#OnVousRépond Législatives 2024 : nomination d'un Premier ministre, blocage des institutions... La constitutionnaliste Marie-Anne Cohendet a répondu à vos questions

Article rédigé par Fabien Jannic-Cherbonnel, Luc Chagnon
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 10 min
L'hémicycle de l'Assemblée nationale, le 1er juillet 2024 à Paris. (DELPHINE GOLDSZTEJN / LE PARISIEN / MAXPPP)
La Ve République traverse une période de crise, après des élections législatives qui, à l'issue du second tour dimanche, ont accouché d'une Assemblée nationale sans majorité absolue.

"Le fonctionnement de nos institutions est un peu déstabilisé." Le flou persiste, deux jours après le second tour des élections législatives au résultat inédit. Le Nouveau Front populaire (NFP), arrivé en tête des sièges, doit encore se mettre d'accord sur le nom d'un candidat au poste de Premier ministre. Emmanuel Macron a de son côté fait le choix, lundi, de refuser la démission du chef de gouvernement, Gabriel Attal, le temps que la situation politique se clarifie.

Le président est-il obligé de nommer un Premier ministre de gauche ? La situation actuelle est-elle prévue par la Constitution de la Ve République ? L'Assemblée nationale peut-elle censurer le gouvernement autant qu'elle le veut ? Marie-Anne Cohendet, constitutionnaliste et professeure en droit à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, a répondu aux questions des lecteurs et lectrices de franceinfo dans un chat, mardi 9 juillet. Voici ses réponses.

Sur la nomination d'un nouveau Premier ministre

Zouzou_le_pou : Le président peut-il choisir un Premier ministre d'un groupe politique qui n'a pas la majorité à l'Assemblée nationale ? Et si oui, quelles peuvent être les conséquences de ce choix ? 

Marie-Anne Cohendet : Cela suppose d'abord de définir le terme de majorité : beaucoup de gens disent qu'il n'y a pas de majorité à l'Assemblée actuellement, ce qui est faux. On distingue trois types de majorités : la majorité simple ou relative, pour le parti ou groupe ayant obtenu le plus grand nombre de voix ou de sièges, ce qui est aujourd'hui le cas du Nouveau Front populaire ; la majorité absolue, si un parti ou groupe obtient la moitié des sièges plus un ; et la majorité renforcée, avec les 2/3 ou 3/5 des sièges.

Le président peut proposer de gouverner à un parti ou un groupe qui n'a pas de majorité s'il a d'abord proposé de gouverner au groupe de partis, ou au parti, arrivé en tête, comme le veut la tradition républicaine. Si ce parti ou groupe de partis n'était pas en mesure de gouverner (parce qu'il refuserait de le faire ou que le gouvernement serait rapidement renversé), le président pourrait proposer de gouverner à un parti ou un groupe ayant un effectif moins important.

Rénarin : Constitutionnellement parlant, le président peut-il refuser de nommer quelqu'un et continuer avec Gabriel Attal en intérim prolongé ? 

Démocratiquement, Emmanuel Macron ne pourrait pas garder Gabriel Attal éternellement. On doit tenir compte du vote. Très concrètement, dès que l'Assemblée sera réunie, les députés pourront adopter une motion de censure. Si le président voulait à toute force maintenir le même gouvernement, ou lui confier les affaires courantes, il ne respecterait pas la volonté du peuple, et nous serions donc dans une crise politique.

D'après la Constitution, le président dispose d'un "délai raisonnable" pour nommer un Premier ministre, mais ce n'est pas défini précisément. Dans les autres pays, c'est en général quelques semaines, voire mois. La situation actuelle, entre les Jeux olympiques et la guerre en Ukraine, est particulière, d'autant que l'élection n'a pas donné de majorité absolue claire. Il est important de laisser la majorité s'organiser pour dégager un candidat et un programme clairs, mais attendre six mois ou un an ne serait pas non plus acceptable. Si Gabriel Attal était renversé, Emmanuel Macron pourrait aussi nommer un gouvernement technique.

Promeneur : Quelle est la valeur juridique de la "tradition républicaine" ? Cela me paraît étonnant que des règles majeures sur l'attribution du pouvoir (nomination ou démission du Premier ministre) ne soient pas fixées autrement...

L'article 7 de la Constitution dit que le président nomme le Premier ministre, a priori qui il veut, et l'article 49 prévoit la responsabilité du gouvernement devant le Parlement. Effectivement, les règles sont très larges, mais c'est volontaire, pour laisser des marges au politique, en se disant que la majorité des députés a le pouvoir de renverser le gouvernement. Le droit dit "c'est une question politique", et c'est pour ça qu'on n'a pas besoin de règles plus précises.

Par exemple, en 1877, sous la IIIe République, il y a eu un bras de fer très dur entre le président de la République monarchiste et la majorité des députés républicains. Le président Patrice de Mac-Mahon refusait de nommer un gouvernement républicain : pendant trois ans, les gouvernements étaient renversés sans arrêt, jusqu'à ce que le président soit acculé à la démission.

Hector Pitude : Qui, ou quelle institution, aurait le pouvoir de forcer le président de la République à accélérer sa décision ? Le Conseil constitutionnel, le Sénat ? Personne ?

Il peut y être pressé, mais ni par le Conseil constitutionnel ni par le Sénat : par les députés eux-mêmes, en renversant le gouvernement. En cas d'adoption d'une motion de censure, le président est obligé d'accepter la démission du Premier ministre.

Sur le risque de nouvelle dissolution

Sandra Yann : Il me semblait que l'Assemblée ne pouvait pas être dissoute pendant un an. Du coup, quel serait l'effet d'une motion de censure ? 

Attention à ne pas confondre la dissolution, quand le président met fin au mandat des députés prématurément, et la motion de censure, qui signifie que les députés votent pour renverser le gouvernement. Le principe du régime parlementaire dans lequel nous sommes, c'est que le peuple élit ses représentants, les députés, qui se réunissent pour former une majorité. Celle-ci désigne un chef de gouvernement, qui est contrôlé et surveillé par nos représentants.

Si ce gouvernement mène une politique non conforme à la volonté du peuple, les députés ont le devoir de le renverser, et un nouveau doit ensuite être désigné. Selon les articles 49 et 50 de la Constitution, si les députés votent une motion de censure, le Premier ministre doit remettre au président de la République la démission du gouvernement.

Mar1 : Bonjour, en cas de démission du président, le nouveau, une fois élu, pourrait-il dissoudre l’Assemblée dans la foulée ?

Non : normalement, il n'y a pas de "remise à zéro" du compteur de dissolutions en cas de démission du président de la République et de l'élection d'un nouveau chef de l'Etat. L'article 12 est on ne peut plus clair : "Il ne peut être procédé à une nouvelle dissolution dans l'année qui suit ces élections." La raison d'être de ce texte, c'est d'empêcher l'instabilité parlementaire.

Sur le risque d'un blocage institutionnel

Ginette des Faubourgs : Se peut-il que toutes les formules de gouvernance soient épuisées ou impossibles et donc qu'on arrive à un blocage des institutions ? 

Il est effectivement possible qu'il y ait des gouvernements qui soient renversés les uns après les autres [si les partis qui les composent ne disposent pas de majorité absolue à l'Assemblée]. C'était la situation des Italiens il y a quelques années, avant qu'ils n'optent pour un gouvernement de techniciens. En France, c'est notamment en octobre, au moment du vote du budget, qu'il sera important d'avoir une majorité constituée.

Concernant un "blocage des institutions", je n'ai pas le souvenir d'avoir déjà vu cette situation. On peut trouver des solutions, trouver un gouvernement technique, et il pourra y avoir une nouvelle dissolution dans un an.

"La Constitution de la Ve République a été écrite spécifiquement en pensant qu'on n'aurait jamais de majorité absolue."

Marie-Anne Cohendet, constitutionnaliste et professeure de droit à l'Université Paris 1

à franceinfo

Quand Charles de Gaulle et Michel Debré l'ont écrite, ils ont mis en place plusieurs mécanismes pour permettre de gouverner même en l'absence de cette majorité, comme l'article 49.3 qui permet d'adopter une loi sans vote quand il faut adopter une loi importante. Si la majorité des députés y est hostile, le gouvernement peut toujours être renversé. Donc pas de panique, notre Constitution est prévue pour ça.

Bibilasouris35 : Que se passera-t-il si le budget n'est pas voté à la rentrée ? 

On peut faire voter le budget par 49.3 : il sera donc adopté sauf en cas de majorité absolue des députés contre [qui s'allieraient pour adopter une motion de censure]. Pour l'adoption des lois de finances, les articles 47 et 47-1 prévoient des mécanismes qui facilitent l'adoption des budgets. Et il ne faut pas oublier que les députés sont responsables devant le peuple. Si les députés mettaient l'Etat dans une situation de crise grave, le peuple ne les réélirait pas. Tous les votes sont publics, pour que les citoyens puissent contrôler leur action.

Sur les sorties de crise possibles

Ginette des Faubourgs : Dans le cas d'un gouvernement technique, celui-ci est-il contraint de passer devant l'Assemblée pour un vote de confiance ?

Il y a une controverse récurrente sur le caractère obligatoire, pour le gouvernement, d'engager sa responsabilité devant les députés sur son programme. Si on fait une interprétation stricte de la Constitution, cet engagement est obligatoire. Mais sous la Ve République, très souvent, les gouvernements se sont contentés d'une déclaration de politique générale, et quelques-uns n'ont pas engagé leur responsabilité du tout. Mais on considère que ce n'est pas dramatique, puisqu'on sait que la majorité des députés a toujours la possibilité de renverser le gouvernement.

Lucas : Est-ce que cette période plaide pour une évolution des institutions ? Dans quelle direction pourraient-elles évoluer ?

Cette période montre effectivement que le fonctionnement de nos institutions est un peu déstabilisé. Les experts sont partagés : certains diront que la situation montre que nos institutions sont adaptées et qu'elles vont fonctionner malgré tout. D'autres en profitent pour remettre en cause l'Etat de droit et la Constitution, comme le Rassemblement national qui veut réviser la Constitution pour pouvoir contourner le Conseil constitutionnel. D'autres, enfin, estiment qu'on pourrait tirer des leçons de cette crise pour créer un régime plus démocratique. Certaines réformes peuvent se faire sans révision constitutionnelle, comme par exemple le changement du mode de scrutin pour adopter un scrutin proportionnel.

Yanae : Qu'est-ce qu'une Assemblée constituante et cela peut-il être un moyen de sortir de l'impasse actuelle ? 

Une Assemblée constituante est chargée de fabriquer une nouvelle Constitution. Changer de Constitution peut permettre de sortir d'une situation de blocage, mais c'est une grande aventure dans laquelle il ne faut se lancer qu'avec beaucoup de prudence. C'est pourquoi l'article 89 de notre Constitution prévoit une révision en plusieurs étapes.

La Ve République ne prévoit pas d'Assemblée constituante, mais une révision à l'initiative du législatif ou de l'exécutif, puis une adoption dans les mêmes termes par les deux chambres. Et à la fin, c'est en principe le peuple qui valide cette révision par référendum, ou, si le président le décide et si l'initiative vient de l'exécutif, la révision peut être adoptée par les deux chambres réunies en Congrès aux 3/5es des voix. L'Assemblée constituante existe dans d'autres pays, ou peut s'imaginer en cas de révolution, par exemple.

Chris30 :  Le président jugeant la situation inextricable ou risquée pour le pays pourrait-il invoquer l'article 16 de la Constitution ?

L'article 16 de la Constitution [qui confère des pouvoirs exceptionnels au président] est effectivement tout à fait exceptionnel. Son utilisation semble très hautement improbable actuellement. Il peut être activé "lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacées d'une manière grave et immédiate".

Ce sont donc des circonstances extrêmement graves : si le pays était totalement paralysé, par exemple, il pourrait en faire usage. Mais pour faire face à une instabilité gouvernementale, ce serait totalement inadapté, scandaleux, et il ne le ferait certainement pas. Et si le président venait à commettre un "manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat", il pourrait être fait usage de l'article 68 pour réclamer sa destitution. Mais il faut se rassurer : ça n'est pas du tout raisonnablement envisageable actuellement.

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