Six questions pas si bêtes pour tout comprendre à l'affaire Richard Ferrand
Depuis les révélations du "Canard enchaîné", le 24 mai, la polémique enfle autour du ministre de la Cohésion des territoires. Au centre des critiques, une transaction immobilière réalisée en 2011. Franceinfo tente d'y voir plus clair.
Démissionnera ? Démissionnera pas ? La pression s'accentue sur le ministre de la Cohésion des territoires, Richard Ferrand, depuis les révélations du Canard enchaîné sur l'avantage dont aurait bénéficié sa compagne, lors d'une transaction immobilière en 2011.
Vous ne comprenez rien à cette affaire qui jette une ombre sur le souci de "moralisation" de la vie publique revendiqué par le président, Emmanuel Macron ? Franceinfo tente de vous aider à y voir plus clair.
Comment a débuté cette affaire ?
Le lièvre a été levé par Le Canard enchaîné. Dans son édition du 24 mai, l'hebdomadaire satirique révèle les dessous d'une affaire immobilière remontant à début 2011. A l'époque, Richard Ferrand est directeur général des Mutuelles de Bretagne, un organisme à but non lucratif. L'ensemble du bureau du conseil d'administration des Mutuelles, raconte Le Canard enchaîné, choisit alors "à l'unanimité" de louer un nouveau local, destiné à un centre de soins à Brest, à une société civile immobilière (SCI), nommée Saca, pour un loyer annuel de 42 000 euros.
Petite curiosité, cette SCI n'existe pas encore légalement. Elle "n'est même pas encore propriétaire des surfaces qu'elle propose à la location" et sa future gérante, l'avocate Sandrine Doucen, qui a fait une très bonne affaire, est la compagne de Richard Ferrand. "Fort de [cet] accord financier, Sandrine Doucen peut passer la vitesse supérieure", explique l'hebdomadaire satirique.
L'avocate enregistre sa SCI au capital de 100 euros avec un ami de Richard Ferrand (une SCI doit compter au moins deux associés) qui investit "un euro pour acheter une action, pendant que Sandrine Doucen s'offre les 99 autres". Quelques mois plus tard, elle achète les locaux brestois et obtient un prêt "d'un peu plus de 402 000 euros", soit 100% du prix d'achat ainsi que les frais de notaire : un "traitement réservé aux acquéreurs qui disposent d'un locataire dont les revenus sont garantis, précise Le Canard. Cette location lui finance la totalité de l'achat, détaille l'hebdomadaire.
En outre, "les lieux seront entièrement rénovés – et sans contrepartie – aux frais des Mutuelles, pour un montant de 184 000 euros", poursuit Le Canard.
Ce contrat immobilier est-il illégal ?
Pour l'instant, la justice considère que non. A la suite des révélations du Canard, le parquet national financier (PNF) a fait savoir qu'il ne comptait pas ouvrir d'enquête préliminaire. "A la lecture du Canard enchaîné et au vu de l'article 705 du Code de procédure pénale" qui énumère les infractions qu'il couvre, "les faits évoqués à ce stade n'entrent pas dans le champ de compétence du PNF", précise une source proche du dossier à l'AFP. De son côté, le procureur de Brest a annoncé avoir "procédé à une analyse juridique pour déterminer s'il devait se saisir et diligenter une éventuelle enquête". Et il a conclu, dans un communiqué publié le 26 mai, qu'il n'y avait pas matière à poursuivre.
Aucun des faits relatés n’est susceptible de relever d’une ou plusieurs qualifications pénales permettant d’ouvrir une enquête préliminaire.
Le parquet de Brestpar communiqué
Mais de nouvelles informations viennent jeter le trouble. Un avocat mêlé à cette affaire, Alain Castel, dénonce dans Le Parisien, lundi 29 mai, un "enfumage" de la part de l'actuel ministre de la Cohésion des territoires. Cet ancien bâtonnier désormais à la retraite déclare que, le 23 décembre 2010, "la promesse de vente du bien incriminé a été signée par Richard Ferrand et comportait une condition suspensive, liée à un bail à venir des Mutuelles de Bretagne et à la composition d'une SCI". Il s'étonne aussi que Richard Ferrand n'ait pas fait acheter l'immeuble par la mutuelle puisque le bien a "largement fructifié" avec les travaux. Et enfin, il se demande si le contrat liant les Mutuelles de Bretagne à la SCI de la compagne de Richard Ferrand "a été soumis" à un commissaire aux comptes, comme prévu par le Code de la mutualité en cas de conflit d'intérêts.
Autant d'accusations rejetées dans Le Télégramme par l'actuelle directrice générale des Mutuelles de Bretagne, Joëlle Salaün. Les commissaires aux comptes n'ont pas été avisés, explique-t-elle au quotidien, parce que "nous n'y étions pas tenus juridiquement. Les deux conditions qui l'imposaient [un prix supérieur à celui constaté sur le marché et un lien juridique entre Richard Ferrand et sa compagne] n'étaient pas remplies. Toute la procédure a été respectée à la lettre. Tout était parfaitement légal." Le commissaire au compte, joint par le quotidien régional, affirme, lui aussi, qu'"il n'y a pas de problème de légalité".
"Le président d'une entreprise peut tout à fait décider de louer des locaux à sa petite amie ou à son fils ou sa fille, si c'est au prix du marché", précise à franceinfo l'avocat Thibault du Manoir de Juaye, spécialiste du droit des sociétés. Sur le principe, la convention est juridiquement valable. Elle a été soumise à autorisation du conseil d'administration. Je ne pense pas du tout qu'on soit sur la base d'une annulation de convention, d'un abus de bien social ou de choses de ce genre. Si c'était le mieux-disant et que c'était donc dans l'intérêt des Mutuelles de Bretagne de louer à la compagne de Richard Ferrand, c'est normal qu'elles l'aient fait."
Y a-t-il eu "enrichissement personnel" ?
Au-delà de la stricte légalité, y a-t-il eu, pour parler clair, "conflit d'intérêts", voire "enrichissement personnel" ? Dans Le Parisien, l'avocat Alain Castel accuse frontalement : "J'ai tout de suite compris la manœuvre (...). Richard Ferrand allait louer l'immeuble à la mutuelle et il allait s'enrichir avec tous les travaux à la charge de celle-ci. Il faut appeler un chat un chat."
Richard Ferrand se défend de tout conflit d'intérêts, a fortiori d'enrichissement personnel. "Je ne suis ni marié ni pacsé avec Sandrine Doucen, affirme-t-il au Parisien. Avec ma compagne, nous ne vivons pas sous le régime matrimonial. Nous n'avons pas de patrimoine commun. On peut se séparer demain, chacun gardera ses biens. Je ne suis pas parti de l'affaire." Raison pour laquelle, selon lui, le commissaire aux comptes n'a pas été "interrogé".
Y a-t-il un rapport avec l'emploi de son fils ?
Il n'y a pas de lien direct entre les deux histoires, sinon la page commune qui leur a été consacrée dans Le Canard enchaîné. Le député du Finistère a employé son fils comme collaborateur parlementaire en 2014, comme la loi l'y autorise. Selon les informations de franceinfo, Emile Ferrand, 23 ans à l'époque, s'est occupé de rédiger la lettre d'information bimestrielle du député, de mettre à jour son blog et son compte Facebook, et de réserver des trains.
Pour ces tâches, le fils de Richard Ferrand a perçu 776,03 euros net en janvier pour 27 heures par semaine, 1 266,16 euros net en février, mars, avril pour 35 heures par semaine et 2 222 euros en mai. Ce dernier montant, plus élevé, s'explique par le solde de tout compte : congés, prime de précarité, 13e mois.
Rien d'illégal, puisqu'il n'est pas interdit à un parlementaire d'embaucher un membre de sa famille. Mais, comme l'a montré l'affaire Fillon, ce népotisme autorisé est de plus en plus mal supporté par l'opinion. Premier chantier du nouveau gouvernement Philippe, auquel appartient Richard Ferrand, la loi de moralisation de la vie publique devrait interdire les emplois familiaux pour les parlementaires.
Comment réagit la classe politique ?
Sur l'air du "deux poids, deux mesures", la droite dresse un parallèle avec les accusations d'emplois fictifs qui ont empoisonné la campagne présidentielle de François Fillon. Jeudi 25 mai, l'une des porte-parole des Républicains, Valérie Debord, jugeait sur franceinfo qu' "on ne peut pas avoir été pendant des mois vilipendeur, acteur extrêmement désagréable et pugnace contre François Fillon et aujourd’hui jouer la poutre et la paille". La veille, le coordinateur de la campagne LR pour les législatives, Christian Jacob demandait à Emmanuel Macron de "faire le ménage dans son gouvernement".
A gauche, les critiques ne sont pas moins acerbes. Du côté des écologistes, l'eurodéputé EELV Yannick Jadot a jugé, lundi 29 mai, "injustifiable", sur Public Sénat, le maintien de Richard Ferrand au gouvernement. "Les faits sont avérés, donc la question n'est pas la présomption d'innocence (...). Est-ce que, du point de vue éthique, du point de vue moral, ce qu'a fait M. Ferrand est acceptable dans le champ politique aujourd'hui ? Je considère que non."
Candidat à un sixième mandat de député à Paris, Jean-Christophe Cambadélis s'est montré tout aussi virulent sur franceinfo. Il réclame, lui aussi, la démission de Richard Ferrand, en dénonçant un "aspect d'enrichissement personnel" dans ce qui est "en train de devenir l'affaire principale de cette élection". En fin connaisseur, le premier secrétaire du PS a prédit sur BFMTV l'aboutissement probable de cette "situation intenable". "Acte 1. Un journal satirique ou autre révèle une affaire. Acte 2. L'homme politique dit : 'Il n'y a rien à voir, circulez.' Acte 3. Il y a l'explication la semaine suivante de cette affaire. Acte 4. Il démissionne".
Mais pourquoi l'exécutif attend pour trancher ?
"Quand je suis à l'étranger, je ne ferai aucun commentaire sur la politique française", a martelé Emmanuel Macron, samedi 27 mai, à l'issue du G7 en Italie alors qu'un journaliste l'interrogeait sur la situation du ministre de la Cohésion des territoires.
Si le président de la République refuse de s'exprimer, son Premier ministre, Edouard Philippe, lui, a invoqué vendredi 26 mai les électeurs comme juges de paix. Il estime que les citoyens de la circonscription de Carhaix-Plouguer "pourront dans deux semaines dire si, comme moi, ils ont confiance en Richard Ferrand. Ce sera le juge de paix, celui que personne ne peut dépasser en démocratie". De son côté, Jean-Paul Delevoye, président de la commission d'En marche ! chargée de désigner les candidats, a expliqué sur France Inter : "nous sommes intransigeants (mais) s'il n'y a pas de condamnation, nous n'agissons pas", au stade de l'investiture. "Il n'y a aucune complaisance à l'égard de quiconque. En même temps, ajoute-t-il, nous ne cédons pas aux rumeurs. Nous analysons les faits et la condamnation des faits, s'il n'y a pas de condamnation, ça ne nous concerne pas en tant que commission d'investiture".
Aux citoyens, donc, de décider si le député sortant du Finistère doit être réélu aux législatives en juin, et ainsi confirmé comme ministre. En effet, a affirmé l'Elysée à l'AFP, tous les membres du gouvernement qui seront battus devront démissionner de leur poste. Encore faut-il que de nouvelles révélations n'obligent pas le gouvernement à agir plus vite que prévu, d'autant que la solidarité gouvernementale semble s'effriter. Lundi 29 mai, à la question "Richard Ferrand doit-il démissionner", la ministre des Affaires européennes, Marielle de Sarnez (MoDem ), a répondu, lapidaire, sur BFMTV : "C'est son affaire."
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