nom et leur numéro d'identité, tiré de leur carte d'identité ou de leur acte de naissance", explique Medhat Abbas, confirmant le lien entre les propos du président et cette publication. La liste publiée fin octobre comportait les noms de 6 747 personnes et 281 lignes d'anonymes. Elle ne précisait pas si des combattants ou des otages retenus par le Hamas figuraient parmi les victimes.
Le bilan palestinien s'est encore alourdi depuis. L'UNRWA, l'agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, a déjà annoncé la mort de 92 de ses 13 000 employés présents dans la bande de Gaza. "Nous n'avons jamais eu autant de collègues tués", souligne la porte-parole de l'organisation, Juliette Touma. "C'est un bilan sans précédent dans le monde pour notre agence, mais également pour toutes les Nations unies." Le ratio de décès parmi les agents, poursuit-elle, est cohérent avec les chiffres du ministère pour l'ensemble de la population, estimée autour de 2,2 millions d'habitants dans le territoire. "Cela suggère que les chiffres communiqués par le ministère de la Santé sont relativement précis, déclare-t-elle. Il ne s'agit pas d'une confirmation, mais d'une indication."
"Un reflet raisonnablement précis de la situation"
Le moment venu, le Haut-Commissariat aux droits de l'homme (OHCHR) pourra mettre en place une commission d'enquête de l'ONU, afin d'obtenir un bilan indépendant. "Nous n'avons pas encore vérifié toutes les informations publiées par le ministère durant cette escalade des hostilités", précise à franceinfo la porte-parole de l'organisation, Liz Throssell. Dans sa note méthodologique, l'OHCHR explique que ses agents, dans la mesure du possible, doivent confirmer leurs informations auprès de "deux sources indépendantes et fiables". Mais les coupures de communications et de courant représentent des "défis logistiques", alors que les bombardements se poursuivent.
Liz Throssell ajoute toutefois que les premières "informations que nous sommes en train de collecter confirment le nombre de victimes actuellement fourni par le ministère". Le bilan des autorités gazaouies pourrait même être sous-évalué, ajoute-t-elle, car il n'intègre pas les morts qui n'ont pas été conduits à l'hôpital, et ceux qui se trouvent toujours sous les décombres. L'OHCHR, de fait, considère ces données "comme un reflet raisonnablement précis de la situation sur le terrain". Il justifie sa position par son expérience des précédents conflits, rappelant que ses évaluations ont toujours été similaires aux bilans communiqués par le ministère.
Lors de l'offensive israélienne dans l'enclave palestinienne, en 2021, le ministère avait annoncé 260 morts, contre 256 pour l'ONU. Sept ans plus tôt, en 2014, Gaza en avait recensé 2 310, contre 2 251 selon l'UNRWA. Un fonctionnaire international, sous couvert d'anonymat, explique à franceinfo que certains écarts peuvent être liés à des décès finalement causés par des roquettes palestiniennes, ou à l'impossibilité de vérifier formellement une occurrence. Reste à savoir si ces évaluations ministérielles sont toujours aussi fiables que par le passé, au regard de la guerre sans précédent lancée depuis plus d'un mois.
Un porte-parole du Pentagone américain a reconnu, lundi 6 novembre, que le nombre de morts dans la bande de Gaza "se [comptait] par milliers". Mais en attendant la publication de bilans internationaux, franceinfo continuera de citer les chiffres du ministère, tout en précisant qu'ils ne peuvent pas être confirmés de manière indépendante dans l'immédiat. Les débats sur ce décompte macabre ne doivent, quoi qu'il en soit, pas faire oublier l'ampleur des bombardements, largement documentée. "Dans ce flux d'informations, nous devenons de simples nombres", résume auprès franceinfo le journaliste palestinien Rami Abujamus. "Mais derrière ces milliers de morts, il y a autant d'histoires."
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