"L'enjeu, c'est de porter l'union face à Emmanuel Macron" : avant la rencontre à l'Elysée, la difficile stratégie de l'unité à gauche

Article rédigé par Mathilde Goupil
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
(De gauche à droite) Les insoumis Mathilde Panot et Manuel Bompard, les écologistes Marine Tondelier et Yannick Jadot et le socialiste Olivier Faure au premier plan, lors d'une conférence de presse du Nouveau Front populaire, le 14 juin 2024 à Paris. (JULIEN DE ROSA / AFP)
Le président de la République reçoit vendredi les responsables du Nouveau Front populaire pour une consultation très attendue, alors qu'il n'a toujours pas nommé de nouveau Premier ministre, un mois et demi après le second tour des législatives.

Lucie Castets va-t-elle finir par obtenir les clés de Matignon ? La candidate du Nouveau Front populaire (NFP) rencontrera Emmanuel Macron, vendredi 23 août à l'Elysée, en compagnie des chefs de partis et de groupes parlementaires de gauche. Le président de la République recevra ensuite la droite, puis l'extrême droite lundi, avant de nommer un Premier ministre, a-t-il promis.

A quelques jours de son grand oral, la coalition de gauche, arrivée en tête lors des élections législatives anticipées, apparaît pourtant à nouveau divisée. En cause : la proposition lancée samedi par Jean-Luc Mélenchon et les responsables de La France insoumise (LFI) d'engager une procédure de destitution du chef de l'Etat s'il ne nommait pas Lucie Castets à Matignon.

Un ultimatum au chef de l'Etat, immédiatement rejeté par les autres forces du NFP. "A quelques jours de la rencontre du 23 août, mettre en avant un thème qui divise au sein du NFP, ce n'est pas malin", estime auprès de franceinfo le député Alexis Corbière, ex-bras droit du leader des insoumis, qui a quitté LFI lors des législatives pour rejoindre le groupe des écologistes à l'Assemblée. "Jean-Luc Mélenchon souhaite ne pas disparaître de la vie politique et exister à tout prix, même celui de la fragilisation de la coalition", tance un baron socialiste, qui pointe son "agenda présidentiel".

"On ne va pas changer de stratégie la veille"

Pour LFI, "l'idée est de faire pression sur Emmanuel Macron. Même si la procédure de destitution n'arrive pas au bout, vous faites tourner cette petite musique-là, analyse Benjamin Morel, politologue et maître de conférences à l'université Paris 2. L'autre cible, ce sont les partenaires de LFI à gauche. Les insoumis leur demandent de choisir : soit accepter leur ligne dure, soit se carapater au centre."

"Si demain, Lucie Castets n'est pas à Matignon, LFI pourra dire que c'est de la faute de ceux qui auront possiblement trahi. Et que ceux-là ne peuvent pas incarner la gauche en 2027."

Benjamin Morel, politologue

à franceinfo

En réaction à la proposition insoumise, l'aile droite du Parti socialiste, qui dénonce depuis longtemps l'alliance avec le parti mélenchoniste, a réclamé ces derniers jours la tenue d'un bureau national. Objectif : aborder de nouveau la position du parti à la rose vis-à-vis de son allié, et affiner le discours à tenir face à Emmanuel Macron.

Afin de faire vivre les nuances au sein de l'alliance, le patron des sénateurs PS confie ainsi avoir "expressément demandé à ce que la première force politique qui s'exprime après Lucie Castets soit la première force politique au sein du NFP, donc le Parti socialiste." Pour aboutir à ce constat, Patrick Kanner comptabilise à la fois les élus socialistes à l'Assemblée (66), mais aussi ceux au Sénat (64), où LFI ne dispose d'aucun représentant. L'ancien député PS des Bouches-du-Rhône Patrick Mennucci estime même, dans Le Monde, qu'il est désormais "impossible (...) d'aller voir le chef de l'Etat" avec LFI.

Officiellement, la plupart des socialistes préfèrent pourtant continuer de jouer la partition de l'unité. "La solution de venir groupés permet d'associer Lucie Castets à cette rencontre, même si, à titre personnel, j'aurais préféré que le président rencontre les formations politiques une à une", lâche Patrick Kanner. "L'enjeu du 23, c'est de porter l'union. On ne va pas changer de stratégie à la veille du rendez-vous avec le président de la République", résume aussi le député socialiste Arthur Delaporte.

"Le problème, c'est Emmanuel Macron, rappelle aussi Sébastien Peytavie, député du groupe écologiste. Plus le temps passe et plus il veut garder la main, et on se retrouve avec quelqu'un qui ne veut pas reconnaître qu'il a perdu". "Le président cherche à faire son marché au sein du NFP, à diviser, à composer des majorités pour que ce soit sa politique qui s'applique", abonde Alexis Corbière. Jeudi, dans une lettre adressée aux Français, les quatre partenaires du NFP et Lucie Castets ont dénoncé "l'inaction grave et délétère" d'Emmanuel Macron et se sont dits "prêts" à gouverner. "La coalition arrivée en tête doit pouvoir former un gouvernement et se mettre au travail", ont-ils martelé, à la veille du rendez-vous à l'Elysée.

"Il faut aller voir les macronistes"

Auréolés de leur première place aux législatives, mais fragilisés par leur (très) relative majorité, les partis de gauche iront donc plaider leur cause ensemble. Mais leur tâche s'annonce ardue. "Ils n'ont pas d'autres arguments [pour que Lucie Castets soit nommée à Matignon] que le fait d'être arrivés en tête, pointe le politologue Benjamin Morel. Je veux bien qu'on fasse la comparaison avec les cohabitations précédentes, mais : en 1997, Lionel Jospin avait quelque 300 députés ; en 1993, Edouard Balladur, c'était plus de 400 ; et en 1986, Jacques Chirac avait près de 290 députés".

Avec seulement 193 élus, la gauche est loin du seuil de la majorité absolue (289) pour gouverner sans risquer de motion de censure. Sa candidate, Lucie Castets, multiplie donc les mains tendues pour rallier des soutiens et éviter la censure déjà promise par des élus macronistes et RN. Mi-août, dans un courrier aux députés et sénateurs, elle a ainsi présenté ses "cinq grandes priorités", parmi lesquelles le pouvoir d'achat, la transition écologique et la santé. Elle s'est aussi engagée sur un "changement de pratique" au sein du Parlement, promettant aux élus un "regain de place" face à l'exécutif.

Le programme du NFP est "notre base de travail mais il a été construit pour l'exercice du pouvoir en cas de majorité absolue", a-t-elle aussi rappelé dans une interview au Parisien.

"On ne peut pas dire aujourd'hui : 'Ce sera ce que nous proposons et seulement en nos termes'. Il faudra faire des pas vers les autres, mais sur la base de nos propositions."

Lucie Castets, candidate de la gauche au poste de Première ministre

au "Parisien"

"Il faut aller voir les macronistes, on a des choses à proposer ensemble sur des projets de loi qui ont été l'objet de consensus avant la dissolution, comme la fin de vie, les transports ferroviaires, les sujets de santé ou du grand âge, la question des familles monoparentales...", abonde le socialiste Arthur Delaporte. "Si Lucie Castets est nommée, on verra quelles seront les lignes de force au sein de l'Assemblée, et quels points on peut faire avancer, assure aussi Alexis Corbière. Est-ce que le RN dira qu'il veut maintenir la réforme des retraites ou ne pas augmenter le smic ?"

La crainte d'un "sursis permanent"

La stratégie des "majorités de circonstance" est pourtant loin de convaincre l'ensemble de la gauche. "Le NFP ne peut pas prétendre gouverner seul avec une majorité relative pendant deux ans, on serait en sursis permanent", avance le sénateur socialiste Hussein Bourgi.

D'autant que l'alliance est, une fois encore, divisée sur l'ampleur des compromis à accorder. Une partie de La France insoumise entend ainsi appliquer "le programme, rien que le programme et tout le programme". Dès lors, comment faire émerger des consensus avec le reste des groupes parlementaires ? "Rien n'oblige Lucie Castets à dire oui à tout le monde [à gauche]. Elle doit exister politiquement par elle-même", plaide Patrick Kanner, qui espère échapper aux "pressions" des insoumis.

Pour éviter l'instabilité, la solution pourrait être la construction d'une majorité plus durable... et déportée vers le centre-droit. "Si la gauche veut absolument gouverner, alors elle doit accepter de construire une coalition bien plus large que le NFP, estime Hussein Bourgi. Ça suppose de s'allier à Liot, à Ensemble, à Horizons, au MoDem. Et de l'assumer." Quitte à perdre le soutien des insoumis et à trouver un nouveau Premier ministre plus consensuel au centre.

"Ce rendez-vous ne débloquera pas la situation"

Ces dernières semaines, les noms de l'ancien Premier ministre socialiste Bernard Cazeneuve et du maire PS de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), Karim Bouamrane, ont circulé, poussés par le camp présidentiel. Un casting impensable pour une grande partie des élus de gauche. "Bernard Cazeneuve était contre la Nupes, il est contre le NFP... On ne soutiendra pas un gouvernement de combine et de choix macronien", tranche le nouvel écologiste Alexis Corbière.

En somme, la rencontre organisée vendredi par Emmanuel Macron est "un jeu de dupes", où chacun jouera sa partition, résume Benjamin Morel. A gauche, celle de l'unité, même fragile, dans l'espoir d'accéder au pouvoir, ou de montrer qu'on aura tout essayé. A l'Elysée, celle de jouer la montre "pour garder la main" et, en même temps, "avancer en consultant pour ne pas apparaître comme l'élément du blocage". Avec une certitude, selon le politologue : "Le rendez-vous du 23 ne débloquera pas la situation."

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