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Tags d'étoiles de David en Ile-de-France : comment l'ingérence étrangère est devenue une piste privilégiée dans l'enquête

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9min
Des étoiles de David taguées au pochoir bleu sur des façades d'immeubles dans le 14e arrondissement de Paris, le 31 octobre 2023. (MAGALI COHEN / HANS LUCAS / AFP)
Les investigations se poursuivent sur les auteurs des tags des étoiles de David, découvertes fin octobre sur plusieurs façades d'immeubles à Paris et en proche banlieue. Tandis que la France a condamné "une nouvelle opération d'ingérence numérique russe", un juge d'instruction a été désigné pour enquêter.

Elles sont d'abord apparues à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), le 28 octobre. Puis le lendemain à Saint-Ouen, dans le même département, et à Vanves (Hauts-de-Seine). Et le 31 octobre dans plusieurs arrondissements de Paris. Des étoiles de David, symbole de la religion juive et de l'Etat d'Israël, ont été peintes au pochoir bleu sur plusieurs façades d'immeubles de la région parisienne. Des tags qui se comptent par centaines et qui ont provoqué une vive émotion en France. "Cet acte de marquage rappelle les procédés des années 30 et la Seconde Guerre mondiale, qui ont conduit à l'extermination de millions de juifs", a réagi Carine Petit, la maire du 14e arrondissement de Paris, où une soixantaine d'étoiles de David ont été taguées en une nuit. La Première ministre elle-même s'est exprimée pour condamner "avec une fermeté absolue ces agissements ignobles", depuis l'Assemblée nationale, le 31 octobre.

Le même jour, le parquet de Paris a annoncé avoir confié à la sûreté territoriale de la capitale une enquête sur l'infraction de dégradation, "aggravée par le fait qu'elle a été commise en raison de l'origine ou de la religion". Dès ce moment-là, le parquet a appelé à la prudence face à l'emballement : "Ces pochoirs ont été marqués sur des façades, de manière manifestement indifférente à ce que les bâtiments abritaient." "Nous ne savons pas si ces tags ont pour but d'insulter le peuple juif ou d'en revendiquer l'appartenance, notamment puisqu'il s'agit de l'étoile bleue, et non jaune", tient-il à préciser. Ainsi, pour le parquet de Paris, il est "nécessaire" d'enquêter "sur l'intention sous-jacente à ces tags, notamment au regard du contexte géopolitique et à son retentissement au sein de la population en France". Un peu plus de deux semaines plus tard, où en est l'enquête ? Franceinfo rassemble les derniers éléments connus.

La piste d'une tentative de déstabilisation orchestrée par Moscou

L'enquête, justement, est rapide. En quelques jours, la thèse de l'ingérence étrangère fait surface : la piste d'une tentative de déstabilisation venue de la Russie est envisagée, comme l'a révélé franceinfo le 7 novembre. L'exploitation des images de vidéosurveillance permet en effet "d'établir que ces inscriptions ont été faites par un homme et une femme, au cours d'un parcours unique, en présence d'une troisième personne qui a photographié ces dégradations", selon le parquet de Paris. Ainsi, le 6 novembre, les enquêtes du parquet de Bobigny et de Nanterre sont jointes à celles menées dans la capitale. Mais les suspects ont quitté la France dès le 31 octobre, peu après la découverte des tags d'étoiles. Comme s'ils avaient mené une "opération commando", analyse un policier, interrogé par franceinfo. Cet homme et cette femme sont, à ce jour, toujours en fuite.

Depuis, les enquêteurs ont fait le lien avec une autre affaire, survenue au cours de la nuit du 27 octobre. Dans le 10e arrondissement de Paris, un autre couple a été surpris en train de taguer une étoile bleue au pochoir. L'homme, âgé de 33 ans, et la femme, de 28 ans, tous deux Moldaves, sont interpellés en flagrant délit. En situation irrégulière, ils sont immédiatement placés au Centre de rétention administrative (CRA) de Vincennes, près de Paris. Ils ont finalement été renvoyés en Moldavie samedi 11 novembre, a appris franceinfo auprès d'une source proche du dossier.

Ce couple a déclaré "avoir agi sur la commande" d'une personne russophone, "contre rémunération". Une version attestée par "une conversation en russe dans leur téléphone", écrit la procureure de la République de Paris, Laure Beccuau, dans un communiqué publié le 7 novembre. "Les recherches téléphoniques permettent de penser que les deux couples d'auteurs ont été en relation avec la même tierce personne", précise la magistrate.

"A ce stade, il n'est donc pas exclu que le marquage des étoiles de David bleues en région parisienne ait été réalisé à la demande expresse d'une personne demeurant à l'étranger."

Laure Beccuau, procureure de la République de Paris

dans un communiqué

Dans ce communiqué, la procureure annonce en outre l'ouverture d'une instruction, "tant pour identifier les auteurs que pour analyser l'intention ayant guidé cette opération".

Un réseau russe impliqué dans la diffusion des photos des tags

Deux jours plus tard, la diplomatie russe nie tout lien avec les tags. Lors d'un point-presse organisé le 9 novembre, la porte-parole de la diplomatie russe va même jusqu'à qualifier ces accusations de "stupides". En réponse, quelques heures plus tard, Paris hausse le ton. Si la France laisse le soin aux enquêteurs d' "établir la possible responsabilité d'un commanditaire étranger", elle condamne " avec fermeté", via un communiqué du ministère des Affaires étrangères, "l'implication du réseau russe Recent Reliable News (RRN) [ou] Doppelgänger dans l'amplification artificielle et la primo-diffusion sur les réseaux sociaux des photos des tags représentant des étoiles de David". En clair, la France considère que l'infrastructure de propagande russe RRN a utilisé de nombreux comptes sur les réseaux sociaux pour propager des photos des étoiles de David peintes en bleu sur les murs et alimenter, ainsi, la montée de l'antisémitisme dans le pays.

Pour accréditer ses allégations, le ministère des Affaires étrangères se base sur les constatations de Viginum. Ce service de l'Etat, chargé de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères depuis juillet 2021, a identifié des publications qui émanaient du réseau RRN dès le soir du 28 octobre, soit "près de 48 heures" avant "la première publication authentique des photos des tags", qui "semble être intervenue le 30 octobre à 19h37 sur X", anciennement Twitter. Puis, le 6 novembre, Viginum a détecté, toujours sur le réseau social X, "l'implication d'un réseau de 1 095 bots", ces logiciels conçus pour réaliser des tâches automatiques, "ayant publié 2 589 posts" sur les étoiles de David taguées dans le 10e arrondissement de Paris. Or, Viginum considère ces bots comme "affiliés au dispositif RRN". Ce qu'atteste également une analyse du Monde confirmée par deux expertises indépendantes.

L'hypothèse d'un commanditaire moldave

C'est également Le Monde, précédé d' Europe 1, qui dévoile, dans ce même article, l'identité d'un homme qui pourrait être le commanditaire, "la tierce personne demeurant à l'étranger". Il s'agit d'Anatoli Prizenko, "un homme d'affaires moldave prorusse, spécialisé dans le marketing en ligne". Contacté par Libération le 8 novembre, Anatoli Prizenko assume avoir coordonné l'opération, avec "pour seul but d'inspirer et de soutenir les Juifs d'Europe". Le Moldave assure que "les étoiles ont été peintes avec une peinture spéciale lavable, ce qui exclut tout dommage aux biens". Puis, sur BFMTV, vendredi, Anatoli Prizenko s'est dit "choqué" que "les politiques et les médias en France [aie]nt interprété ça comme un acte antisémite". Il affirme avoir payé des personnes pour réaliser les tags des étoiles de David pour "une somme pas très élevée". 

L'homme d'affaires promet également aux deux médias qu'il livrera davantage "d'informations" s'il trouve une salle pour une conférence de presse et prétend avoir mené l'opération avec une organisation de la communauté juive européenne, nommée "Bouclier de David". Or ni Libération, ni BFMTV, ni franceinfo, qui a sollicité Anatoli Prizenko sans obtenir de réponse, ne peuvent confirmer l'existence réelle de cette structure. Pas plus que la véracité de ses propos.

Pour autant, l'hypothèse d'un homme d'affaires moldave agissant pour le compte de la Russie est plausible, selon Florent Parmentier, secrétaire général du Cevipof, dont les recherches portent sur l'Europe orientale post-soviétique et notamment la Moldavie. "Je ne connais pas Anatoli Prizenko : ce n'est pas une figure" du pays, expose à franceinfo ce docteur en science politique. Mais d'après lui, une telle manœuvre peut tourner à son avantage. "Cela contribue à créer une défiance entre la Moldavie et l'Union européenne, ainsi qu'au sein du pays : c'est un double coup gagnant", analyse-t-il.

"C'est peut-être un moyen de se positionner, de dire 'Vous voyez je suis quelqu'un d'important et je peux faire d'autres opérations de ce type'."

Florent Parmentier, chercheur au Cevipof

à franceinfo

Selon Le Monde, Anatoli Prizenko a été, en 2015, candidat du Parti des socialistes de la République de Moldavie. Or, comme l'explique Florent Parmentier, en Moldavie, la droite est pro-roumaine, tandis que la gauche est prorusse, opposée à l'adhésion du pays à l'Union européenne. "On sent l'intensité des oppositions dans le contexte de guerre en Ukraine", constate le chercheur. Du côté de l'enquête judiciaire, on ne confirme aucun élément sur cet homme. Contacté par franceinfo, le parquet de Paris ne souhaite pas faire d'autres commentaires sur cette affaire à ce stade et affirme que l'instruction se poursuit.

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