Déontologie en politique : la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, une instance "sous dotée" pour assurer pleinement ses missions
Elle est née il y a dix ans, d'une volonté présidentielle de "moraliser la vie politique". Le 10 avril 2013, François Hollande annonçait la création de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), dans le sillage de l'affaire Cahuzac. La HATVP, autorité administrative indépendante, devait alors remplacer la commission pour la transparence de la vie financière, en palliant notamment à son manque de moyens. Objectif affiché : assumer une fonction de contrôle de la vie politique et de certaines personnes chargées de missions de service public (ministres, parlementaires, certains hauts fonctionnaires et exécutifs locaux, etc.).
Dix ans plus tard, d'autres scandales ont fait grincer des dents. L'un des derniers en date concerne l'ancien ministre délégué aux PME, Alain Griset, condamné le 4 janvier à la suite d'une déclaration de patrimoine incomplète. Le 20 décembre, la démission surprise de Jean Rottner de la présidence de la région Grand Est pour rejoindre le cabinet de conseil et promoteur immobilier Réalités a également ému. Ce passage du secteur public au privé, parfois appelé "pantouflage", a fait naître des craintes de conflits d'intérêts. Mais la HATVP, notamment chargée de prévenir ces conflits, a pourtant donné un avis favorable, malgré des réserves, à la reconversion de l'ancien élu. Outre sa mission de "contrôle des mobilités entre secteurs public et privé", l'Autorité doit aussi, détaille son rapport d'activité, "assurer le contrôle du patrimoine et des intérêts des responsables publics", et "réguler la représentation d'intérêts", c'est-à-dire le lobbying. Un travail colossal, qui se heurte à plusieurs limites.
"Si une déclaration est incomplète, elle ne peut pas s'en rendre compte"
En début et en fin de mandat, c'est la HATVP qui se charge de valider et vérifier les déclarations de patrimoine des membres du gouvernement, puis de les rendre publiques. L'un des objectifs est notamment de vérifier qu'aucun enrichissement illicite n'a eu lieu pendant l'exercice de la fonction. Pour prévenir les conflits d'intérêts, elle examine également des déclarations où doivent figurer des informations telles que la profession du conjoint ou les différentes activités exercées au long de la vie. Dix-sept mille responsables publics sont concernés par ces obligations déclaratives.
Mais comment s'assurer que les déclarants lui remettent une déclaration "exacte, sincère" et surtout, comme l'exige la loi, "exhaustive" ? Pour le patrimoine, elle peut s'appuyer sur ses liens avec le fisc. Concernant les déclarations d'intérêts, qui lui sont envoyés en début de fonction ou de mandat, "son contrôle ne s'effectue que sur ce qui a été effectivement déclaré. Si une déclaration est incomplète, elle n'a pas vraiment les moyens de s'en rendre compte", déplore Jean-François Kerléo, professeur de droit et vice-président de l'Observatoire de l'éthique publique.
En cas de manquements constatés, elle ne peut pas prononcer de sanction directe, mais peut solliciter le pouvoir judiciaire. La HATVP a ainsi saisi la justice, le 29 novembre, pour des soupçons de fraude fiscale, après avoir repéré des "minorations" dans la déclaration de l'ancienne ministre déléguée chargée des Collectivités territoriales, Caroline Cayeux, qui a depuis démissionné. Aurait-elle pu s'en apercevoir plus tôt ? "On ne peut que déplorer qu'il ait fallu tout ce temps pour mettre au jour une situation. Caroline Cayeux n'est pas issue de la société civile : conseillère régionale, sénatrice, maire, ministre, elle est dans la machine politique depuis longtemps", écrit Tris Acatrinei, fondatrice du Projet Arcadie, un média consacré à l'observation de la vie parlementaire. La journaliste estime que l'instance "ne se donne pas toujours les moyens" nécessaires au contrôle des déclarations.
"Certes, il peut y avoir des trous dans la raquette au niveau législatif, mais la HATVP pourrait aussi se sortir les mains des poches !"
Tris Acatrinei, fondatrice du Projet Arcadieà franceinfo
"Une immense majorité des élus et responsables publics respectent leurs obligations déclaratives", répond le président de la HATVP, Didier Migaud. Pour une "minorité" de cas, 55 sur 15 574 déclarations reçues en 2021 selon son rapport d'activité, qui ne remettent pas leurs déclarations dans les temps, la HATVP souhaiterait avoir "la possibilité d'infliger des amendes administratives, de la même façon qu'une contravention pour le Code de la route". "On pourrait aller plus loin, et mettre une amende en cas de déclaration incomplète, suggère Tris Acatrinei. Les chômeurs qui ne déclarent pas correctement leur situation à pôle emploi ne sont-ils pas inquiétés ?"
"Peut-être faut-il s'interroger sur le fait d'étendre le périmètre des exigences de la transparence pour permettre à la HATVP d'opérer un contrôle plus juste", abonde Béatrice Guillemont, chercheuse au sein du Centre d'études et de recherches comparatives sur les Constitutions, les libertés et l'Etat (Cerccle) de Bordeaux et autrice d'une thèse sur le droit de la probité.
Un ex-ministre des Transports au service d'un constructeur de voitures à hydrogène
Pour les responsables publics, la fin d'un mandat peut aussi être l'occasion de passer du service de l'Etat au secteur privé, comme Jean Rottner, souvent avec la perspective d'un salaire plus élevé. Concernant ces mobilités, la HATVP peut se pencher sur le cas de 20 000 agents publics, les autres fonctionnaires étant contrôlés par leur propre hiérarchie. En cas de changement de secteur, elle est chargée de vérifier "si l'activité envisagée pose des difficultés de nature pénale ou déontologique" et d'y donner ensuite une réponse favorable, ou pas.
Certains de ses avis interrogent. Si elle a refusé que Jean-Baptiste Djebbari, ex-ministre des Transports, se reconvertissent chez l'armateur CMA-CGM, elle a accepté "avec réserves" qu'il rejoigne la société Hopium, qui fabrique des voitures à hydrogène. Cette dernière "n'a pas bénéficié de subventions publiques attribuées par le ministère des Transports, explique Didier Migaud. En revanche, dans le cas de CMA-CGM, elle a considéré que le risque déontologique était bien plus fort, l'entreprise en question étant un acteur très important du secteur, et au regard des multiples rencontres ayant eu lieu entre le ministre et le directeur général".
L'avis de la HATVP demande aussi à Jean-Baptiste Djebbari qu'il s'abstienne de toute démarche auprès des membres du gouvernement ou des administrations en charge des transports pendant trois ans. Seulement, comment peut-elle s'assurer du respect de ses décisions ? "Nous interrogeons régulièrement les personnes concernées par une réserve", assure Didier Migaud. Il détaille aussi plusieurs manières de contrôler la probité : échanges avec l'entourage professionnel, accès à l'agenda et à certaines informations confidentielles, contrôles sur place, cellule de veille sur les réseaux sociaux…
Un contrôle limité du pantouflage
Son contrôle peut toutefois rapidement se heurter à des limites. Si un ancien haut fonctionnaire n'entreprend pas de démarche directe lui-même auprès d'anciens collègues, comment la Haute Autorité peut-elle s'assurer qu'il ne transmette pas ses contacts à ses collaborateurs et que ces derniers les joignent à sa place ?
"La HATVP dispose de plus de pouvoirs en matière de contrôle des mobilités public-privé que la commission de déontologie de la fonction publique, qu'elle remplace depuis 2019, mais beaucoup de moyens de contourner ses réserves existent."
Jean-François Kerléo, vice-président de l'Observatoire de l'éthique publiqueà franceinfo
Dans certaines situations, les contacts semblent même inévitables. Comment imaginer que Jean Castex, nouveau patron de la RATP nommé à moins de deux ans des Jeux olympiques 2024 à Paris, ne puisse pas s'entretenir avec la Première ministre, Elisabeth Borne, alors que les transports seront une des questions centrales de l'événement ? "Ne pas effectuer de démarches auprès d'anciens collaborateurs, cela ne veut pas dire n'avoir aucun contact, tempère Didier Migaud, cela ne veut pas dire que le président de la RATP ne doit pas rendre de compte à la Première ministre." Mais comment apprécier la teneur de leurs échanges, par exemple, dans les moments informels avant ou après une réunion ?
"Nous ne pouvons pas aller au-delà de ce que la loi nous demande de contrôler, nous nous basons sur un risque pénal ou déontologique fort pour prendre nos décisions", fait valoir Didier Migaud, ajoutant que "les reconversions professionnelles du public au privé ne sont pas interdites par la loi". Le quinquennat d'Emmanuel Macron est même marqué par une forte proportion de pantouflage, comme l'a analysé récemment le journal Le Monde. Une centaine de conseillers ministériels ont rejoint le secteur privé depuis la réélection d'Emmanuel Macron, chiffre le quotidien. "L'important, c'est que ces mobilités soient régulées", poursuit Didier Migaud.
"En réalité, elle ne peut pas les contrôler, juge Tris Acatrinei. Elle ne peut pas mettre un employé derrière chaque ex-responsable public" pour vérifier ses communications et rendez-vous. "Mais les allers-retours public-privé dépassent la HATVP, cela pose la question de quelle activité exercer lorsqu'on quitte la politique. C'est un sujet de société", estime-t-elle.
Une structure "sous dotée" par rapport à ses missions
La HATVP compte 67 membres. "C'est un peu juste", admet Didier Migaud, même si une hausse des effectifs à 71 personnes est prévue en 2023. "A l'heure actuelle, elle est malheureusement sous-dotée pour suivre l'intégralité des avis rendus, particulièrement en matière de mobilité et d'avis de compatibilité avec réserve", observe Béatrice Guillemont. Rien qu'en 2021, selon son rapport d'activité, la HATVP a rendu 307 avis sur des projets de mobilité public-privé, en plus du traitement des 15 500 déclarations de patrimoine et d'intérêts reçues.
Un manque de moyens au regard de la masse de dossiers à traiter qui l'amène parfois à se reposer la société civile. "A défaut d'un pouvoir de sanctions administratives, elle jouit d'un pouvoir dit de 'sanction réputationnelle', précise la chercheuse. On peut considérer que rendre ces décisions publiques, notamment via la publication de rapports spéciaux au Journal officiel, est une forme de mise en garde des responsables publics visés, ainsi qu'une manière d'activer la veille citoyenne", analyse-t-elle.
"L'intérêt de la transparence, c'est notamment que la société civile peut se saisir des déclarations d'intérêts que nous publions et nous alerter."
Didier Migaud, président de la HATVPà franceinfo
L'omission de déclaration d'une dizaine de mandats de l'ancien haut-commissaire aux retraites Jean-Paul Delevoye à la HATVP avait ainsi été révélée par la presse. Une déclaration qui laisse Tris Acatrinei "perplexe". "Cela revient à déléguer le pouvoir de contrôle à ce qu'ils appellent la société civile. Mais de quoi parle-t-on ? Des associations, des journalistes, des individus lambda ? Cela revient un peu à dire 'démerdez-vous'."
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