Témoignages "Si Bardella devient Premier ministre, qu'est-ce qui va se passer ?" : étrangers et Français issus de l'immigration redoutent une victoire du RN aux législatives

Article rédigé par Mathilde Goupil
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9 min
En cas de nomination au poste de Premier ministre, le président du RN, Jordan Bardella, ferait de la lutte contre l'immigration une "urgence", a-t-il affirmé le 14 juin 2024 sur BFMTV. (HELOISE KROB / FRANCEINFO)
Le Rassemblement national est favori des sondages en vue des élections législatives, organisées le 30 juin et le 7 juillet. Des personnes issues de l'immigration confient à franceinfo leurs craintes dans l'hypothèse d'une arrivée au pouvoir du parti.

"On est inquiets et très stressés", lâche Maïa, dans un mélange de français et d'anglais. En 2023, cette Géorgienne de 40 ans racontait à franceinfo comment elle avait quitté son pays quatre ans plus tôt, avec son mari et ses cinq enfants, pour fuir la pauvreté. Un an plus tard, déboutée à deux reprises du droit d'asile depuis 2019, Maïa et sa famille sont toujours là et ont trouvé une "stabilité".

Au printemps, la quadra a même déposé une demande de régularisation à la préfecture de Cergy (Val-d'Oise). Avec son CDI de femme de ménage dans un hôtel parisien, et habitant en France depuis cinq ans, elle remplit les conditions pour obtenir une carte de séjour d'un an, renouvelable. Mais Maïa joue contre la montre. Comme de nombreux sans-papiers, mais aussi des étrangers résidant légalement en France et des Français issus de l'immigration, elle s'inquiète d'une possible victoire du Rassemblement national (RN) aux législatives. Et pour cause : tous seraient, à des degrés différents, concernés par des mesures du parti si ce dernier arrivait au pouvoir.

La crainte des exilés d'être expulsés

En cas de nomination au poste de Premier ministre, le président du RN, Jordan Bardella, ferait de la lutte contre l'immigration une "urgence", a-t-il affirmé sur BFMTV. "L'absence de maîtrise de l'immigration depuis des décennies a conduit à ce que l'assimilation des étrangers présents sur le sol national devienne impossible", justifie le parti dans son programme. Le RN veut donc "restreindre et contrôler l'immigration illégale mais aussi légale".

Une circulaire demandant aux préfets de suspendre "toutes les régularisations" d'étrangers en situation illégale serait ainsi publiée dès juillet. Un projet de loi "d'urgence" sur l'immigration, présenté dès l'été, rétablirait un "délit de séjour irrégulier", faciliterait les expulsions d'étrangers délinquants, transformerait l'aide médicale d'Etat, accessible aux personnes en situation irrégulière, en un fonds qui ne couvrirait que l'"urgence vitale". Ces mesures signeraient la fin du rêve français pour Maïa et sa famille.

"Je ne veux même pas imaginer devoir retourner en Géorgie. La situation politique est très compliquée, il y a des manifestations, la Russie veut prendre tout notre territoire..."

Maïa, Géorgienne

à franceinfo

Le RN prévoit aussi de restreindre le recours au regroupement familial, qui permet aux étrangers en situation régulière de faire venir en France leur famille, sous conditions de ressources et de logement. Cisse, Malien de 53 ans, espère ainsi que sa femme et son fils le rejoindront, pour "prendre soin" de lui, alors que son "diabète" l'a placé en arrêt maladie, après 15 ans à exercer le métier de manutentionnaire en CDI. Son projet est au point mort, car ses ressources ne lui permettent pas de louer un logement assez grand pour les accueillir. Si les conditions de regroupement se durcissaient comme le souhaite le RN, l'espoir de voir sa famille réunie s'éloignerait encore plus. Une "injustice" pour quelqu'un qui a travaillé toute sa vie dans l'Hexagone, regrette-t-il.

"Quid de ma naturalisation ?"

En cas de victoire, le RN compte également supprimer le droit du sol, un principe historique qui permet à une personne née en France de parents étrangers et ayant grandi dans l'Hexagone d'accéder à la nationalité française à sa majorité. Le parti souhaite révoquer cette automaticité et soumettre l'accès à la nationalité à un examen détaillé par l'administration, à l'instar d'une demande de naturalisation. Comme c'est déjà le cas pour cette procédure longue et complexe, la validation de la demande serait soumise à certains critères basés notamment sur le casier judiciaire, selon le service communication du RN.

Une décision "illogique" selon Inès*, trentenaire née à Paris de parents marocains, et qui a elle-même acquis la nationalité française en raison du droit du sol. "Enfant, je n'avais aucune idée que je n'étais pas française : je suis née en France, j'ai toujours parlé français, j'allais à l'école en France et tous mes copains étaient français, égraine cette élève avocate. Je ne m'identifiais pas vraiment à ma nationalité marocaine : j'allais au Maroc une fois par an pour les vacances !" Pour elle, ceux nés en France "ne devraient pas avoir à justifier" d'être français, au risque de créer chez eux le sentiment d'être un citoyen de seconde classe.

S'il n'est pas encore français, Youcef* compte le devenir. Cet avocat de 30 ans, né au Maroc et venu étudier le droit à Paris, a déposé sa demande il y a 18 mois. "En cas de changement de majorité à l'Assemblée, quid de ma naturalisation ?", s'interroge-t-il. La restriction de cette procédure à des "conditions très strictes" figure dans une proposition de loi constitutionnelle déposée en janvier à l'Assemblée par le RN.

"Je me sens déjà français : j'ai fait mes études dans un lycée français au Maroc, j'ai une vie familiale en France, j'ai un métier qui m'amène à manier la langue de Molière..."

Youcef*, Marocain

à franceinfo

Comme Youcef, Karim pourrait, en théorie, bénéficier de la nationalité française aujourd'hui. Mais cet Algérien, arrivé en France à 7 ans, n'a jamais terminé les démarches pour devenir français, engagées il y a huit ans. "Il manquait toujours des papiers... J'ai laissé tomber", détaille l'installateur de fibre optique dans la région lyonnaise. Face à la potentielle arrivée du RN au pouvoir, il dit "regretter un peu". "Si Jordan Bardella devient Premier ministre, qu'est-ce qu'il se passe pour moi ?"

Les Français binationaux aussi concernés

S'il accède au pouvoir, le RN souhaite aussi mettre en place une "priorité nationale". Cette mesure, pour laquelle plusieurs cadres du parti ont comparu en justice fin juin, pourrait être censurée par le Conseil constitutionnel, rappelle Le Monde. Si elle était adoptée, les Français seraient les seuls à bénéficier de certaines aides sociales, et auraient droit en priorité au logement social ou à un emploi. "Pourquoi serais-je traité différemment [d'un Français] ?", s'interroge Nourdine, Algérien de 47 ans, installé depuis 2017 avec son épouse dans une habitation à loyer modéré (HLM) en banlieue parisienne. S'il pense qu'il faut être "sévère" avec les "étrangers délinquants", Nourdine regrette que la priorité nationale touche "la majorité silencieuse des immigrés, qui participent à la vie économique du pays, ne font pas de bruit et sont intégrés".

Une partie des Français pourrait aussi faire les frais de mesures du RN. La proposition de loi constitutionnelle déposée par ses députés en janvier prévoit qu'une simple loi puisse interdire aux binationaux "l'accès à des emplois dans l'administration, des entreprises publiques et (...) chargées d'une mission de service public". Asma, professeure de SVT de 40 ans, craint qu'on lui demande de renoncer à sa deuxième nationalité tunisienne pour continuer à exercer son métier.

"Choisir entre mes deux nationalités, c'est me demander de choisir entre mon père et ma mère, je ne pourrai pas."

Asma, Franco-tunisienne

à franceinfo

Lundi, lors de la présentation de son programme pour les législatives, Jordan Bardella a confirmé que cette mesure était toujours d'actualité, promettant néanmoins de la limiter à "un certain nombre d'emplois stratégiques" de l'Etat, dans les domaines de "la sécurité et de la défense". Objectif affiché : "éviter les ingérences" étrangères, selon le patron du RN, qui a cité le cas russe.

"Porter mon foulard m'a aidée à m'assumer"

Outre les binationaux, les Français de confession musulmane, tout comme leurs coreligionnaires étrangers, sont aussi nombreux à confier redouter une arrivée au pouvoir du RN. Parmi les craintes fréquemment citées : l'interdiction du port du voile dans l'espace public. La mesure reste un "objectif" de Jordan Bardella, mais a été renvoyée à l'après-présidentielle, relate Le Parisien. Là encore, des obstacles juridiques s'opposent à son instauration, reconnaît le parti.

"C'est quelque chose qui me heurterait au plus profond de moi-même", assure Nawel, étudiante en région parisienne, qui porte le foulard depuis la classe de seconde. Le vêtement a été pour elle une façon "de [s]e cacher du regard des gens" à l'adolescence, face à un corps qu'elle ne reconnaissait plus. "Porter mon foulard m'a aidée à m'assumer, à avoir davantage confiance en moi", explique-t-elle. La jeune femme promet qu'elle "refuserai[t] de le retirer" même si la loi l'exigeaitQuitte à quitter la France, pour le Maroc, le Canada ou l'Indonésie, où elle pourrait travailler en le portant.

Nawel ne craint pas seulement les mesures dévoilées par le RN lundi. Elle redoute que "le climat nauséabond" qui règne selon elle, en France, pour "la communauté musulmane (...) et les personnes racisées", ne se renforce en cas de victoire de l'extrême droite. Une peur partagée par l'immense majorité des personnes interrogées, qui décrivent des expériences de racisme du quotidien plus ou moins nombreuses mais en hausse ces dernières années.

Vers une hausse  de la violence raciste ?

Ces inquiétudes "sont antérieures à la perspective de l'arrivée au pouvoir du RN", explique Olivier Le Cour Grandmaison, maître de conférences en science politique à l'université Paris-Saclay Evry-Val d'Essonne, qui a beaucoup travaillé sur le racisme. "Mais elles n'ont cessé d'augmenter depuis 2005 [et les émeutes liées à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré] en raison de l'extrême droitisation des partis de gouvernement" précise-t-il. Le spécialiste cite notamment l'abolition du droit du sol à Mayotte annoncée en février par le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, après avoir été réclamée de longue date par le Rassemblement national.

Une affiche pour un candidat du Rassemblement national aux élections législatives en Vendée, le 23 juin 2024. (MATHIEU THOMASSET / HANS LUCAS / AFP)

En cas d'arrivée du RN au pouvoir, "il est à craindre que cela libère une parole raciste plus importante", confirme le politiste, alors que plusieurs enquêtes, notamment de Mediapart, Libération et L'Humanité, ont mis en lumière les propos racistes et antisémites de dizaines de candidats RN. Une vidéo révélée par "Envoyé spécial" témoigne aussi d'un passage à l'acte chez certains sympathisants RN.

Les agressions de groupuscules d'extrême droite se sont par ailleurs multipliées ces derniers jours, relate Libération, certains mis en cause se réjouissant ouvertement de l'arrivée prochaine du RN au pouvoir. "La difficulté est de faire la différence entre la minorité agissante, qui a déjà recours à la violence politique et ce qui pourrait se passer à l'échelle de centaine de milliers d'électeurs. Que feront ces gens-là ? (...) Est-ce que l'accession du RN au pouvoir libérerait une parole raciste dans une partie plus large de la société ? C'est possible, mais difficile de dire dans quelle mesure", estime Marion Jacquet-Vaillant, maîtresse de conférences à l'université Paris Panthéon-Assas et spécialiste de la mouvance identitaire. L'ampleur de ces agissements dépendra notamment, selon elle, de la réponse du RN. "Nos compatriotes de nationalité ou d'origine étrangères qui travaillent, respectent la loi et qui aiment la France, n'ont rien à craindre", a promis Jordan Bardella sur BFMTV. Sans pour autant faire le ménage dans ses rangs, relève TF1.

* Le prénom a été modifiée à la demande de l'intéressé(e).

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