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Enquête franceinfo Des camps de prisonniers jihadistes à l'apprentissage de la "vie classique", le long chemin des enfants rapatriés de Syrie

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Après leur rapatriement depuis les camps de jihadistes en Syrie, les femmes sont placées en garde à vue ou présentées à un juge d'instruction, tandis que les enfants sont confiés, par l'intermédiaire de l'ASE, à des familles ou des structures d'accueil. (ELLEN LOZON / FRANCEINFO)
Depuis la chute du groupe terroriste Etat islamique en Syrie, la France rapatrie au compte-gouttes les mineurs retenus dans des camps. A leur retour commence un long parcours pour qu'ils puissent s'insérer dans un quotidien d'enfant plus ordinaire.

Cet article a été initialement publié en octobre 2022. Il est republié le 24 janvier 2023 après une nouvelle opération de rapatriement d'enfants et de femmes qui se trouvaient dans les camps du nord-est de la Syrie.


Comme tous les mercredis à 11h45, en ce doux début d'automne, Adil* jaillit de l'école et court vers Myriam*, sa grand-mère. Le petit garçon de 5 ans aux yeux bruns rieurs vit chez la septuagénaire. Sur le chemin du retour à la maison, il sautille. En apparence, rien ne le distingue de ses petits camarades. Pourtant, Adil a vécu en Syrie dans des camps de prisonniers jihadistes du groupe Etat islamique (EI). Il n'est arrivé en France que depuis un an et demi. En matière de rapatriement, Paris applique la doctrine du "cas par cas". Mais la France infléchit sa politique depuis   une condamnation de la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), mi-septembre.

Ainsi, un nouveau rapatriement, avec 15 femmes et 40 enfants, a eu lieu dans la nuit du mercredi 19 au jeudi 20 octobre. Au début du mois, le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, dénombrait 217 mineurs revenus de zone irako-syrienne, dont 77 nés sur place . Adil était l'un d'eux. Il a vu le jour en 2017, deux ans après le départ de sa mère pour la Syrie. Aujourd'hui, cette trentenaire française est mise en examen pour association de malfaiteurs terroriste et placée en détention provisoire. Le père d'Adil, combattant de l'EI, est mort avant sa naissance.

Un garçon "ravi de découvrir l'école"

Une fois arrivé chez sa grand-mère, le garçonnet se précipite dans sa chambre.  "A, B, C, D..." Il est fier de réciter les lettres de l'alphabet collées sur son tableau magnétique blanc. "Il était ravi de découvrir l'école et a trouvé des copains", commente sa grand-mère. Adil est inscrit au foot et s'essaie au patinage. Sa grand-mère prévoit de l'emmener au cirque et au théâtre. "Il est un peu vif, mais très intelligent", glisse Myriam, qui déploie toute son énergie pour son petit-fils. "Il aime bien m'aider. Je lui ai créé un petit coin de jardinage, il a semé des graines", poursuit-elle en désignant le pourtour de sa maison. Un décor bien loin des camps où il a transité avec sa mère.  "Il n'a pas été blessé mais il est arrivé en mauvais état de santé", relate Myriam.

"Ils ont connu les bombardements, la vie sous les tentes, les scorpions, le froid, la faim, la maltraitance des gardes envers les familles, l'absence de soins médicaux."

Myriam*, grand-mère d'un enfant rapatrié

à franceinfo

"Leurs souvenirs de la Syrie, ce seront les barbelés. Ces camps sinistres dans lesquels ces enfants sont restés des années parce que la France a refusé de les rapatrier", souligne Marie Dosé, avocate qui défend plusieurs familles concernées, dont celle de Myriam.

Adil a conservé des séquelles physiques de cette vie : il lui manque des dents. "Et il a cette hyperactivité", note sa grand-mère. Au début de son placement, il avait peur des hommes, "parce que les soldats tapaient sa mère""Mais il ne fait pas de cauchemars", assure Myriam. Le petit garçon est suivi de près et les rendez-vous s'enchaînent chez le dentiste, la pédopsychiatre, le psychomotricien... auxquels s'ajoutent des échéances administratives particulières pour ces enfants souvent sans état civil.

Des enfants polytraumatisés

Tout commence à l'arrivée  sur le sol français. Quand les retours sont programmés, les avions atterrissent soit sur la base aérienne de Villacoublay (Yvelines), soit à l'aéroport de Roissy (Seine-Saint-Denis). Dans ces départements, les services de la justice, de la protection de l'enfance, de la santé ou encore de l'Education nationale sont alors mobilisés. La prise en charge est spécifique, strictement encadrée par des instructions interministérielles  (PDF), sous l'égide du Parquet national antiterroriste, qui assure le  "s uivi centralisé" de ces mineurs, selon les termes d'une circulaire datant du mois d'avril. Le texte prévoit des bilans somatique et médico-psychologique, et parfois psychomoteur, orthophonique et neuropsychologique. Des tests ADN, pour établir la filiation de l'enfant, sont effectués.

"Ces enfants n'ont pas reçu de vaccins. Certains ont des maladies graves non diagnostiquées. D'autres des parasitoses, des problèmes bucco-dentaires... Ils peuvent avoir de gros troubles du langage", constate Nicolas Bosc, médecin-psychiatre à l'hôpital Avicenne de Bobigny. L'établissement, situé en Seine-Saint-Denis, a pris en charge plus d'une centaine de mineurs rapatriés depuis 2017. Les professionnels ont trois mois pour les évaluer, puis les oriente vers le C entre médico-psychologique (CMP) de leur secteur. "Mais ils sont saturés, il y a parfois un an d'attente", soupire Nicolas Bosc. Son service suit donc une cinquantaine d'enfants.

Tous les professionnels s'accordent à dire que la grande majorité de ces enfants sont polytraumatisés. Même si "chacun est différent", Nicolas Bosc observe des symptômes communs, tels que des troubles du sommeil et de l'alimentation. L'hyperactivité en fait aussi partie. "Il y a de l'excitation, beaucoup de colère, de la tristesse... Leurs réponses émotionnelles sont inadaptées", liste-t-il. Chez certains, le médecin relève aussi une  "hypervigilance".  "Chez les ados, on a beaucoup de problèmes d'identité", poursuit le médecin, qui précise que la moitié des enfants accueillis ont moins de 6 ans.  "L'arrivée en France n'est pas la fin de leurs difficultés", insiste Nicolas Bosc.

Le "relais thérapeutique" de la famille d'accueil

Ce trajet vers la France, Adil s'en souvient bien. "On a pris l'avion et on a regardé un film", résume-t-il. Ce dont il ne parle pas, c'est la séparation avec sa mère sur le tarmac de l'aéroport. Depuis le début des rapatriements, les femmes s'attendent à cette échéance, qui n'en reste pas moins douloureuse. "Ma fille a dit à son fils : 'Maman va aller en prison.' Un enfant n'est jamais préparé à cela", confie Myriam une fois qu'Adil est reparti jouer. 

Les séparations sont d'autant plus difficiles que les mères entretiennent une relation fusionnelle avec leurs enfants. "Pendant des années, ils étaient peau à peau, comme une kangourou et son petit", compare Myriam. Aujourd'hui, Adil appelle encore sa mère "oummi" ("maman"), le seul mot d'arabe dont il se rappelle. Il lui rend régulièrement visite au parloir, ou bien en présence d'une éducatrice. Il lui apporte ses cahiers d'école.

"La séparation avec la mère est un traumatisme dont on ne peut nier l'existence."

Clélie Pellottiero, inspectrice de l'Aide sociale à l'enfance (ASE) de Seine-Saint-Denis

à franceinfo

"Dans les camps, la mère est la seule figure d'attachement pour l'enfant, tout en étant celle qui l'a amené là", explique Muriel Crebassa, coordinatrice du tribunal pour enfants de Versailles. Face à ce rôle "ambivalent", les sentiments de l'enfant le sont aussi souvent.

A leur arrivée sur le sol français,  les femmes sont placées en garde à vue ou présentées à un juge d'instruction, tandis que les enfants sont confiés, par l'intermédiaire de l'ASE, à des familles ou des structures d'accueil. "Elles sont la pierre angulaire de l'accompagnement au quotidien. Avec des hauts et des bas, en fonction de la situation", développe  Clélie Pellottiero, inspectrice de l'ASE de Seine-Saint-Denis.  "La famille d'accueil est un relais thérapeutique", confirme le psychiatre Nicolas Bosc. 

Myriam aussi salue leur travail délicat. Avant de s'installer chez elle, son petit-fils a vécu un an dans une famille d'accueil, avec laquelle il a gardé contact. "Elle lui a donné de l'amour, Adil en avait besoin", détaille la grand-mère. Néanmoins, son avocate Marie Dosé met en garde :  "Il ne faut pas laisser un enfant investir affectivement trop longtemps une famille d'accueil qu'il va devoir quitter ensuite." C'est la raison pour laquelle, lorsque les grands-parents, oncles ou tantes peuvent les accueillir, elle représente un lien transitoire. 

Des visites médiatisées régulières

"La famille d'accueil a joué le jeu et fait comprendre que la vie chez elle était temporaire", témoigne Viviane*, qui a recueilli avec son mari Michel* ses trois petits-enfants rapatriés de Syrie en 2019. Le couple  désigne une photo dans un cadre sur une étagère. "Le jour des retrouvailles... C'était exceptionnel. Ils se sont jetés dans nos bras. Ils étaient bien préparés", explique leur grand-mère maternelle, émue. On lit le bonheur sur les visages. Ils portent leurs trois petits-enfants qui avaient alors 1 an, 3 ans et 5 ans.   "La dernière fois qu'on avait vu l'aîné, il avait 6 mois", précise la sexagénaire. Peu de temps après, sa fille avait rallié le groupe Etat islamique avec son bébé et son mari. Les deux autres enfants sont nés en Syrie. La mère est morte en 2018. Le père est en prison. 

La première rencontre, organisée plusieurs mois après le retour de la fratrie, a duré deux heures, en présence d'une référente de l'ASE et d'une éducatrice. "On a joué avec les aînés. La petite dernière, il a fallu plus de temps pour l'apprivoiser... On avait apporté des photos de leur maman, des peluches et des bonbons", se remémore Viviane.  La deuxième visite médiatisée est organisée quinze jours plus tard. "Les enfants nous ont appelés papi et mamie ! Cela se passait bien, donc la référente de l'ASE a accéléré les choses", rapporte-t-elle. Les rencontres d'une demi-journée se succèdent. Puis ils passent les vacances scolaires chez leurs grands-parents, jusqu'à ce que leur placement soit ordonné par le juge des enfants, près d'un an après leur arrivée. "Depuis, on est devenus des 'parents grands-parents'", sourit-elle.

"Du temps pour cheminer"

Une fois de plus, le protocole obéit à un cadre strict. U ne ordonnance de placement provisoire est prononcée dès la descente d'avion. Puis, le juge des enfants, saisi par le parquet compétent, organise une  première audience, deux à trois semaines après le retour. Des mesures judiciaires d'investigation éducative sont lancées et confiées à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).  Il faut notamment s'assurer que la famille élargie n'adhère pas aux thèses de l'Etat islamique, comme l'explique une juge des enfants parisienne Viviane a ainsi eu trois entretiens avec les services de la PJJ, avant de les recevoir à domicile. "Ils voulaient voir les futures chambres des enfants, savoir si on était en capacité de les accueillir, connaître notre histoire", détaille-t-elle.

Un rapport est réalisé et une deuxième audience est organisée, au bout de six mois environ, pour décider de maintenir ou lever le placement de l'enfant. "Il faut du temps pour cheminer. La décision du juge des enfants s'adapte à l'évolution de chaque situation. On voit ce qui va dans son intérêt", précise la coordinatrice du tribunal pour enfants de Versailles, Muriel Crebassa. Si Myriam, Viviane et Michel ont des ressources physiques et financières pour accueillir les enfants, ce n'est pas le cas de tous les grands-parents. "Certains enfants placés voient leur famille élargie une fois par mois et le vivent très bien", assure Nicolas Bosc.

"C'est ton histoire, tu ne dois pas en avoir honte"

"Aujourd'hui, ces enfants veulent récupérer le train en marche. Rien ne laisse penser qu'ils sont des 'bombes à retardement'", poursuit le psychiatre, en référence aux propos tenus par François Molins en 2018. Le magistrat s'en est expliqué  sur BFMTV, mais l'expression est restée ancrée. "Quelques-uns ont vu des exactions et une infime minorité ont été entraînés comme enfants-soldats", souligne Nicolas Bosc. Mais on est loin des "lionceaux du Califat", l'image voulue par la propagande jihadiste de l'Etat islamique. "Le contexte fait que ce ne sont pas des enfants comme les autres, mais il n'est pas question de leur coller une étiquette", insiste Clélie Pellottiero, rappelant que beaucoup "vont bien, quand d'autres vont plus mal".

"L'objectif est de permettre la réinscription de ces enfants dans une vie classique, loin de la violence qu'ils ont pu connaître dans les camps."

Clélie Pellottiero, inspectrice de l'ASE

à franceinfo

"Les enfants ont besoin de temps pour parler et évoquer la réalité qu'ils ont connue", renchérit l'inspectrice de l'ASE. C'est ce qui s'est passé avec l'aîné des petits-enfants de Viviane et Michel, aujourd'hui âgé de 8 ans.  "On ne lui a jamais posé de questions. On attendait qu'il en parle. Il s'est confié pendant une promenade, sur sa vie dans le camp. Il se souvenait d'un pays en guerre, des 'boum'. Il sait qu'il était en Syrie. Le reste viendra quand il en aura besoin", estime Viviane.

En attendant, son passé n'est pas ébruité. Dans les établissements scolaires, hormis la direction et l'enseignant, personne ne sait d'où viennent ces enfants. Viviane a dit à son petit-fils : "C'est ton histoire. Tu ne dois pas en avoir honte, mais tu n'es pas obligé de raconter." Myriam a fait de même avec Adil : "Autant lui dire la vérité. Il n'y a aucune raison de banaliser son histoire. Il faut qu'il se l'approprie avec sérénité."

* Les prénoms ont été modifiés. Certaines indications géographiques ne sont pas mentionnées par sécurité pour les personnes interrogées.

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