: Grand entretien Face aux dérives du secteur privé, "il faut reconstruire un service public de la petite enfance et du grand âge", plaide un sociologue
Ce pourrait être l'histoire de deux navires à la dérive. D'un côté, celui de la petite enfance et de l'autre, le grand âge, passés du commandement de l'Etat et des collectivités territoriales à celui, pas toujours bien intentionné, du secteur privé lucratif. Dans Les Ogres (Flammarion), paru mercredi 18 septembre, et Les Fossoyeurs, sorti deux ans et demi plus tôt, le journaliste Victor Castanet dévoile les dérives du business de la petite enfance et du grand âge et décrit les méthodes d'entrepreneurs peu scrupuleux profitant de subventions publiques pour s'enrichir personnellement, au détriment des bébés et des personnes âgées dont ils ont la charge.
Montages financiers, recherche du profit à tout prix, conditions de travail déplorables, couches et nourriture rationnées... Ces stratagèmes, communs aux géants Orpéa et People & Baby, remettent en cause la capacité des structures privées à accueillir et prendre soin des plus fragiles.. Qu'est-ce que ces scandales disent de notre société ? Pour répondre à cette question, franceinfo s'est entretenu avec le sociologue Daniel Verba, maître de conférences à la Sorbonne et spécialiste de la petite enfance.
franceinfo : Victor Castanet publie un livre sur les dérives qui existent dans le secteur de la petite enfance, avec une recherche du profit telle qu'elle a conduit jusqu'à la maltraitance de nourrissons. Etes-vous surpris ?
Daniel Verba : Non, ces révélations ne m'étonnent pas et sont, me semble-t-il, salutaires. Cela fait des années qu'avec mes collègues sociologues, nous alertons sur les dérives du secteur privé lucratif, notamment concernant les crèches. Je m'étais même fendu, il y a quelques mois, d'une tribune au journal Le Monde pour réaffirmer que, ni la petite enfance, ni les soins aux personnes âgées ne sont des produits ou des marchandises que l'on peut valoriser financièrement et confier à des conseils d'administration qui ne recherchent que le profit à court terme, au détriment du service à rendre.
Les révélations faites par Victor Castanet montrent aussi que les chercheurs ne sont pas pris au sérieux. Que seul le bruit médiatique permet d'être entendu. A supposer d'ailleurs que les politiques donnent suite à ces scandales, ce qui n'est pas du tout certain dans cette période de crispation budgétaire.
Le nouveau Premier ministre Michel Barnier a affirmé mercredi que la situation budgétaire de la France était "très grave", laissant augurer de nouvelles coupes budgétaires. Dans un tel contexte, peut-on vraiment se passer du secteur privé lucratif ?
C'est une question redoutable. En fait, il y a trois types de solutions : politiques, économiques et administratives. Concernant le politique, il faudrait revenir à l'ancien système de service public qui a donné satisfaction au moment de la construction de l'Etat providence, au lendemain de la guerre. Les solutions peuvent également être d'ordre administratif, avec plus de contrôles de ces structures, qu'elles soient associatives ou privées. Quand on donne quitus à un établissement, il faut pouvoir exercer sur lui un contrôle qualité. D'autant plus s'il touche des subventions. Or, on voit que l'Etat et les collectivités territoriales ne font pas ce travail de suivi. Enfin, d'un point de vue économique, il faudrait revoir toutes les priorités des budgets publics. Mais ce n'est pas simple.
Victor Castanet dénonce la "responsabilité immense" de l'Etat et des collectivités territoriales, qui, par souci d'économie, délèguent leurs services publics au privé, sans s'assurer que le service rendu soit au rendez-vous. Comment expliquer une telle complaisance de la part des pouvoirs publics ?
Pour les pouvoirs publics, déléguer ces missions permet de se débarrasser d'une charge très lourde pour leurs finances à moindre coût. Les départements consacrent déjà la moitié de leur budget, parfois même au-delà, au financement du social. Or, l'Etat s'est fortement désengagé de ce secteur ces dernières années et les budgets publics sont à l'os. Ajouté à cela, les citoyens sont soumis à la pression du manque de structures d'accueil pour les bébés ou les personnes âgées dépendantes.
Le secteur privé lucratif s'engouffre dans cette pénurie et propose de répondre à un besoin vital qu'il transforme en business. Les parents, contraints d'inscrire leur enfant dans ces structures, deviennent ainsi des clients prisonniers de ce système. Ce qui les pousse, une fois qu'ils ont trouvé une solution à ce besoin, à ne pas être trop regardants sur la qualité du service rendu et les conduit à des situations très inconfortables quand ils s'aperçoivent de maltraitances.
Qu'est-ce que ces deux ouvrages révèlent de notre société et de sa manière de considérer les personnes dépendantes ?
C'est presque une faute morale. Connaissant un peu mieux le secteur de la petite enfance que celui des personnes âgées dépendantes, je dirais que s'occuper correctement des bébés, c'est faire un pari sur l'avenir. Mieux on prend en charge nos enfants en bas âge, mieux on prépare l'avenir de notre société. Une politique de la petite enfance bien menée, c'est une contribution à la prévention de nombreux risques sociaux et affectifs, comme l'échec scolaire, les violences sexuelles, les rapports de domination, la radicalité... Il suffit d'examiner les trajectoires d'adolescentes et d'adolescents qui finissent à la protection de l'enfance ou en prison. Dans leur trajectoire, beaucoup ont manqué d'un cadre familial, mais aussi d'un cadre institutionnel bienveillant.
Pour assurer ce cadre, il faut des professionnels bien formés, compétents et correctement rétribués. Il ne suffit pas d'être une jeune femme sans qualification ou peu qualifiée pour prendre en charge un groupe de jeunes enfants, ce qui est malheureusement encore trop souvent le cas dans certaines structures. Et pourtant, en France, la formation des professionnels de la petite enfance est particulièrement en pointe par rapport aux autres pays. Pendant trois ans, les professionnels, des femmes à 92%, se spécialisent dans l'accueil des bébés et des jeunes enfants. Il n'y a qu'en Suisse, où on trouve l'équivalent d'une telle formation.
C'est d'ailleurs une thématique qui a été soulevée pendant la crise sanitaire : ces métiers du soin, essentiellement exercés par des femmes, sont mal rémunérés et sous-considérés...
Absolument. Les secteurs social et médico-social traversent une crise de recrutement sans précédent, qui s'accompagne aussi d'un désintérêt des jeunes générations pour ces métiers. Ce désintérêt a de multiples explications, comme les conditions d'exercice, les salaires indigents. Mais aussi au découragement des professionnelles, qui sont de moins en moins nombreuses dans des services de plus en plus chargés.
S'occuper d'un groupe d'enfants de deux ans est extrêmement difficile. Des chercheurs américains ont montré que l'énergie déployée par un enfant de deux ans, ramenée à son corps, c'est-à-dire un petit corps, est l'équivalent de celle déployée par un sportif de haut niveau à l'entraînement. Imaginez la quantité d'énergie dépensée quand vous avez une dizaine d'enfants ! Sans le justifier, en sachant cela, on peut comprendre que certains professionnels peu formés, mal formés, puissent "péter un câble".
La patience et ce que j'appelle la "présence", dans le travail social, sont des compétences qui s'apprennent, mais elles nécessitent de prendre le temps. Or, le temps c'est de l'argent, ça se paye et ça se rémunère. C'est ce qui, justement, manque le plus dans les structures privées lucratives. Du coup, les professionnels se transforment en livreurs Uber. C'est-à-dire qu'ils doivent exécuter tout un tas de tâches le plus rapidement possible, comme changer la couche d'un enfant ou faire les activités pédagogiques. Le tout au plus grand groupe possible, de manière à tout rentabiliser.
Ce que vous décrivez donne l'impression que notre société n'est pas du tout faite pour intégrer les publics dépendants. Que ce soient les enfants en bas âge, les personnes âgées ou même celles en situation de handicap...
Tous ces secteurs, que ce soit le social ou le médico-social, souffrent énormément de ce que j'appelle une "crise des temporalités". Ces métiers n'exigent pas forcément un matériel colossal ou une grande technicité. En fait, ce dont on a fortement besoin dans le travail social, c'est du temps. Or, dans une société comme la nôtre, ces temps sont pressés. Le travail hâté est redoutable pour le secteur social parce qu'il conduit à des conséquences dramatiques. On ne peut pas être pressé quand on s'occupe d'un bébé ou d'une personne âgée dépendante. Toutes ces populations nécessitent d'abord et avant tout que l'on prenne soin d'elles dans un temps nécessairement long. C'est toute la problématique à laquelle est soumise une société qui vit surtout de la rentabilité, de la précipitation, ce qui est contradictoire avec tous les métiers du travail social.
Selon vous, la petite enfance et le grand âge peuvent-ils être compatibles avec le secteur privé lucratif ?
C'est une question délicate. Je n'écarterais pas d'un revers de main la possibilité qu'on puisse à la fois rendre un service de qualité et gagner de l'argent, ou du moins, ne pas en perdre. De même, je n'exclus pas non plus que dans le secteur public ou associatif, on ne puisse pas aussi observer de la maltraitance. On a vu récemment, au sein de l'Education nationale, une enseignante se comporter de manière malveillante avec une écolière. Et pourtant cela se passe bien dans le service public.
Alors attention, je ne suis pas en train de dire que l'on observe les mêmes phénomènes dans le service public et dans le secteur privé lucratif. Pour le moment, celui qui donne quand même le plus mauvais exemple, c'est le service privé lucratif.
Comment pourrait-on améliorer la situation ?
Il faut reconstruire un service public de la petite enfance et un autre pour le grand âge. Au lendemain de la guerre, ce sont bien ces services qui ont donné l'exemple et qui ont montré qu'on était capables de répondre aux besoins de notre société. Je suis tout à fait conscient que c'est un vœu pieux qui n'est pas très réaliste. Mais il n'y a pas 36 chemins pour financer ces services indispensables. L'argent peut venir de l'Etat, des collectivités territoriales, des entreprises ou des citoyens. En tout cas, rien n'est gratuit. Ce n'est pas parce que l'on ne paye pas un service ou qu'on est soigné gratuitement que cela ne coûte rien. Or, j'ai l'impression que les citoyens français ont parfois tendance à l'oublier, sauf quand le service vient à manquer ou à faillir, comme c'est le cas avec la petite enfance ou les maisons de retraite.
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