Eduquer à la sexualité, repenser les masculinités, améliorer le travail d'enquête... Comment empêcher les violeurs de passer à l'acte ?

Près de quatre mois après son ouverture, le procès des viols de Mazan se termine mi-décembre. A cette occasion, franceinfo a interrogé une dizaine d'acteurs sur la manière de prévenir les violences sexuelles.
Article rédigé par Mathilde Goupil
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 11min
Neuf victimes de viol sur dix connaissent leur agresseur, et dans plus de quatre cas sur dix, il s'agit du conjoint ou de l'ex-conjoint, selon un rapport de la délégation de l'Assemblée nationale aux droits des femmes. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

"Autour de moi, j'entends beaucoup de femmes et d'hommes qui me disent : 'Vous avez énormément de courage', assurait Gisèle Pelicot devant la cour criminelle du Vaucluse, fin octobre. Ce n'est pas du courage, c'est de la détermination, pour faire avancer cette société." Pendant plus de trois mois, le procès de 50 hommes accusés de viols et d'agressions sexuelles sur la septuagénaire de Mazan (Vaucluse) aura captivé la France.

Droguée, puis violée par son mari et par des dizaines d'inconnus durant son sommeil, Gisèle Pelicot n'a eu de cesse de mettre en lumière la réalité des violences sexuelles. "Le violeur n'est pas celui qu'on rencontre dans un parking, tard le soir. Il peut être aussi dans la famille, parmi les amis", a notamment clamé l'ex-épouse de Dominique Pelicot. Neuf victimes de viol sur dix connaissent en effet leur agresseur, et dans plus de quatre cas sur dix, il s'agit du conjoint ou de l'ex-conjoint, rappelle un rapport de la délégation de l'Assemblée nationale aux droits des femmes. Les médias ont largement couvert le procès des viols de Mazan, du profil des accusés aux effets de la soumission chimique, mais une question reste en suspens : comment éviter les passages à l'acte ?

Améliorer les techniques d'enquête

"Les hommes qui violent voient le viol comme un acte comportant peu de risques et offrant une forte récompense", écrit le sociologue australien Michael Flood dans son ouvrage Engaging Men and Boys in Violence Prevention. En 2022, 270 000 personnes en France se sont déclarées victimes de viol, d'une tentative de viol ou d'une agression sexuelle, selon l'enquête Vécu et ressenti en matière de sécurité du ministère de l'Intérieur. Pourtant, seules 6% des victimes de violences sexuelles portent plainte. Une démarche souvent peu fructueuse, puisqu'en 2020, 94% des enquêtes pour viol conclues ont été classées sans suite, en majorité faute de preuves, relève une note de l'Institut des politiques publiques (PDF). En définitive, seuls "1% à 2%" des viols sont condamnés aux assises, estime l'étude. "Les auteurs de viol savent aujourd'hui qu'ils ont peu de risques d'être condamnés", constate, auprès de franceinfo, la sénatrice écologiste Mélanie Vogel.

"Si [les auteurs de viol] avaient une probabilité bien plus importante d'être jugés, voire sanctionnés, cela, naturellement, les rendrait plus attentifs."

Mélanie Vogel, sénatrice écologiste

à franceinfo

Des pistes existent pour s'assurer que les enquêtes débouchent sur plus de condamnations. En 2021, une réflexion sur les dossiers de violences sexuelles a conduit le parquet de Grenoble à créer une liste d'actes obligatoires à effectuer, et à fournir des trames d'auditions précises aux forces de l'ordre sur le sujet.

"Si l'enquête est bien faite dès le début, nous avons plus de chances d'aboutir à des poursuites contre l'auteur de l'infraction."

Eric Vaillant, procureur de la République

sur la chaîne YouTube du tribunal de Grenoble

Plusieurs associations féministes réclament par ailleurs la création de juridictions spécialisées en matière de violences sexuelles, qui existent en Espagne ou au Québec. Objectif : renforcer la communication entre tous les acteurs de la chaîne civile et pénale, et conduire les magistrats à se spécialiser, afin que les dossiers aboutissent plus souvent.

Comme d'autres, la sénatrice Mélanie Vogel souhaite également l'introduction du consentement dans la définition légale du viol. Cette mesure, qui divise parmi les féministes mais à laquelle le ministre de la Justice démissionnaire, Didier Migaud, s'était dit favorable, obligerait l'accusé à prouver qu'il a recherché le consentement de son ou de sa partenaire. Si tel n'était pas le cas, sa condamnation serait plus facile à obtenir qu'aujourd'hui, la loi actuelle exigeant la preuve d'une "violence, contrainte, menace ou surprise" pour qualifier le viol.

Détecter les violences sexuelles dans l'enfance

Pour réduire les violences, il ne suffit pas d'effrayer les potentiels agresseurs. La prévention des viols se joue bien en amont de leur apparition, soulignent les acteurs interrogés par franceinfo. Cela passe d'abord par "un dépistage systématique des violences sexuelles chez les enfants" par le corps médical, avance la psychiatre Muriel Salmona. Sur le modèle de ce que la Haute Autorité de santé recommande pour dépister les violences conjugales, la psychiatre conseille aux praticiens le questionnement systématique sur les violences sexuelles.

"Quand vous avez été victime de violences sexuelles et que vous êtes un garçon, vous avez beaucoup plus de chances de commettre des violences à votre tour si vous n'êtes pas pris en charge."

Muriel Salmona, psychiatre

à franceinfo

Plus d'un quart des accusés au procès des viols de Mazan ont ainsi rapporté avoir été victimes de sévices sexuels dans l'enfance. Or, aujourd'hui, les médecins ne sont pas tous formés à la détection des violences, et ceux qui les dénoncent prennent parfois le risque de représailles. Il faut aussi être en capacité de prendre en charge ces enfants, y compris en les retirant d'un foyer incestueux, rappelle Muriel Salmona. Un défi de taille, alors que l'Aide sociale à l'enfance fait l'objet de multiples critiques et manque de moyens.

Déconstruire les stéréotypes de genre

La violence sexuelle est genrée : en 2023, 85% des victimes connues des forces de l'ordre étaient des femmes, et 96% des mis en cause étaient des hommes, selon les chiffres du ministère de l'Intérieur. Comment l'expliquer ? "La violence est utilisée comme un court-circuit face à l'insatisfaction, à la contrariété..." que peuvent rencontrer les hommes, explique le sociologue Eric Macé, auteur de L'Après-patriarcat.

"Les masculinités continuent d'être forgées dans ce que j'appelle un 'égocentrisme légitime' des garçons, détaille Eric Macé. Les garçons comprennent très vite qu'on les encourage à avoir des projets, et que la transgression est valorisée si cela leur permet d'accomplir ces projets. Leurs compétences sociales et leur estime d'eux-mêmes tournent autour de cet égocentrisme. En contrepartie, ils sont sous-équipés en termes de compétences relationnelles, de prise en compte d'autrui." A l'inverse, les filles sont encouragées à développer un "altruisme obligatoire".

Ces stéréotypes sur la masculinité et la féminité sont transmis par l'éducation des parents, mais sont aussi diffusés par la publicité, les films, la pornographie, les médias, etc. L'ensemble de ces représentations nourrit ce qu'on appelle la "culture du viol", c'est-à-dire les mythes et idées reçues qu'une société entretient sur ce crime (comme "les hommes ont des pulsions sexuelles que n'ont pas les femmes", "les femmes qui dénoncent un viol mentent", "seules les femmes qui portent des jupes courtes sont violées", etc.). Or, de nombreuses études montrent que la croyance en ces stéréotypes genrés et ces mythes sur le viol ne sont pas sans conséquences.

"L'adhésion des hommes à des attitudes sexistes, patriarcales (...) est un facteur prédictif important de leur recours à la violence à l'égard des femmes."

Michael Flood, sociologue

dans "Engaging Men and Boys in Violence Prevention"

Pour changer les choses, il faut donc travailler à déconstruire ces stéréotypes. "Il faut absolument réguler l'accès des mineurs à la pornographie, qui érotise la violence contre les femmes, mais aussi lutter contre les stéréotypes sexistes dans les publicités ou contre la prostitution qui marchandise le corps des femmes", propose Françoise Brié, vice-présidente de l'association L'Escale Solidarité femmes. "La question médiatique participe au façonnement de nos représentations sociales, tous les canaux d'information doivent être passés au crible", plaide aussi la psychocriminologue Salomé Sperber, qui estime que le "sensationnalisme" y prime parfois au détriment d'un "traitement de fond" de la question des violences sexuelles.

"On manque cruellement d'éducation aux questions affectives et sexuelles, à l'affectivité et à l'intime", plaide-t-elle aussi, comme l'ensemble des acteurs interrogés. Depuis 2001, l'obligation d'une éducation à la sexualité est inscrite dans la loi qui prévoit "au moins trois séances annuelles" dans les écoles, collèges et lycées. "L'idée est de déconstruire les stéréotypes de genre, de donner aux élèves quelques outils de communication sur l'intimité et d'expression des émotions", détaille Ambre Lesage, conseillère conjugale et familiale au Planning familial, qui intervient dans les établissements scolaires. Cette dernière regrette néanmoins que la loi ne soit pas davantage appliquée et que le manque de financements empêche de former plus d'intervenants et de dispenser plus de cours.

Ces dernières semaines, ces séances sont une nouvelle fois pointées du doigt par la droite réactionnaire et l'extrême droite. Mais, à part à l'école, "il n'y a pas vraiment d'éducation à la sexualité et aux relations intimes, pointe Eric Macé. Ne pas investir cette matière pédagogique, c'est donner libre cours à l'absence de parole des parents et à la surreprésentation de la pornographie. Les jeunes vont donc continuer à manquer de ressources en matière de consentement."

Intervenir auprès des auteurs de violences

La déconstruction des stéréotypes et l'apprentissage de compétences sociales permettant d'éviter la violence peuvent aussi être enseignés aux adultes. "Il faut intervenir auprès des auteurs de violences pour éviter la récidive", soutient ainsi Eric Macé. Depuis 1998, ces derniers peuvent être condamnés à un suivi socio-judiciaire, comme la participation à une psychothérapie et/ou à des groupes de parole.

Pourtant, cet accompagnement est encore trop peu développé en France, estiment de nombreux experts, qui montrent en exemples la Belgique ou le Canada. "On a un déficit de professionnels formés à l'accompagnement des auteurs [de violences], ou qui souhaitent les prendre en charge", assure la psychologue Catherine Potard, du Centre de ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (Criavs) du Centre-Val de Loire. "Il faudrait en faire plus, mais on a du mal à relayer les initiatives existantes, déplore aussi la psychocriminologue Salomé Sperber. C'est compliqué de mettre en place des choses pour les auteurs quand les personnes victimes ne sont déjà pas toujours très bien prises en charge. On craint parfois que donner aux uns, ce soit enlever aux autres."

Face à l'ampleur de la tâche, l'espoir est-il permis ? "Les jeunes d'aujourd'hui connaissent la notion de consentement, se réjouit Ambre Lesage. Pour les générations précédentes, c'était un mot réservé aux cercles féministes." "J'ai cinquante ans de recul, et la façon dont est reçu mon discours sur le viol, c'est le jour et la nuit, confirme Emmanuelle Piet, fondatrice du Collectif féministe contre le viol. Il est normal que transformer des milliers d'années de machisme planétaire en cinquante ans, ça soit compliqué, mais on progresse."

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.