Témoignages "Je ne pense qu'à ça, même la nuit" : des sans-papiers visés par une obligation de quitter le territoire racontent leur quotidien

Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9min
Un peu plus de 65 000 étrangers en situation irrégulière ont reçu une OQTF au premier semestre 2022, selon le rapport du contrôleur général des lieux de privation de liberté. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO / GETTY / KALIGRAF)
Alors que le projet de loi sur l'immigration, étudié en commission mixte paritaire depuis lundi, entend faciliter davantage les expulsions d'étrangers irréguliers, franceinfo donne la parole à trois personnes sans papiers qui sont ou ont été sous le coup d'une OQTF.

Au total, ils étaient 65 076 étrangers en situation irrégulière à recevoir une obligation de quitter le territoire français (OQTF) au premier semestre 2022, selon le rapport annuel du contrôleur général des lieux de privation de liberté. Cette mesure d'éloignement est la plus prononcée par l'autorité administrative, bien que son taux d'exécution diminue d'année en année : de 16,7% en 2011, il est passé à 6,9% en 2020, selon un rapport d'information du sénateur (LR) François-Noël Buffet publié en mai 2022. 

Alors que le controversé projet de loi sur l'immigration, étudié en commission mixte paritaire depuis lundi 18 décembre, entend faciliter davantage les expulsions d'étrangers irréguliers, franceinfo donne la parole à trois personnes sans papiers qui sont ou ont été sous le coup d'une OQTF. Elles racontent leur vie en France, évoquent leur travail, leur parcours administratif et leur angoisse face à une possible expulsion.

Issa, 32 ans : "Mes employeurs ont besoin de bras"

"J'ai l'impression d'être toujours en danger. Quand je sors de chez moi, je n'ai qu'une seule peur : tomber sur un contrôle de police", explique Issa*, d'une voix nerveuse. Ce Malien de 32 ans fait l'objet d'une obligation de quitter le territoire français depuis mars. "Je ne pense qu'à ça, même la nuit", souffle-t-il. 

Issa a posé un pied sur le sol français pour la première fois le 8 décembre 2018. Rapidement, il a enchaîné les petits boulots en région parisienne. D'abord dans l'hôtellerie, où il a fait le ménage dans les chambres, puis dans le bâtiment. Fin 2022, il a obtenu un poste de plongeur dans un restaurant japonais en plein centre de Paris. "C'est vraiment dur la plonge, surtout pour les mains, et le dos : on est debout très longtemps." Après avoir donné des coups de main aux cuisiniers, il a fini par être nommé commis. "J'apprends vite : on me montre quelque chose une fois, deux fois, et c'est bon", assure Issa. 

Le jeune homme est resté six mois dans cette enseigne, avant d'être embauché dans un restaurant du 16e arrondissement, où il exerce toujours, en tant que cuisinier. Ses employeurs successifs savaient tous parfaitement qu'il était sans-papiers. "Mais ils ont besoin de bras", relève-t-il.

"On aime bien faire croire qu'on n'a pas besoin des immigrés en France, mais ce n'est pas ce que j'ai pu observer".

Issa, sans-papiers sous le coup d'une OQTF

à franceinfo

Comme beaucoup d'étrangers en situation irrégulière, il a fourni à ses employeurs le passeport d'une connaissance, qui accepte qu'il utilise son identité. Pour se mettre en règle, le jeune Malien a formulé une demande de régularisation fin 2022. Il se montrait plutôt optimiste quant à la réponse : il souffre d'une hépatite B chronique et peut donc prétendre à un titre de séjour en tant qu'"étranger malade". Pour en bénéficier, il doit toutefois prouver qu'il ne peut pas avoir accès à son traitement (un antiviral qu'il prend quotidiennement) dans son pays d'origine, comme l'explique le gouvernement sur son site, ce qu'il a fait, avec l'aide de son avocat, qui s'appuie sur le témoignage du laboratoire fabriquant le traitement en question.

Malgré ces éléments, l'Office français de l'immigration et de l'intégration a tout de même certifié que le jeune homme pouvait se soigner dans son pays : il a donc essuyé un refus à sa demande de titre de séjour, accompagné d'une OQTF, en mars. "C'est très violent, je l'ai très mal vécu", explique Issa. Celui-ci a immédiatement formé un recours devant le tribunal administratif, rejeté début décembre, le tribunal réaffirmant qu'il lui est possible de se procurer son traitement. "Il suffit qu'une pharmacie du pays fournisse un antiviral quel qu'il soit pour que l'on estime qu'il peut se soigner", soupire son avocat, Louis Maillard. Ce dernier estime qu'il est "de plus en plus compliqué d'obtenir un titre de séjour pour raisons médicales"

Youcef, 35 ans : "Un immense choc"

Youcef* a obtenu un premier titre de séjour en qualité de conjoint de Français en 2019, trois ans après son arrivée en France. Auparavant, cet Algérien de 35 ans avait enchaîné les petits boulots au noir. "Je prenais tout ce que je trouvais : des déménagements, des nettoyages de terrasses, de l'élagage dans les jardins, ou encore des marchés", raconte-t-il.

Après s'être séparé de son épouse, il a formulé une nouvelle demande auprès de la préfecture du Rhône, début 2022, cette fois, pour obtenir un titre de séjour salarié. Il a reçu un récépissé, renouvelé durant toute l'instruction de sa demande, ce qui lui a permis de travailler en CDI comme cariste dans un supermarché de Villefranche-sur-Saône (Rhône), où il préparait des commandes. 

Pourtant, en avril, il a reçu un refus, assorti d'une OQTF. "Ça a été un immense choc", dit-il d'une voix tremblante. Il a immédiatement pris contact avec un avocat pour pouvoir formuler un recours devant le tribunal administratif. Mais il lui a fallu attendre six mois pour obtenir une réponse. Il en a informé son patron, qui l'a licencié, n'acceptant pas de garder un salarié en situation irrégulière. Sa vie a basculé dans l'angoisse.

"J'avais entièrement meublé mon appartement quelques mois avant, à crédit. Et je ne pouvais pas toucher le chômage, comme j'étais illégal."

Youcef

à franceinfo

Il a appelé son fournisseur d'électricité pour négocier un échéancier, et a fait la même démarche auprès de son bailleur social. Pour se nourrir, il affirme être allé aux Restos du cœur. Finalement, le 5 octobre, la bonne nouvelle est tombée : le tribunal administratif a annulé la décision de la préfecture, l'obligeant à délivrer à Youcef un titre de séjour salarié. Mais le trentenaire attend toujours de recevoir son récépissé pour pouvoir reprendre un travail. "Pourtant, je sais qu'on a besoin de caristes, je reçois beaucoup d'offres d'agences d'intérim", souligne-t-il. En attendant, il s'est inscrit sur un site de prestations de services, où il propose de faire des petits travaux.

Milena, 25 ans : "Je regarde tous les jours l'actualité pour voir où en est la loi"

Milena* est arrivée du Kosovo à 23 ans, en janvier 2021. Elle revient de loin : alors que la jeune femme pensait rencontrer "l'homme de sa vie", un Français de Colmar (Haut-Rhin), avec qui elle avait échangé pendant plusieurs mois sur un site de rencontres, elle a découvert que celui-ci était marié. Elle assure que cet homme, qui a fini par la quitter, a été violent avec elle à plusieurs reprises.

Milena a dû vivre en hébergement d'urgence. Après plusieurs mois "très difficiles psychologiquement", elle a trouvé un poste de serveuse dans un restaurant du centre-ville de Colmar, qui l'aide à sortir la tête de l'eau. "J'adore mon métier, le contact avec les clients me plaît énormément", confie-t-elle.

Cependant, alors qu'elle avait envoyé une première demande de régularisation peu après son arrivée en France, Milena s'est heurtée à un refus de la préfecture, assorti d'une OQTF, en septembre 2021. La mesure est exécutoire un an : si elle avait été contrôlée dans ce laps de temps, elle aurait pu être placée en centre de rétention, puis renvoyée chez elle. "Les personnes sous OQTF se cachent, ne donnent à personne leur vraie adresse. Elles ont peur de sortir. C'est une vie quasi clandestine", constate son avocat, Christophe Roussel, spécialiste en droit des étrangers.

Depuis, la jeune femme vit dans l'irrégularité. Comme Issa, elle espère pouvoir prochainement de nouveau déposer une demande de titre de séjour. Elle attend beaucoup du projet de loi immigration. Le texte initial proposait de régulariser, sous certaines conditions, les salariés travaillant dans les métiers dits "en tension", où la main-d'œuvre manque. Plusieurs représentants du secteur de l'hôtellerie/restauration militent pour que leurs professions soient davantage représentées dans cette liste pour faciliter l'embauche de travailleurs étrangers. Milena pourrait ainsi bénéficier de cette nouvelle disposition. "Chaque soir, j'y pense avant de dormir… Je regarde tous les jours l'actualité pour voir où en est la loi", dit la jeune femme, fébrile. 

*Les prénoms ont été modifiés.

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