: Reportage Santé mentale et précarité, "un cercle vicieux" : des soignants vont à la rencontre de personnes marginalisées souffrant de troubles psychologiques
Des équipes mobiles psychiatrie précarité permettent aux "exclus" du système de santé d'obtenir des soins. Selon une étude publiée en 2018, neuf personnes sans domicile fixe sur dix souffrant d'un problème psychiatrique grave ne reçoit pas un traitement adéquat en France.
Cet article fait partie de notre opération "Les focus de franceinfo", qui met en avant des sujets-clés peu traités dans la campagne présidentielle : le coût du logement, la crise de l'hôpital public, le tabou de la santé mentale et l'empreinte carbone des transports.
"Ça fait quinze jours que je dors dans le RER", lâche Basile*, 29 ans. Il garde à portée de main son sac de couchage et ses affaires contenues dans un unique bagage. Ancien étudiant en faculté de musicologie, il travaillait dans une grande enseigne quand il a démissionné, en 2018, "sans réfléchir", après s'être "pris la tête" avec la responsable. De là, les galères se sont enchaînées : perte de son logement, rupture amoureuse, ses amis qui s'éloignent...
"Ça va vite", raconte-t-il. Il a vécu six mois dans un squat d'artistes en Seine-Saint-Denis, avant de se résoudre à dormir dans le métro. Au petit matin du 18 mars, l'équipe du Samu social en maraude lui propose de la suivre dans son espace solidarité insertion, au sein de l'ancien hospice Saint-Michel, dans le 12e arrondissement de Paris. Elle l'invite aussi à participer, l'après-midi même, à l'émission de Radio mobile Paris "La Maison dans le jardin".
>> Présidentielle 2022 : pourquoi franceinfo se focalise sur le tabou de la santé mentale
Deux musiciens et deux infirmières des équipes mobiles psychiatrie précarité (EMPP) du Groupe hospitalier universitaire de Paris ont créé cet atelier d'art-thérapie. "La parole est donnée à ceux que l'on n'entend pas, souligne Agathe Lebon, une des deux infirmières présentes ce jour-là. Cela nous permet d’identifier des personnes qui auraient besoin d’un suivi psychiatrique ou psychologique."
Un tiers des Franciliens sans logement personnel "souffre de troubles psychiatriques sévères, c'est-à-dire de troubles psychotiques, de troubles de l'humeur (troubles dépressifs sévères essentiellement) et de troubles anxieux", révèle la dernière enquête Samenta de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale sur le sujet, publiée en 2010. Une autre étude, menée en France et publiée en 2019 dans la revue Progress in Neuropsychoparmacology & Biological Psychiatry (étude en anglais), observe que neuf personnes sans domicile fixe sur dix souffrant d'un problème psychiatrique grave ne reçoit pas un traitement adéquat.
Pour ces personnes, éloignées du système de soins, seules des opérations les visant directement, menées par les EMPP, permettent une prise en charge. Créées dans les années 1990, les EMPP ont été pérennisées en 2005 par un décret. Près de 110 équipes de ce type existaient en France, en 2011, "composées de plus de 200 professionnels, principalement infirmiers, psychiatres et psychologues et, dans une moindre mesure, assistants sociaux", selon le ministère de la Santé.
"Pour eux, c'est : 'Démerde-toi'"
Assis parmi la quinzaine de personnes présentes pour cette quatrième émission de l'année, Basile est le plus jeune participant. Sous la grande tente blanche, les premières notes du générique raisonnent. Jean*, un habitué des lieux, lance l'émission avant de passer le micro à son voisin pour un tour de présentation. Basile est "heureux". Ses yeux pétillent à la vue du piano.
"Dès que je trouve un piano, dans les gares ou ailleurs, je joue, ça m'aide à garder le moral."
Basile, sans domicile fixe de 29 ansà franceinfo
Bien qu'il n'y ait aucun thème imposé, très vite l'actualité de la guerre en Ukraine s'impose dans les échanges. Cette "nette porosité entre les événements et le public des EMPP" n'étonne pas François Lair, chef de service de l'équipe mobile de Paris Nord-Est. "Ce qui se passe en Ukraine fait partie des choses qu’ils apportent en consultation et de tels événements fragilisent les plus vulnérables, qui n'ont pas les ressources pour y faire face."
Corinne Friscaux, l'infirmière psychiatrique de l'équipe mobile, rencontre Basile pour la première fois. Elle le sent "plein d'émotions", fragile. "J'ai grandi au milieu de problèmes familiaux, c'était très sombre entre mes parents", confie le jeune homme. Placé en famille d'accueil dès l'âge de 8 ans, il dit avoir encore des liens avec son père et ses deux grandes sœurs. "Mais pour eux, c'est : 'Démerde-toi'", lâche-t-il.
Le "noyau de la précarité se crée dans l’enfance", constate François Lair. Les parcours des personnes qu'il traite sont faits "de rejets, d’abandons et de placements", énumère le psychiatre. "Nous récupérons beaucoup de personnes qui ont été des enfants malheureux, des enfants qui n'ont pas été soignés et qui, une fois adultes, ont des troubles", souligne-t-il.
"La souffrance mentale et la précarité sont deux notions qui sont éminemment synergiques. Tel un cercle vicieux, la précarité peut révéler des problèmes de santé mentale, qui eux-mêmes génèrent de la précarité."
François Lair, psychiatreà franceinfo
L'équipe mobile de Paris Nord-Est suit environ 450 personnes à l'année. Elle fait face à différents troubles : schizophrénie, troubles anxio-dépressifs, psychotraumatismes, déficience intellectuelle, carences narcissiques ou encore problèmes d'addiction.
"On soigne en faisant dans la dentelle"
Si Basile a suivi facilement l'équipe du Samu social, tout le monde n'accepte pas cette main tendue. "Avec les éducateurs, on essaie de mettre en place une relation qui ne fasse pas fuir la personne. Elle peut rapidement se sentir persécutée par une aide mal perçue, décrit Antoine Courtecuisse, le second psychiatre de l'équipe. Le Samu social aide à suggérer une rencontre avec nous."
"Parfois, on évite de dire que nous sommes des psychiatres. On dit qu'on est une équipe de soins ou de santé, et on évite d’employer l’arsenal médicamenteux trop rapidement, d’être dans une posture trop médicale, trop psychiatrique, trop autoritaire."
François Lairà franceinfo
La présence d'une éducatrice spécialisée dans l'équipe mobile permet également d’aller dans des lieux où les soignants ne se rendent pas, comme la rue ou un hôtel social. "Nous sommes dans le 'aller vers', c’est une psychiatrie communautaire, qui tient compte du lieu de vie. Nous repensons la souffrance de la personne dans son environnement", précise François Lair.
L'équipe mobile a le "luxe" de pouvoir "soigner en faisant dans la dentelle" grâce à une "grande liberté d'action". "Nous sommes au plus proche du désir du patient, de sa personnalité, assure François Lair. En faisant du sur-mesure, nous tentons d'agir différemment par rapport à l'hôpital, où la prise en charge médicamenteuse s’accroît." Cela représente aussi une sécurité pour ce public en errance. "Je suis toujours embêté de filer des grosses ordonnances à des gens dont on ne sait pas si on les reverra. Il y a aussi tout un travail d’éducation qui est un peu laborieux."
Des thérapies de soutien ou cognitivo-comportementales, ainsi que des méthodes pour gérer le stress, font partie des outils utilisés par l'équipe mobile. Cependant, des situations urgentes surviennent parfois, avec des personnes qui, "entre souffrance et violence", décompensent, deviennent agressives, voire dangereuses pour la société. "L'hospitalisation sous contrainte" devient alors inévitable, souligne François Lair.
Intégrer à nouveau ces personnes dans la société
Avec son rire, parfois nerveux, Basile a papillonné durant les deux petites heures de l'émission de radio. Il a pu jouer une de ses compositions, Positive Reaction, au clavier. Surtout, l'équipe du Samu social lui a trouvé un hébergement pour une semaine. "Je vais pouvoir refaire mes papiers", assure-t-il, content. Les deux infirmières ne comptent pas le lâcher. "On va lui donner des petites pistes pour qu’il ne s’enfonce pas davantage, ainsi que des espaces de respiration comme aujourd'hui, explique Corinne Friscaux. Il est jeune, il a du potentiel, mais il ne faut pas qu'il soit isolé."
L'équipe mobile a l'objectif de ramener ces personnes en grande difficulté sur un chemin où elles pourront bénéficier des aides dont elles ont besoin, comme voir un psychiatre dans un centre médicopsychologique ou tout autre médecin dans un hôpital. "Notre mission est aussi de faire en sorte que la personne s'intègre à nouveau dans la société, et qu'elle ait à nouveau confiance pour demander de l'aide", conclut Antoine Courtecuisse.
Toutefois, ce "public est volatil", souvent sans adresse connue, parfois sans moyen de contact. De plus, l'équipe médicale ne peut que proposer sans imposer. Basile, pour sa part, a déjà pris note du prochain atelier radio en avril : "J'y serai quoi qu'il arrive."
* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressé.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.