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Infographies Bill Gates, Taylor Swift, Bernard Arnault… L'été où les voyages en jet privé des ultra-riches sont devenus un scandale climatique

En plein été caniculaire, ces vols, très émetteurs de gaz à effet de serre, ont provoqué un tollé. Qui s'est transformé en débat politique.

Article rédigé par Brice Le Borgne, Thomas Baïetto
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 16min
Alors que l'Europe est frappé par de nombreux feux de forêts, les vols en jet-privé, un moyen de transport très polluant, ont choqué l'opinion publique. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

Ont-ils vu les flammes par le hublot de leur jet privé ? Le 8 août, les passagers du Falcon-7X du groupe de Vincent Bolloré passent à quelques dizaines de kilomètres de l'incendie qui ravage la forêt de Romeyer (Drôme), dans le Vercors. C'est un éclair qui a allumé le brasier, mais la responsabilité humaine n'est pas bien loin. En larguant des quantités phénoménales de gaz à effet de serre dans l'atmosphère, nos sociétés ont réchauffé le climat et augmenté la fréquence et l'intensité des sécheresses et donc le risque d'incendie en France.

Or, il n'existe pas beaucoup de moyens plus efficaces de réchauffer le climat, pour un individu, que de se déplacer en jet privé. En volant de Paris à Toulon, le ou les passagers du Falcon-7X ont émis environ 4,12 tonnes de CO2. C'est 25 fois plus que s'ils avaient pris la voiture et 2 843 fois plus que pour le même trajet en TGV, pour une personne. Et ce n'était que l'un des cinq vols d'une journée à 27,4 tonnes de CO2, d'après nos calculs (lire notre méthodologie à la fin de l'article).

Ce raisonnement est au cœur de la démarche des comptes de "flight-tracking" qui ont fleuri ces derniers mois sur les réseaux sociaux pour recenser les déplacements en avion d'affaires des grands patrons français, et leurs effets sur le climat. En cet été marqué par les manifestations violentes du réchauffement et par une crise énergétique, leur démarche a rencontré un écho important, poussant le ministre délégué aux Transports, Clément Beaune, à prendre publiquement position pour une régulation des vols de ces appareils. "Ma motivation est écologique et politique. Je voulais montrer que les plus riches d'entre nous vivent sur une autre planète et polluent énormément pendant qu'on demande des efforts aux autres", nous explique Maxime*, un ingénieur en aéronautique aux commandes du compte Twitter @I_Fly_Bernard, une référence à Bernard Arnault, le patron de LVMH.

Un remède contre le "greenwashing"

"Ce genre d'information est en général caché par les grands pollueurs, qui maîtrisent parfaitement leur image", complètent les créateurs du compte Instagram baptisé "L'avion de Bernard", en pointant le "greenwashing" (éco-blanchiment) de certains de ces groupes. Ce mode de transport est régulièrement en contradiction avec leur communication. Le 17 mars dernier, l'avion appartenant au groupe JCDecaux a fait quatre vols, dont un Toulon-Nice de 16 minutes, émettant en une seule journée, d'après nos calculs, environ 10,4 tonnes de CO2. Le lendemain, le compte Twitter de l'entreprise française vantait sa "démarche éco-responsable" pour le recyclage et le "zéro déchet".

Pour prendre la mesure du phénomène dénoncé, franceinfo s'est appuyé sur le travail de ces "flight-trackers" pour analyser l'usage des avions d'affaires par les grandes entreprises françaises depuis le début de l'année 2022. L'ensemble des données que nous avons utilisées sont disponibles publiquement, grâce à des sites comme ADS-B Exchange. Nos chiffres d'émissions de CO2 sont des estimations basses (lire notre méthodologie à la fin de l'article). Notre travail ne s'intéresse qu'à une fraction des 500 avions d'affaires circulant en France : une grande partie d'entre eux ne sont pas directement utilisés par leur fortuné propriétaire, mais sont en location ou en leasing, ce qui rend leur identification plus difficile.

Le groupe TotalEnergies, pour lequel deux avions ont été identifiés, est largement en tête de notre échantillon (2 330 tonnes de CO2 depuis le 1er janvier), devant les groupes de François Pinault (1 442,2 tonnes) et de Vincent Bolloré (1 243,8 tonnes). Pour rappel, l'empreinte carbone totale d'un Français est en moyenne de 11,5 tonnes équivalent CO2 par an et l'objectif pour limiter le réchauffement climatique est d'arriver à 2 tonnes par personne. Certains appareils sont utilisés pour des vols très courts : 1h11 en moyenne pour un aéronef du groupe Bolloré, 1h20 pour celui du groupe JCDecaux.

Un débat venu des Etats-Unis

Cette polémique, et ce débat public qui monte, ne se limite pas qu'à la France. Le modèle qui a inspiré les deux comptes français s'appelle Jack Sweeney, un jeune Américain passionné d'aéronautique. En juin 2020, il a lancé le compte Twitter @ElonJet pour suivre les pérégrinations du patron de Tesla, Elon Musk. Sans préciser, au départ, ses émissions de CO2. Depuis, ce compte a fait des petits : @Celebjets, @GatesJets (pour Bill Gates), @BezosJets (pour Jeff Bezos), ZuccJet (pour Mark Zuckerberg), @SportJets ou encore @USAirForceVIP. Son travail a permis de mettre en lumière les sauts de puce (des vols de quelques minutes) pour conduire les avions au garage ou certains voyages absurdes, comme cet aller-retour d'Elon Musk entre le Texas et Mikonos : plus de 11 tonnes de CO2 pour... deux jours sur place. Nous avons estimé la contribution au réchauffement climatique des avions identifiés par Jack Sweeney, en utilisant la même méthode de calcul.

Contrairement à ce qu'avait affirmé une étude largement médiatisée cet été, ce n'est pas la chanteuse Taylor Swift qui domine ce classement, mais Bill Gates, avec ses deux avions (3 210,71 tonnes de CO2). En 2021, le fondateur de Microsoft s'était défendu en assurant utiliser des biocarburants – qui émettent tout de même des gaz à effet de serre et qui doivent de toute façon être mélangés à du kérosène – et compenser ses émissions, une méthode critiquée qui repose sur l'équivalence entre des dégâts certains – les émissions – et des bénéfices hypothétiques – le CO2 absorbé par un arbre dans vingt ans, s'il n'a pas brûlé d'ici là.

Que répondent les autres personnalités face aux critiques ? Franceinfo les a toutes contactées. Le rappeur Drake, les groupes Amazon, Bouygues, JCDecaux et Kering (Pinault) n'ont pas souhaité faire de commentaires. Les autres ne nous ont pas répondu. Nous nous sommes donc tournés vers l'European Business Aviation Association (EBAA), qui défend les intérêts du secteur. "Dans la même journée, vous pouvez aller à un point A, B, C et D, alors que cela vous prendrait cinq jours par un autre moyen", argumente Arthur Thomas, senior manager et analyste des marchés à l'EBAA. "On achète du temps avec un avion d'affaires. Le temps est la ressource la plus chère qui existe. Sa course est invariable, et le temps perdu ne se rattrape pas". Il voit dans le jet "un outil professionnel indispensable", qui permet de "gagner face à la concurrence".

"Même lorsqu'elles existent, les alternatives à l'avion d'affaires sont plus longues et moins flexibles. En faisant ça, vous perdez de l'argent en tant que société."

Arthur Thomas, de l'EBAA

à franceinfo

L'EBAA et le porte-parole du gouvernement français, Olivier Véran, mettent en avant la faible part de l'aviation privée dans les émissions de gaz à effet de serre. En France, elle pèse 2% des émissions du trafic aérien et 0,1% du total des émissions françaises, parmi lesquelles la voiture reste le moyen de transport qui pèse le plus lourd (15,8%)"L'usage individuel du jet privé est une toute petite partie du jet, qui est lui-même une toute petite partie de l'usage de l'avion, qui représente une toute petite partie des émissions de CO2", a déclaré le ministre sur France Inter, en opérant une distinction entre ceux qui se payent un vol en jet et ceux qui possèdent un appareil. Pour Arthur Thomas, le secteur peut même jouer un rôle dans la lutte contre le réchauffement climatique, qui se réglera, selon lui, par "la technologie" : "Notre point de vue, ce n'est pas moins d'avions, mais des avions dotés de technologies qui ne polluent pas. Et le secteur de l'aviation d'affaires est le mieux placé pour les développer."

"Aujourd'hui, il faut arrêter d'émettre"

Le lobby du secteur met en avant les 101 500 emplois du secteur et ce chiffre : 80% des vols ont un motif professionnel. Une affirmation qui fait sourire l'ONG Transport et Environnement, à l'origine d'un rapport sur le sujet en mai 2021 (en anglais). "Nous avons identifié un pic clair du trafic d'aviation d'affaires durant les mois d'été", écrivent les auteurs. C'est effectivement ce que l'on constate sur les données de mouvements des avions d'affaires en Europe, fournies par l'EBAA et représentées ci-dessous. En plus d'une augmentation en été, ces courbes montrent une forte croissance du trafic depuis 2018 : en juillet 2022, il a été 25% plus fort qu'en juillet 2019. "Il n'y a rien de sensationnel à ce que l'aviation d'affaires soit active en été. L'aviation est un mode de déplacement et, que ce soit pour le business ou pour les loisirs, les humains se déplacent davantage en été. C'est vrai dans tous les secteurs de transport", réagit Arthur Thomas, de l'EBAA.

Autrice du dernier rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), Yamina Saheb estime que les défenseurs des jets privés n'ont pas compris la situation dans laquelle nous nous trouvons : "100 000 emplois en jeu, mais combien de morts derrière chaque gramme supplémentaire de CO2 ? Nous avons déjà tellement émis de gaz à effet de serre... Aujourd'hui, il faut arrêter d'émettre. Même si c'est 0,0001%, c'est déjà trop", poursuit cette spécialiste de la sobriété, qui voit dans ce mode de transport "des émissions inutiles".

"Emettre du carbone parce qu'on est médecin et qu'on doit prendre sa voiture pour sauver une vie, c'est acceptable. Mais émettre pour fêter son anniversaire à 3 000 km de chez soi, ça ne devrait pas exister."

Yamina Saheb, autrice du Giec

à franceinfo

Au-delà du jet privé, ce débat pose de manière crue la question des inégalités face au réchauffement climatique. A l'échelle individuelle, les plus riches sont à la fois ceux qui contribuent le plus à ce phénomène et ceux qui y sont le moins exposés, parce qu'ils ont les moyens financiers de se protéger. "Les individus au statut socio-économique élevé contribuent de manière disproportionnée aux émissions et ont un plus grand potentiel de réduction", écrivent les auteurs du Giec dans leur dernier rapport.

Pourtant, ces personnes fortunées échappent parfois aux mesures prises pour limiter les émissions. "Depuis le mois de mars dernier, il est interdit pour le commun des mortels de prendre l'avion si une alternative en train est possible pour moins de 2h30 de trajet. Cette loi votée ne concerne pas les jets privés. Or, si les super-pollueurs disposent de super-dérogations, ça va être compliqué de demander davantage d'efforts aux Français", estimait le 22 août sur franceinfo l'économiste Lucas Chancel.

"C'est super d'avoir un impact"

Derrière leurs ordinateurs, les animateurs des comptes @I_Fly_Bernard et @laviondebernard ne boudent pas leur plaisir. "C'est super d'avoir un impact", savoure Maxime. "On est tellement contents que les politiques se saisissent des données qu'on calcule pour alimenter le débat", reconnaissent les créateurs de L'avion de Bernard, tout en jugeant les premières réactions du gouvernement peu convaincantes. L'ONG Transport et Environnement propose par exemple d'interdire à l'horizon 2030 les jets thermiques, et, d'ici là, de taxer le kérosène de l'aviation d'affaires (qui l'est très peu aujourd'hui, comme celui de l'aviation classique) et d'appeler à une réduction des vols.

Pour Yamina Saheb, ce débat "sera une réussite si et seulement si il permet d'enclencher de vraies discussions sur les politiques nécessaires pour métamorphoser nos sociétés et notre économie". En attendant, cette affaire a eu au moins une conséquence concrète : Bernard Arnault a dû changer ses habitudes pour se faire plus discret. Son Bombardier Global 7500, un avion à 60 millions d'euros, n'a effectué qu'un seul vol depuis le 15 juin. Comme le raconte Le Bien Public, c'est dans un Airbus de location qu'il a dû se rendre à Dijon (Côte-d'Or). Les contrariétés ne sont peut-être pas terminées pour le milliardaire et ses camarades : depuis le mois de juillet, un nouveau compte Twitter, @YachtCO2tracker, recense les mouvements de leurs yachts.

* Le prénom a été modifié.


Méthodologie

Ces estimations et calculs ont été réalisés à l'aide de données publiques. Nous avons pu établir l'appartenance d'un avion à une personne, un groupe ou sa filiale, en épluchant les documents financiers de l'entreprise qui le possède, ou d'autres informations disponibles en ligne. Pour suivre les déplacements des avions sélectionnés, nous avons utilisé le site ADS-B Exchange, qui permet de consulter, pour une date donnée ou en temps réel, les trajets de (presque) n'importe quel aéronef. En se basant sur le code développé et publié en open source par le compte I_fly_bernard, et en l'adaptant, nous avons pu automatiser la récupération de tous ces déplacements depuis le 1er janvier 2022.

Pour estimer les émissions de chaque avion, nous avons d'abord collecté la consommation moyenne de carburant en fonction du modèle de chaque avion, grâce au site Conklin & de Decker, site spécialisé dans l'aéronautique. Nous avons ensuite appliqué un facteur d'émission de CO2 par kg de carburant consommé, défini par l'Organisation de l'Aviation civile internationale (Oaci) à 3,16 kg de CO2 par kg de carburant, pour le carburant Jet-A, un des plus souvent utilisés. Il fallait ensuite ajouter à cela un facteur de 0,664 kg de CO2 par kg de carburant, pour inclure dans le calcul la fabrication de celui-ci, comme recommandé par l'Ademe. Au final, nous avons appliqué un facteur de 11,68 kg de CO2 émis pour 1 gallon (3,7 litres) de Jet-A consommé.

Les émissions de CO2 détaillées dans cet article sont des estimations basses de l'impact de ces avions sur le climat, pour plusieurs raisons. D'abord, parce que nos calculs ne prennent pas en compte les traînées de condensation, qui doublent l'effet réchauffant, comme le précise le cabinet spécialisé Carbone 4Ensuite, parce que le facteur de 3,16 kg de CO2 par kg de carburant ne comprend pas l'intégralité des déplacements d'un avion (au sol notamment). Enfin, parce qu'il arrive que certaines parties des vols, par exemple au-dessus de zones désertiques, ne soient pas détectées par les antennes qui captent les signaux Ads-B des avions.

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