: Récit Du 1er-Mai à la sanction contre Alexandre Benalla : les 48 heures qui ont provoqué la première crise politique du quinquennat Macron
Même si de nombreuses zones d'ombre subsistent, les témoignages des principaux protagonistes de l'affaire permettent de retracer l'enchaînement des événements de la manifestation et du lendemain.
Des forces de l'ordre qui tabassent des manifestants. Lorsque les images tournées le 1er-Mai en début de soirée, sur la place de la Contrescarpe, à Paris, sont relayées sur les réseaux sociaux, on croit assister à un énième affrontement musclé entre policiers et militants d'extrême gauche. Des scènes devenues habituelles en marge des manifestations qui émaillent ce printemps social animé. Ce jour-là, la vidéo ne passe pas inaperçue, mais ne pèse pas bien lourd face aux images impressionnantes des violences survenues, quelques heures plus tôt, sur le parcours du cortège officiel : McDonalds saccagé, vitrines brisées, voitures incendiées…
La scène qui se déroule sur la place de la Contrescarpe aurait pu définitivement tomber dans l'oubli. Près de deux mois plus tard, un article du Monde la fait remonter à la surface. Avec cette révélation troublante : l'homme casqué à la manœuvre sur les vidéos n'est pas un policier, mais Alexandre Benalla, un proche d'Emmanuel Macron qui travaille comme chargé de mission à l'Élysée. L'information lâchée par le quotidien fait l'effet d'une bombe dans la torpeur estivale d'une France à peine remise du sacre des Bleus. Après une semaine de révélations, les auditions de différents hauts responsables devant les commissions d'enquête parlementaires permettent d'y voir plus clair. Du 1er-Mai à la sanction infligée – mais non publique – à Alexandre Benalla, franceinfo tente de reconstituer l'enchaînement des événements qui ont provoqué la plus importante crise qu'Emmanuel Macron ait à affronter depuis le début de son mandat.
"Des projectiles visent les forces de l'ordre"
Il est environ 19 heures ce mardi 1er-Mai. Quelques dizaines de militants se sont retrouvés pour un "apéro-citoyen" en plein cœur du quartier latin, haut lieu de la contestation de Mai-68. La place de la Contrescarpe se remplit dans le calme, mais les forces de l'ordre veillent. "Une centaine de jeunes, dont certains encagoulés, (...) ont invectivé, bières à la main, les forces de l'ordre en criant 'Tout le monde déteste la police'", note un journaliste de l'AFP, qui précise aussi que "des projectiles visent les forces de l'ordre".
Vers 20h15, des vidéos postées sur Twitter (ici et là) montrent des CRS tenter de maîtriser un jeune homme. Bien qu'il ne paraisse pas représenter un danger, il est roué de coups par deux individus. Détail troublant : ces derniers sont habillés en civil et l'un d'eux porte un casque de protection.
Derrière ces deux silhouettes se cachent Vincent Crase et Alexandre Benalla. Le premier est un gendarme réserviste mobilisé ponctuellement par le commandement militaire de la présidence de la République, par ailleurs employé de La République en marche. Le second, celui qui porte un casque, est Alexandre Benalla, qui occupe les fonctions d'adjoint au chef de cabinet de l'Élysée. Depuis les fenêtres de son appartement, Naguib Michel Sidhom a une vue imprenable sur la place. Ce photographe raconte la scène, qu'il a immortalisée en 141 clichés :
Il n'y avait à mon sens aucun danger. (...) Je ne suis pas certain que ces deux jeunes faisaient partie des manifestants. J'ai l'impression qu'ils étaient là peut-être par hasard.
Naguib Michel Sidhomà franceinfo
Des extraits vidéo montrent pourtant les deux jeunes se munir d'objets sur la table d'une terrasse de café et les lancer en direction des forces de l'ordre. "La fille essaie de saisir une table, elle n'y arrive pas, elle jette une chaise. Son copain se met au milieu de la place, il jette une bouteille, qui arrive sur la tête d'un CRS. Elle reprend des bouteilles, ça arrive sur l'épaule d'un CRS, elle fait des bras d'honneur", assure Alexandre Benalla au Monde, qui confirme toutefois que "ce couple s'enlaçait tendrement au milieu de la place cinq minutes auparavant".
C'est à ce moment-là qu'il décide d'intervenir avec Vincent Crase. Les deux hommes accourent auprès des CRS et semblent leur demander d'interpeller le couple de jeunes. Sur certaines images, Alexandre Benalla est vu portant un brassard de police et manipulant une radio de police. Deux équipements dont on ignore qui les lui a confiés.
"J'étais sur le terrain, je suis venu"
Si Alexandre Benalla et Vincent Crase se trouvent aux côtés des policiers ce jour-là, c'est qu'ils ont obtenu l'autorisation de la préfecture de police d'assister, en tant qu'observateurs, aux opérations de maintien de l'ordre. C'est en tout cas la version avancée par Alexandre Benalla et la présidence. Problème : ni le préfet de police, Michel Delpuech, ni le ministre de l'Intérieur, Gérard Collomb, ne sont au courant. Au sein de la préfecture de police, le patron de la direction de l'ordre public et de la circulation (DOPC), Alain Gibelin, dit lui aussi n'avoir été informé de rien. Pire, selon lui, "Alexandre Benalla ne bénéficiait d'aucune autorisation de la préfecture de police pour être sur cette manifestation".
Alain Gibelin, comme Michel Delpuech, affirment que c'est un contrôleur général de la DOPC, Laurent Simonin, qui a pris l'initiative, sans leur en référer, d'inviter Alexandre Benalla. Ce n'est pourtant pas la version du commandant militaire de la présidence de la République. Selon le général Eric Bio-Farina, interrogé par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, Alain Gibelin et Alexandre Benalla se sont entretenus le 25 avril lors d'un déjeuner de travail sur les équipements à avoir pour participer à la manifestation du 1er-Mai. Ce que confirme l'ancien chargé de mission au Monde : "À la fin de ce déjeuner, il m'a demandé si je venais toujours le 1er mai et si j'avais reçu l'équipement."
Les autorités pouvaient-elle ignorer la présence d'Alexandre Benalla ? Le soir du 1er-Mai, à la préfecture de police, se tient dans la salle de commandement une réunion de débriefing de la manifestation. Une quarantaine de personnes sont présentes, dont le ministre de l'Intérieur, le préfet de police… et Alexandre Benalla. "Vous êtes là ?" lui lance, étonné, Michel Delpuech. "J'étais sur le terrain, je suis venu", lui répond Alexandre Benalla.
Gérard Collomb aussi salue le chargé de mission. Le Canard enchaîné, qui s'appuie sur une note confidentielle de la préfecture de police, évoque même une accolade. Alexandre Benalla affirme de son côté que le ministre le "tutoie", mais lui serre seulement la main. Une attitude qui peut sembler étonnante puisque le ministre de l'Intérieur affirme qu'il ne connaissait pas la fonction de l'intéressé. "Je croyais même qu'il faisait plutôt partie des services de police", déclarera-t-il devant les députés. "Est-ce qu'il sait qui je suis et ce que je fais exactement ? Je n'en suis pas sûr", reconnaît Alexandre Benalla dans Le Monde.
"Je comprends que j'ai fait une faute"
Ce n'est que le lendemain, le 2 mai, que les plus hautes autorités de l'État découvrent le pot-aux-roses. À l'Élysée, un conseiller chargé des réseaux sociaux, Vincent Caure, signale vers 9h15 au directeur de cabinet du président de la République, Patrick Strzoda, que la vidéo de l'intervention d'Alexandre Benalla circule sur internet. Ce dernier convoque "immédiatement" le chargé de mission, qui reconnaît sa présence sur les lieux, la veille.
Je l'ai informé (...) que son comportement fautif était inacceptable et ferait donc l'objet d'une sanction.
Patrick Strzodadevant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale
"C'est là que je comprends que j'ai fait une faute. Il m'annonce qu'il va prendre une sanction à mon égard", lâche Alexandre Benalla au Monde. Ce mercredi-là, Emmanuel Macron se trouve à l'autre bout du monde : en voyage officiel en Australie, il s'apprête à se rendre en Nouvelle-Calédonie. Patrick Strzoda ne l'informe donc pas directement du cas Benalla, mais passe par l'intermédiaire de son supérieur hiérarchique direct : le secrétaire général de l'Élysée, Alexis Kohler. Ce dernier prévient le président, lui indiquant qu'une sanction contre Alexandre Benalla a été proposée.
Le ministre de l'Intérieur Gérard Collomb n'est mis au courant des faits que dans l'après-midi, par le biais de son cabinet, assure-t-il. Idem pour le préfet de police Michel Delpuech, alerté par un conseiller de l'Élysée. À l'instar du président et d'Alexis Kohler, les deux hommes ne notifient pas le procureur de la République des violences commises par le chargé de mission, comme le requiert pourtant l'article 40 du Code de procédure pénale.
Michel Delpuech, constatant que son ministère de tutelle et la présidence sont au courant, considère que "le sujet Benalla est traité par l'autorité hiérarchique dont il dépend". Devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, le premier flic de France assume lui aussi ne pas avoir alerté la justice et renvoie la balle à l'Élysée... qui se justifie, par la voix d'Alexis Kohler : "Je n'avais pas d'éléments qui me permettaient de penser qu'une saisine au titre de l'article 40 était justifiée."
"Je n'en ai jamais parlé avec le chef de l'État"
Quelques heures plus tard, Patrick Strzoda prend sa décision et la communique à Alexandre Benalla : quinze jours avec retenue sur salaire (pour respecter la loi, ce sera finalement une retenue sur ses droits à congés de 2017). Il est en outre "déchargé de l'organisation des déplacements officiels du président", ce qui équivaut à "une rétrogradation", selon le directeur de cabinet. Une "humiliation", pour l'intéressé. Il reste toutefois compétent pour organiser les événements à l'Élysée et continue à assurer la sécurité du couple présidentiel lors de ses déplacements privés. Cette décision, "je l'ai prise seul, en mon âme et conscience", assure Patrick Strzoda. "Je n'en ai jamais parlé avec le chef de l'Etat, qui était à 10 000 km", dit-il. Alexis Kohler, informé par Patrick Strzoda, se chargera encore une fois de prévenir Emmanuel Macron.
C'est moi qui ai confirmé la sanction [d'Alexandre Benalla].
Emmanuel Macrondevant des députés de la majorité
Le lendemain, Patrick Strzoda formalise la mesure disciplinaire par un courrier adressé à Alexandre Benalla. Elle prend effet le 4 mai pour se terminer le 22. L'intéressé assure au Monde être parti en Bretagne durant la majorité de ce laps de temps. Pour l'Élysée comme pour le ministère de l'Intérieur, l'incident est clos. Mais la sanction interne n'a pas fait disparaître les images. Ni les rancœurs, au sein des services de sécurité, liées au rôle de ce jeune homme de 26 ans. Selon lui, il ne faut d'ailleurs pas chercher très loin la source du Monde, qui fait exploser l'affaire le 18 juillet : "Les gens qui ont sorti cette information sont d'un niveau important. Des politiques et des policiers."
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