: Enquête Covid-19 : comment la pandémie a révélé les faiblesses de l’OMS, entre dépendance et conflits d’intérêts
Dépendance vis-à-vis des États et des grands donateurs privés, risques de conflits d’intérêts : les faiblesses structurelles de l’OMS sont apparues au grand jour pendant la gestion de la pandémie.
Dans la deuxième moitié du mois de décembre 2019, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a été alertée par son bureau à Pékin de l’apparition d’une "pneumonie virale" à Wuhan, dans la province de Hubei, en Chine, qui deviendra plus tard celle du coronavirus Covid-19. Le 22 janvier 2020, à 11 heures, à Genève, un collège d’experts spécialement constitué se réunit en urgence.
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Il doit analyser les données fournies par la Chine afin de décider ou non de la proclamation d’une "urgence de santé publique de portée internationale". "Les experts étaient très partagés", se souvient Marie-Paule Kieny, ex-directrice exécutive de l’OMS. Certains pensaient qu’un tel évènement représentait déjà un risque important pour la santé publique et qu’il ne fallait pas attendre pour le déclarer. Mais de l’autre côté, les preuves scientifiques d’une transmission facile d’homme à homme n’étaient pas encore clairement identifiées." Le directeur général de l’OMS, le Dr. Tedros, décide alors d’attendre.
L'attentisme de l'OMS en question
À partir de là, la question d’un attentisme de l’OMS se pose. L’un des acteurs clés de cette époque, le Pr Didier Houssin, appelé en urgence pour présider le comité d’experts à Genève, se remémore le déroulement des évènements. Alors que le Dr Tedros s’apprête à donner une conférence de presse pour justifier sa non-décision, une dépêche annonce que 14 millions de personnes sont confinées dans la ville de Wuhan. Les travaux du comité d'urgence sont aussitôt prolongés. Mais le lendemain, "considérant qu'il y avait une mesure de gestion qui allait plutôt dans le bon sens, [Le comité a rendu le] même avis que la veille", se souvient le professeur Houssin. Résultat : il faudra attendre le 30 janvier pour que l’OMS tire la sonnette d’alarme.
Le professeur de pharmacologie Bernard Bégaud, auteur de La France malade du médicament, considère que les choses ont tardé. Un avis partagé par le professeur Michel Kazatchkine, conseiller spécial de l’OMS. D’autant plus que, selon lui, l’organisation était informée de l’apparition d’un virus inquiétant avant la fin décembre 2019. Et avant même que l’information ne soit officiellement transmise par Pékin au bureau de l’OMS à Manille, puis au siège de l’OMS à Genève. L’organisation, se souvient-il, avait déjà été informée par les services secrets taïwanais qui avaient intercepté des messages entre Wuhan et Pékin. Une veille des réseaux sociaux leur aurait également permis d’allumer des voyants rouges.
Pourquoi, alors, avoir considéré "qu’il n’était pas nécessaire de prendre de mesures coercitives, en particulier des restrictions de circulation" ? Selon Marie-Paule Kieny, le souvenir amer du Sras (syndrome respiratoire aigu sévère), responsable de plusieurs milliers de morts entre 2002 et 2003, aurait joué. À l’époque, l’OMS avait préconisé des mesures de restrictions des vols, mais l'épidémie avait été si rapidement maîtrisée, que la communauté internationale avait vivement critiqué cette décision.
La question d’une dépendance de l’OMS vis-à-vis de la Chine se pose cependant. En janvier 2020, le directeur général de l’OMS, le Dr Tedros Ghebreyesus, rend une visite que beaucoup jugeront "très polie" au dirigeant chinois Xi Jinping, un de ses principaux soutiens à la tête de l’organisation. Son salut est alors interprété comme une marque de déférence. En février 2022, son comportement alimente à nouveau la suspicion. Il porte la flamme olympique à Pékin, lors de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver. Un mélange des genres qui pose problème, selon Bernard Bégaud, professeur en pharmacologie à l’Inserm de Bordeaux : "Que dirait-on si j’écrivais un livre sur l’industrie pharmaceutique, et que j’aille porter la torche chez Pfizer ou Merck ? Il faut que les directeurs généraux d'organismes internationaux s'abstiennent de trop se lier vis-à-vis de certains États."
Ce soupçon d’une soumission de l’OMS à certains États prend ses racines dans son fonctionnement même. Bien que son siège soit à Genève, en Suisse, l'organisation comprend 194 pays membres, et emploie plus de 7 000 personnes dans de nombreux bureaux à travers le monde.
Une mainmise des États
À sa tête se trouve le secrétariat exécutif, au sein duquel tous les continents sont représentés. Il est dirigé par le docteur Tedros depuis 2017, avec un mandat de cinq ans. Mais l’OMS d’aujourd’hui n’est plus celle d’hier. Alors que son tout premier directeur général, George Brock Chisholm, un Canadien psychiatre de formation défendait une vision universelle et égalitaire de la santé, elle se heurte ensuite aux exigences de ses financeurs.
En 1977, l’OMS crée une liste des médicaments essentiels : 200 médicaments génériques, efficaces et peu coûteux, qui permettent de soigner des maladies à forte prévalence. "Cela a été très mal vécu par les États-Unis qui développent et promeuvent alors les laboratoires privés", explique Chloé Maurel, auteur d’une Histoire des idées des Nations Unies. Dans les années 1980, l’OMS connaît une "traversée du désert". L’industrie pharmaceutique ainsi que plusieurs États membres s’opposent à certains de ses choix, notamment à l’allongement de la liste des médicaments essentiels. En 1982, son budget sera gelé par décision de l’administration Reagan. Idem avec Trump en 2020, lorsqu’en pleine pandémie, les États-Unis refusent de verser leur contribution financière, qui représente tout de même 25% du budget de l’organisation.
À cette dépendance de l’institution vis-à-vis de certains États s'ajoute un budget faible. "Il est de 5,6 milliards de dollars, précise Bernard Bégaud. C’est le quart de nos dépenses de médicaments en France. C'est dix-huit fois moins que le chiffre d'affaires du laboratoire Pfizer en 2021." C'est pourquoi l’idée d’imposer une contribution obligatoire proportionnelle à la richesse produite par les États fait son chemin. En augmentant le financement annuel récurrent de tous les États membres, l’institution pourrait diminuer le recours aux financements volontaires des États et des fondations privées, et donc renforcer son indépendance.
L’affaire italienne
Mais cette augmentation des financements n’est encore qu’une idée. En attendant, l’OMS n’échappe pas aux soupçons de collusion, comme on l’a vu récemment en Italie. En 2021, une équipe locale de l’OMS rédige un rapport sur la gestion de la pandémie qui déplait fortement à Rome, le document est censuré au bout de 24 heures. La presse d’investigation révèle alors l'existence d’une collusion entre le représentant italien de l’OMS, Ranieri Guerra et le ministère italien de la Santé. Le haut fonctionnaire italien de l’OMS écrit dans un mail adressé au ministre que "les chercheurs mettaient en danger la relation spéciale entre Tedros et l’Italie". Quelques jours plus tard, Ranieri Guerra écrit qu’il a obtenu du Dr Tedros le retrait du rapport. L’OMS se défend de toute censure, évoquant de soi-disant erreurs contenues dès le départ dans le rapport.
Un haut responsable de l’OMS sous enquête de la justice italienne https://t.co/fOQipNlunf
— Le Temps (@LeTemps) April 13, 2021
Mais les liens de l’institution avec des fondations privés posent aussi question. Ses principaux contributeurs sont la Fondation Bill et Melinda Gates, le Rotary international, le Fonds mondial de lutte contre le Sida, la tuberculose et le paludisme, ou encore le fonds de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole. On trouve également des laboratoires comme GSK Glaxo et l’Alliance pour les vaccins dans laquelle sont impliqués différents laboratoires pharmaceutiques. "On voit bien que l'OMS n'a pas les moyens de développer des programmes seule", regrette le Pr Bernard Bégaud. De fait, seuls les programmes qui intéressent ces contributeurs sont financés. Ce sont donc les acteurs privés qui impulsent les politiques publiques conduites par l’OMS.
Un risque de conflits d’intérêts
Se pose aussi la question de l’indépendance des experts de l’OMS à qui l’institution impose un régime de bénévolat. Bernard Bégaud, qui a lui-même été expert international s'en inquiète. "Quand j’étais expert à l’Agence du médicament, raconte-t-il, je pouvais passer huit jours sur un dossier et je ne touchais rien. Si j’avais fait le même travail pour l’industrie pharmaceutique, j’aurai touché huit fois 1 500 euros." Selon lui, de tels écarts poussent certains de ses collègues à profiter de leur position pour se laisser approcher par des groupes privés. "Ce n’est pas sain, ajoute Bernard Bégaud. Je serais favorable à ce qu’il y ait une rétribution des experts."
Par ailleurs, l’OMS n’a pas de véritables pouvoirs d’enquête. Lorsque ses enquêteurs se sont rendus à Wuhan pour lancer une investigation sur l’origine du virus, la Chine a certes partagé le génome du virus, mais elle a ensuite refusé de collaborer dénonçant une "arrogance" et un "manque de respect" de la part de l’institution. Résultat : on ne sait toujours pas si le nouveau coronavirus est d’origine animale ou s’il est sorti d’un laboratoire chinois. Cela fait dire à l’ancien ministre de la Santé Philippe Douste-Blazy, par ailleurs ex-candidat malheureux à la tête de l’OMS, qu’"il faut que l'Organisation mondiale de la santé puisse avoir des moyens contraignants, que ce soit avec la première puissance du monde ou avec n'importe quel autre pays."
Des vaccins sans seringue
Lorsque les premiers vaccins ont fait leur apparition sur le marché, l’OMS, avec l’"Alliance du vaccin", et la "Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies", a mis en place un système de distribution pour les pays n’ayant pas les moyens d’en acheter. Ce dispositif appelé "Covax" n’a pas atteint ses objectifs. Alors qu'il prévoyait de livrer deux milliards de doses en un an, soit en les récupérant directement auprès des pays riches, soit en en achetant de nouvelles. Il a fallu attendre un an pour que les premières doses arrivent au Ghana et en Côte d’Ivoire. Et certaines sont arrivées sans seringues, rendant leur utilisation impossible.
Il y a aussi eu un problème de péremption, explique Nathalie Ernoult, codirectrice de l’Observatoire de la santé à l’Institut de relations internationales stratégiques et humanitaires. "Certains de ces vaccins étaient périmés, déplore-t-elle. Quelques-uns ont été renvoyés dans des pays qui pouvaient les administrer rapidement. Mais d'autres ont été perdus et jetés." Un incident connu d’Ann Avril, directrice d’Unicef France qui coordonne la campagne. Elle précise cependant : "Il y a eu un peu de gaspillage comme dans toute opération de très grande ampleur, mais l’essentiel c’est qu’on arrive quand même à la réussir à 99%."
Autre frein à la vaccination : un manque de confiance, avec parfois l’amère impression d’être la "poubelle de l’Europe". "On nous a envoyé des millions de doses d’AstraZeneca au moment où on n’en voulait plus en Europe", regrette le Pr Yap Boum, responsable Afrique pour MSF.
Un taux de vaccination très faible
En mettant tous ces éléments bout à bout, on arrive sur le continent africain à un taux de vaccination très bas, autour de 11%, avec de très fortes disparités. Alors que l’OMS espérait pouvoir vacciner 70% de la population mondiale en juin 2022, en février 2022, "On avait huit pays d’Afrique qui avaient atteint les 40% de vaccination, précise Nathalie Ernoult. Et on en avait 18 à moins de 10%." Face au risque d’apparition de nouveaux variants, l’OMS mise aussi sur un médicament pour soigner la Covid-19. Des négociations ont lieu entre des ONG, l’industrie pharmaceutique, et l’OMS. L’idée est que les laboratoires autorisent certains pays émergents à produire leurs propres médicaments au prix d’un générique, sans que les grands laboratoires perdent pour autant leurs brevets pour les vendre au prix fort sur les marchés qui les intéressent. Ces cachets seront fabriqués en Afrique ou en Asie.
Mais depuis peu, le débat s'est déplacé sur un autre terrain. Ce choix de l’OMS de concentrer l’essentiel de ses efforts sur la Covid-19 est désormais critiqué, car d’autres maladies comme le paludisme ou la tuberculose regagnent du terrain et tuent plus que le Covid. L’OMS reconnaît une augmentation des décès liés à la tuberculose de 1,5 million de personnes en 2020. C’est la première augmentation constatée pour cette maladie en plus de dix ans.
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