Présidentielle en Russie : l’offensive ultraconservatrice, l’autre guerre de Vladimir Poutine

L'autocrate russe, dont la réélection est déjà écrite, se présente en grand défenseur de la famille et des valeurs traditionnelles, en opposition à un Occident plus libéral, volontiers dépeint comme décadent.
Article rédigé par Valentine Pasquesoone
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Temps de lecture : 9min
Le président russe, Vladimir Poutine, lors d'une réunion avec des familles recevant l'Ordre de la gloire parentale, le 29 juillet 2023 à Saint-Pétersbourg (Russie). (ALEXANDER KAZAKOV / AFP)

Les mots sont prononcés pour la Journée internationale des droits des femmes, vendredi 8 mars. A l'approche de l'élection présidentielle en Russie, Vladimir Poutine tient à rendre hommage aux femmes de son pays – en particulier, à celles qui sont devenues et qui deviendront mères. "Vous avez certainement le pouvoir d'améliorer ce monde avec votre beauté, votre sagesse et votre générosité. Mais, surtout, avec le plus grand don que la nature vous a offert : le fait d'avoir des enfants." Le dirigeant russe, en lice pour une réélection déjà écrite, poursuit sur la "priorité absolue" qu'est la famille, "la chose la plus importante pour une femme".

L'allocution, suivie par la chercheuse Alexandra Novitskaya, incarne selon elle le tournant toujours plus conservateur de l'autoritaire leader du Kremlin. La spécialiste de l'Institut Kennan sur la Russie et l'Eurasie, au centre Wilson à Washington (Etats-Unis), a relu avec des collègues l'ensemble des discours de Vladimir Poutine pour les journées internationales des droits des femmes. Son constat est clair. 

"Il n’a jamais été aussi traditionnel dans le passé. Le 8 mars, il a vraiment tenu des propos très traditionalistes."

Alexandra Novitskaya, chercheuse à l'Institut Kennan sur la Russie et l'Eurasie

à franceinfo

A l'heure de l'élection présidentielle, l'autocrate se présente comme un fervent défenseur d'une vision conservatrice, traditionaliste de la famille et de la société. Une idéologie érigée en part intégrante de l'identité russe, en opposition frontale avec le libéralisme et le progressisme dans les pays occidentaux. En s'adressant à la nation fin février, Vladimir Poutine a prôné ces "valeurs traditionnelles", qui feraient de la Russie l'un des bastions contre un Occident dépeint comme dépravé. "Nous voyons ce qui se passe dans certains pays, où les normes de la morale sont consciemment détruites, a-t-il avancé. Des peuples entiers sont conduits à l'extinction et à la dégénérescence." 

Un glissement progressif vers le conservatisme

Les discours d'aujourd'hui marquent une rupture avec les mots du passé. Comme le souligne le magazine américain Foreign Affairs, Vladimir Poutine avait un visage bien plus modéré en accédant au pouvoir au tournant des années 2000. "Il y a vingt ans, Poutine était davantage libéral", confirme Alexandra Novitskaya. Au fil des années, "un changement s'est opéré dans sa rhétorique". 

Pour la chercheuse, une bascule conservatrice intervient entre 2011 et 2012. Le dirigeant russe, après deux mandats présidentiels et quatre années à la tête du gouvernement, se représente pour la fonction suprême. Un vaste mouvement de protestation prend forme après les élections législatives de 2011, marquées par des accusations de fraude massive. Vladimir Poutine est toutefois réélu l'année suivante pour un nouveau mandat de six ans. "C'est à ce moment-là que le pays a pris un virage conservateur, beaucoup plus autoritaire." A l'époque, le Parlement russe adopte une loi interdisant la diffusion de "propagande sur des relations sexuelles non traditionnelles" auprès de mineurs. Puis, en 2014, un Livre blanc de politique publique sur la famille est adopté en Russie. "Les valeurs traditionnelles sont pleinement affirmées. Elles y font figure de véritable priorité de l'Etat", observe l'historienne russe Marina Simakova, citée par la revue de géopolitique Le Grand Continent.

A travers ses recherches, Alexandra Novitskaya a remarqué un autre tournant, cette fois à l'approche de l'invasion russe de l'Ukraine. Dès 2021, sur un ton très conservateur, "Poutine a commencé à parler de 'libertés de genre'. Il commentait les questions d'identité de genre, tenait des propos transphobes", énumère la spécialiste de ces sujets en Russie. L'autocrate, selon elle, a multiplié ces commentaires "pour parler de changements qui avaient lieu dans des pays occidentaux". Une nouvelle manière de critiquer l'Occident et de défendre, en contraste, une certaine idée de la Russie. Une façon, aussi, "d'accroître le sentiment anti-occidental" au sein de la population, dans la perspective d'une offensive vers Kiev. 

Combattre l'Occident et justifier la guerre en Ukraine 

Après plus de deux ans de guerre, la défense des valeurs traditionnelles reste au cœur des politiques du Kremlin. Le sujet est l'un des thèmes centraux de la campagne pour la réélection de Vladimir Poutine, souligne Ksenia Luchenko, chercheuse du programme Europe élargie au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR). Avec ces propos, "il se présente comme le père de la nation, celui qui protège les familles, les enfants de l'influence d'un Occident immoral, décrypte la spécialiste. Cela lui donne une bonne image." 

"Le régime doit montrer à quel point l’Occident est mauvais, et pourquoi. L’Occident est décrit comme immoral, comme apportant des valeurs étrangères. Il chercherait à détruire les familles traditionnelles. La Russie doit donc les protéger."

Ksenia Luchenko, chercheuse au Conseil européen pour les relations internationales

à franceinfo

Le Kremlin en profite pour museler encore plus les voix critiques du pouvoir, celles qui, justement, portent des valeurs libérales. Pour les autorités, elles ne sont plus que des "agents de l'étranger". Vladimir Poutine "aspire en outre à devenir le visage d'un réseau international de l'extrême droite, poursuit Ksenia Luchenko. L'influence de la Russie [à l'étranger] repose sur ce conservatisme. Ils s'opposent tous ensemble à cet Occident immoral." 

Le pouvoir russe, enfoncé dans une guerre qui s'enlise en Ukraine, doit aussi expliquer pourquoi il envoie tant d'hommes au front et à la mort. Le conservatisme et la rhétorique anti-occidentale aident à justifier l'invasion. Dans les discours, le conflit en Ukraine reste présenté comme une nécessité – contre l'influence occidentale et pour la défense des valeurs russes. "Les Russes se battent pour protéger leur pays, leur identité et leur indépendance vis-à-vis de l'Occident", appuie Ksenia Luchenko. Une homélie de Kirill, patriarche de l'Eglise orthodoxe russe, incarne cette vision existentielle de la guerre. "Dans le Donbass [dans l'est de l'Ukraine], il y a un rejet fondamental des soi-disant valeurs proposées aujourd'hui par ceux qui prétendent au pouvoir mondial", a-t-il déclaré en mars 2022. Dénonçant par la même occasion les défilés "de la fierté gay".  

Les personnes LGBT+ et les femmes ciblées 

Avec la guerre et ces diatribes contre l'Occident, les personnes LGBT+ sont devenues des "cibles clés" en Russie, pointe Ksenia Luchenko dans un article publié sur le site de l'ECFR. L'an dernier, la chercheuse a observé une nette hausse des "lois à caractère idéologique", visant à la fois les minorités sexuelles et de genre, mais aussi les femmes. Fin 2022, l'interdiction de la "propagande sur des relations sexuelles non traditionnelles" a été élargie à l'ensemble des publics et secteurs culturels. Une loi a interdit les soins et opérations d'affirmations de genre, tout en empêchant l'adoption d'enfants par des personnes transgenres, rapporte l'organisation Human Rights Watch. Enfin, la Cour suprême russe a qualifié d'"extrémiste" un supposé "mouvement international LGBT"

"Cette désignation a ouvert la voie à des poursuites arbitraires contre les personnes LGBT+", alerte Tanya Lokshina, directrice adjointe de la division Europe et Asie centrale à Human Rights Watch. Elle met aussi en danger "toute personne exprimant sa solidarité à l'égard de ces personnes, ou dénonçant les discriminations qu'elles subissent". L'impact de cette décision est déjà visible : fin janvier, une femme est restée cinq jours en détention pour avoir porté des boucles d'oreilles aux couleurs de l'arc-en-ciel, rapporte Human Rights Watch. D'autres Russes ont dû verser des amendes après avoir posté un drapeau arc-en-ciel sur les réseaux sociaux. 

Afficher un symbole "extrémiste" peut entraîner jusqu'à 15 jours de détention, puis jusqu'à quatre ans de prison en cas de récidive, rappelle l'ONG. Les membres (ou les donateurs) d'organisations jugées "extrémistes", quant à eux, risquent jusqu'à 12 ans de prison. En quelques mois, au moins trois groupes de soutien aux personnes LGBT+ ont mis fin à leurs activités. A cela s'ajoutent des descentes de police dans des clubs LGBT+. 

"La situation est devenue désastreuse. Il n’y a pas une personne LGBT+ qui peut se sentir en sécurité en Russie aujourd’hui. Beaucoup quittent le pays."

Tanya Lokshina, directrice adjointe de la division Europe et Asie centrale à Human Rights Watch

à franceinfo

L'offensive ultraconservatrice vise aussi le droit à l'avortement, sur fond de crise démographique. Le recours à l'IVG est dépeint comme un "problème aigu" par le pouvoir, qui avance un lien sans fondement entre avortement et démographie, rapporte Le Monde. Des cliniques privées ne pratiquent plus d'IVG dans certaines régions, et d'autres territoires bannissent "l'incitation à l'avortement". A certains endroits, l'accès à la contraception d'urgence se complique. 

Le féminisme est à son tour qualifié d'extrémiste. Début 2023, des députés ont déposé une loi s'opposant à la "propagande de l'idéologie childfree", soit le choix de ne pas avoir d'enfant. Un autre mouvement qualifié de "destructeur", relève Le Monde. Autant d'acquis rognés pour la défense de la démographie russe et d'une supposée identité traditionnelle du pays. Le bellicisme du Kremlin se dessine derrière ces discours. "Ils veulent des familles avec de nombreux enfants, des enfants ensuite élevés en patriotes, pointe Tanya Lokshina. Des enfants qui donneront ensuite leur vie pour leur pays." 

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