Violences sexuelles dans l'Eglise : à l'heure de l'indemnisation des victimes, plongée dans les milliards d'euros de bas de laine des diocèses de France
Face au scandale des abus sexuels dans l'Eglise, le fonds d'indemnisation des victimes est-il suffisant au regard des milliards d'euros qui composent le patrimoine de l'Eglise ? A l'occasion du numéro diffusé jeudi 19 janvier sur France 2, le magazine "Complément d'enquête" s'est plongé dans les comptes de 93 des 103 diocèses de l'Eglise catholique en France (voir méthodologie en fin d'article), avec l'aide d'un ancien contrôleur de la Cour des comptes membre de la Fédération nationale de la libre pensée (FNLP), association qui défend la laïcité.
En analysant ces bilans financiers, portant sur l'année 2019, "Complément d'enquête" a estimé la richesse actuelle de l'Eglise : elle se situerait autour de 8 milliards d'euros. Patrimoine immobilier, placements financiers, comptes courants... franceinfo vous explique comment a été calculé ce montant.
Plus de 6 milliards d'euros d'immobilier, 1,6 milliard de trésorerie
L'Eglise ne cesse de rappeler qu'elle ne roule pas sur l'or. Les recettes, principalement issues des dons des fidèles via le denier du culte ou les quêtes, ne parviennent pas à couvrir les dépenses courantes, qui servent à rémunérer les prêtres ou régler les factures d'énergie des paroisses, par exemple. Sur les 93 bilans comptables analysés, seule une poignée de diocèses n'est pas sortie de l'année 2019 en déficit, à l'image de celui de Nanterre (24,4 millions de recettes, pour 23,4 millions de charges). Au total, ils ont cumulé, sur l'année 2019, 893 millions d'euros de dépenses, contre 747 millions de recettes. En d'autres termes, pour 100 euros que l'Eglise a reçus, elle en a déboursé 120.
Mais derrière cette fragilité financière, l'Eglise dispose d'un patrimoine d'une immense valeur. Il ne s'agit pas là des 40 000 églises, dont la plupart, construites avant 1905, appartiennent aux collectivités depuis la loi de séparation des églises et de l'Etat. Mais des séminaires, hôtels particuliers ou autres édifices utilisés pour loger les milliers de prêtres, séminaristes, ou encore pour accueillir les activités des 12 000 laïcs salariés de l'Eglise. Ce patrimoine immobilier s'est étoffé de bâtiments légués par des fidèles au fil du temps, ou construits par l'Eglise elle-même. En fin de compte, la valeur immobilière brute de ces biens, déclarée par les diocèses, s'élève à 2,98 milliards d'euros.
Mais ce montant, brut, est calculé à partir de la valeur du bien à la date où l'Eglise en est devenue propriétaire. Il ne correspond donc pas à la valeur de marché dont l'institution pourrait hypothétiquement profiter. Bien que cela soit complexe, les experts en comptabilité de la FNLP ont tenté d'estimer cette valeur de marché : elle pourrait se situer autour de 6,3 milliards d'euros. En y ajoutant la valeur des terrains, on parvient à un patrimoine foncier et immobilier de 6,6 milliards d'euros.
Enfin, l'Eglise dispose d'une importante trésorerie : 479 millions d'euros disponibles sur les comptes courants des diocèses à la fin de l'exercice 2019, et 1,13 milliard d'euros sur des placements financiers. Si on les additionne, les comptes des 93 diocèses étudiés cumulent un montant de 1,6 milliard de fonds disponibles. Voici donc, résumée en une infographie, la façon dont les comptes de l'Eglise se décomposent.
Ces montants ne sont que partiels. S'il n'a été possible de compiler les comptes que de 93 diocèses sur 103, c'est parce que certains n'ont toujours pas publié leurs comptes annuels pour l'exercice 2019, malgré l'obligation légale.
Lorsque les comptes sont disponibles, l'évaluation du patrimoine de plusieurs diocèses est sous-estimée. Par convention comptable, certains d'entre eux ont intégré des immeubles, dont la valeur brute était inconnue, pour un euro symbolique chacun. C'est par exemple le cas de 201 immeubles situés dans le diocèse de Vannes, dont la valeur a par la suite été réévaluée à plusieurs millions d'euros. Une pratique également observée dans les comptes des diocèses de Lyon, du Havre, de Bordeaux…
De son côté, la Conférence des évêques de France (CEF) évoque auprès de franceinfo un patrimoine immobilier d'une valeur brute de 1,9 milliard d'euros (et non de 2,98 milliards), et estime que les chiffres concernant les placements financiers et les disponibilités (1,6 milliard) sont "cohérents", mais bruts. D'après la CEF, les dettes et les provisions (environ 700 millions d'euros) "ramènent le montant de la trésorerie réellement mobilisable à 900 millions d'euros". Elle insiste aussi sur le déficit constaté chaque année, face aux dons des fidèles en baisse : "A compter du mois d'octobre, l'Église ne peut continuer à fonctionner que grâce à des legs et à des cessions d'actifs (immobiliers et financiers)".
De très grandes disparités d'un diocèse à l'autre
Au niveau national, l'Eglise posséderait donc 1,6 milliard d'euros de trésorerie, autrement dit des sommes qu'elle pourrait mobiliser relativement rapidement. Un montant qui représente 22 mois de dépenses structurelles. Mais tous les diocèses sont loin d'être logés à la même enseigne.
Le diocèse de Paris dispose de 186 millions d'euros de trésorerie, dont 161,6 de placements financiers. Viennent ensuite Nanterre (62,4 millions) et Vannes (59,2). Sept diocèses disposent ainsi de plus de 40 millions d'euros. A l'inverse, les moins bien dotés sont ceux de Montauban (1,4 million) de Saint-Dié (2) et de Maurienne, situé à Chambéry (2,2 millions). Treize associations diocésaines disposent de moins de 5 millions d'euros de trésorerie.
Ces inégalités sont aussi celles liées aux ressources immobilières. En reprenant la valeur brute – donc inférieure à leur valeur de marché – des biens immobiliers de chaque diocèse, on observe des patrimoines immobiliers allant d'à peine plus d'un million d'euros à plus de 200 millions d'euros, terrains et constructions compris. Pour consulter les données détaillées, à la fois de trésorerie disponible et de patrimoine immobilier, vous pouvez rechercher un diocèse en particulier dans le tableau ci-dessous.
Certains diocèses se démarquent par un patrimoine immobilier très fourni. Hôtels particuliers, séminaires, édifices historiques... Plusieurs pépites immobilières, dont l'Eglise a encore souvent usage. Sans surprise, le diocèse de Paris est le plus doté, avec 238 millions d'euros d'immobilier en valeur brute. Mais ce patrimoine, qui comporterait 737 immeubles, dont des hôtels particuliers, un monastère ou d'autres édifices remarquables, pourrait avoir une valeur de marché dépassant en réalité les 700 millions d'euros, d'après une enquête réalisée en 2021 par la cellule investigation de Radio France.
Le patrimoine de l'Eglise provient aussi des nombreuses SCI détenues par les diocèses, permettant d'administrer des biens. Jusqu'à une loi de 2021, les diocèses n'avaient en effet pas le droit de percevoir directement des recettes provenant de locations de biens immobiliers, et créaient pour ce faire des sociétés immobilières. L'archidiocèse de Paris détient par exemple, via une SCI, l'immeuble où Free a installé son siège social, dans le 8e arrondissement de la capitale : 10 000 mètres carrés de bureaux qui rapporteraient 4,5 millions d'euros de loyer par an, selon le diocèse.
Un fonds d'indemnisation des victimes pour l'instant limité
Les 20 millions du fonds Selam (fonds de solidarité et de lutte contre les agressions sexuelles sur mineurs), dont 5 millions d'euros sont dédiés spécifiquement à l'indemnisation des victimes de pédocriminalité dans l'Eglise, semblent bien faibles par rapport à ces milliards. Ils ne représentent que 0,24% de la richesse totale de l'Eglise, patrimoine immobilier compris (total estimé à 8,2 milliards). Rapportée à la seule trésorerie, c'est-à-dire aux fonds dont l'Eglise peut disposer rapidement, cette enveloppe de 20 millions d'euros ne représente que 1,25%. Le fonds Selam est appelé à être augmenté mais, pour le moment, seuls quelques diocèses ont communiqué sur leurs engagements de financement. Rapportée à leur trésorerie disponible, là encore, leur contribution semble timide.
Interrogé par "Complément d'enquête" sur la faiblesse des montants du fonds Selam, la CEF se défend : "S'il faut le compléter, nous le compléterons, insiste Ambroise Laurent. Les instances indépendantes ont mis en place un barème et elles ont commencé à verser des indemnisations. Il est très probable que nous soyons là pour compléter les vingt premiers millions. Cela sera fonction des demandes que vont nous faire les instances indépendantes".
Les diocèses ont tout de même multiplié les efforts pour abonder ce fonds. Certains, encore minoritaires, ont déjà vendu des biens immobiliers, comme le diocèse de Bayonne, qui s'est séparé de deux maisons et un immeuble pour plus d'un million d'euros. D'autres, à l'instar de celui de Strasbourg, ont vendu une part de leurs portefeuilles d'actions ou ont repoussé des investissements. C'est aussi le cas de la Conférence des évêques de France, qui expliquait début 2022, dans un article de Famille chrétienne avoir puisé dans un placement d'épargne. Certaines associations diocésaines, comme à Reims, Autun ou Mâcon, se sont aussi engagées à reverser au fonds Selam l'équivalent du montant des legs faits dans le passé par des prêtres auteurs d'agressions sexuelles.
Pour l'instant, ces 20 millions d'euros semblent être dans la fourchette basse des montants mobilisés par les représentants de l'Eglise catholique dans d'autres pays. A l'échelle des victimes, en France, les indemnisations seront plafonnées à 60 000 euros. Alors qu'elles se sont échelonnées de 5 000 à plus de 100 000 euros aux Pays-Bas, ou de 6 000 à 120 000 euros en Australie. Aux Etats-Unis, elles ont atteint, en moyenne, presque 340 000 dollars (environ 313 000 euros).
Méthodologie
Pour réaliser cette analyse, le magazine "Complément d'enquête" a demandé à un ancien contrôleur de la Cour des comptes, par ailleurs vice-président de la Fédération nationale de la libre pensée (FNLP), d'analyser les comptes 2019 de 93 associations diocésaines françaises, accessibles via le Journal officiel des associations. Les comptes manquants sont ceux des diocèses d'Arras, Besançon, Cayenne, Mayotte, Metz, Nîmes, Périgueux, Rodez, Strasbourg et Valence.
Ce travail se base sur les comptes de 2019, car ceux de 2020 sont particuliers en raison de la crise liée au Covid-19, et ceux de 2021 n'étaient pas encore publiés quand cette enquête a commencé.
Cette analyse ne concerne par ailleurs que les diocèses et ne permet pas d'avoir une vision exhaustive des finances des institutions religieuses en France dans leur globalité, incluant les associations et mouvements religieux, les congrégations ou les écoles catholiques.
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