: Enquête Comment l'oligarque russe Suleyman Kerimov a mis ses milliards à l'abri des autorités fiscales
À partir des fuites de données révélées par l’ICIJ ces dernières années, la Cellule investigation de Radio France a pu documenter les flux financiers de l’oligarque Suleyman Kerimov. La complexité des opérations montre comment il a acquis une longueur d'avance sur les autorités.
Au 13 avril 2022, la France avait gelé près de 24 milliards d'euros de biens et avoirs financiers russes sur son territoire. Ce chiffre, important à première vue, est paradoxalement une sorte d'aveu d'impuissance des autorités françaises. En effet, la majorité des 33 biens villas et appartements de luxe visés font partie des rares biens dont l'identité des propriétaires n'est pas cachée. Mais qu'en est-il des oligarques dont les avoirs s’abritent derrière des cascades de sociétés offshore détenues par des hommes de paille ?
Les oligarques russes apprécient particulièrement ces montages, comme le montrent des documents provenant de plusieurs fuites de données ("Panama Papers", "Paradise Papers", "FinCEN Files", "Pandora Papers") révélées ces dernières années par le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) dont la Cellule Investigation de Radio France est partenaire. Ces données nous ont permis de reconstituer partiellement la carte des empires financiers cachés aux autorités fiscales. Et à ce titre, l'exemple de Suleyman Kerimov est un cas d'école. Son nom n'apparaît en effet jamais directement, ni publiquement, ni même dans les données confidentielles issues des cabinets offshore. Pour mener ses opérations, il s'abrite derrière des hommes de confiance basés en Suisse et sur ses proches (enfants et neveu).
Depuis des années, son entourage multiplie en effet les sociétés offshore dans des paradis fiscaux (Iles Vierges Britanniques, Chypre) grâce au cabinet Trident Trust qui s'occupe de leur enregistrement dans les principaux paradis fiscaux de la planète. Ces coquilles vides, créées en quelques minutes, ont servi à faire transiter des centaines de millions d'euros dans l'environnement de M. Kerimov grâce à des transactions opaques dont le but semble être de dissimuler l'origine et la destination de ces fonds, ainsi que le bénéficiaire réel de ces opérations.
Tatoueur et homme de paille
Depuis le début des années 2000 et jusqu'à récemment, on retrouve au centre de ces montages un homme d'affaires suisse, Alexander Studhalter. La holding Swiru (pour "Swiss et Russia") dont il revendique la propriété, a administré plusieurs dizaines de sociétés dans les paradis fiscaux, souvent liées à Suleyman Kerimov.
Premier constat : les actionnaires de ces coquilles financières changent très régulièrement. Il s'agit le plus souvent de diverses sociétés empilées les unes sur les autres. Il y a bien parfois des personnes qui apparaissent, mais pour servir de prête-noms. Dans le cas des sociétés administrées par Swiru, on trouve d'actuels et anciens salariés d’Alexander Studhalter, des clients de sa société fiduciaire ou, plus surprenant encore, de simples ressortissants helvétiques dont le profil étonne. C'est ainsi qu'un tatoueur basé à Lucerne, ville qui accueille les bureaux de M. Studhalter, est listé comme actionnaire de la société Fletcher Ventures, basée dans les Iles vierges britanniques et administrée par Swiru Holding.
En 2013, Fletcher Ventures vire 100 millions de dollars depuis son compte bancaire basé à l'AS Expobank de Riga en Lettonie, vers le compte bancaire suisse de la société LT Trading, également enregistrée dans les Iles vierges britanniques. La même année, Fletcher Ventures envoie 202 millions de dollars à la société LLC Gilia, basée elle à Moscou. Dans les deux cas, l'argent a bénéficié à des sociétés liées à Suleyman Kerimov. La première d’entre elle est détenue par Nariman Gadzhiev, neveu de l'oligarque russe. L'adresse de la seconde est identique à celle de Millenium Group de Suleyman Kerimov.
Rencontré par nos confrères de Tamedia en Suisse, le tatoueur, bénéficiaire effectif officiel de Fletcher Ventures selon des documents issus des Pandora Papers, a refusé de répondre à leurs questions et les a renvoyé vers… Alexander Studhalter. Ce dernier dément que le tatoueur ait été le réel propriétaire de la société offshore. Il nous a fait savoir que "la transaction avait eu lieu il y a près de 10 ans, et Fletcher Ventures a été liquidée. Nous ne pouvons plus fournir d'informations à ce sujet". L'homme d'affaires nous a tout de même précisé que "toutes les transactions pour mon compte propre, en partie en recourant à des actionnaires et gérants nominées (prête-noms, ndlr) dans le cadre d'un accord fiduciaire, étaient conformes aux lois anti-blanchiment et pleinement conformes à toutes les autres exigences". Avant d'ajouter : "L'identité du bénéficiaire effectif était connue des autorités, offices, et établissement bancaires concernés, à savoir M. Alexander Studhalter."
Des banques "malvoyantes"
La facilité avec laquelle ces flux financiers circulent, passant par de grandes banques occidentales, interroge. En 2013, l'un des établissements bancaires par qui ont transité ces virements a bien tiqué sur les montants et le profil des sociétés impliqués. Mais le signalement effectué par la Bank of New York Mellon auprès des autorités américaines est resté lacunaire, et confondait la société LT Trading, basée aux Iles vierges britanniques, avec une entreprise homonyme en Grande-Bretagne !
D'autres sociétés gérées par la holding Swiru sont impliquées dans des opérations financières bien plus importantes. Dans un contrat signé en juillet 2017 entre des banques russes et le géant de l'or Polyus Gold, longtemps contrôlé par Suleyman Kerimov, une annexe liste des prêts existants entre des sociétés liées à M Kerimov et d'autres gérées par Alexander Studhalter. Et quasiment toutes sont enregistrées dans les Iles vierges britanniques.
On découvre ainsi que la société Wandle Holding, qui détient les parts de Suleyman Kerimov dans Polyus Gold a reçu plus de sept milliards de dollars de prêts entre 2012 et 2017 de la part de coquilles dans les paradis fiscaux administrées par Swiru. Et là encore, le but de ses opérations semble difficilement compréhensible. Alexander Studhalter répète qu'il "avait plusieurs sociétés offshore - pour lui-même. Il était le propriétaire effectif de ces sociétés. Il effectuait donc ses propres transactions". Quant à Suleyman Kerimov, il n'a pas répondu à nos questions à ce sujet.
Quatre villas au Cap d'Antibes
Ces étranges d'opérations financières ont également eu pour théâtre la France, et plus précisément le Cap d'Antibes sur la Côte d'Azur. Car la même holding Swiru s'est retrouvée au centre d'une retentissante affaire judiciaire.
En résumé, la justice a reproché à la holding suisse d'avoir déboursé 127 millions d'euros pour l'acquisition de la Villa baptisée "Hier", alors que le prix de vente officiel transmis aux services des impôts n'était que de 35 millions d'euros. En tout, Swiru a procédé à l'achat de quatre villas au Cap d'Antibes entre 2006 et 2010. Un temps mis en examen et placés en détention provisoire, Alexander Studhalter et Suleyman Kerimov ont finalement vu les poursuites contre eux levées. Mais les éléments recueillis par le juge d'instruction montrent que la holding Swiru, bien qu'officiellement détenue par Alexander Studhalter, était bien en réalité la propriété de l'oligarque russe. Ce que les deux hommes contestent toujours.
D'après des documents judiciaires consultés par la cellule investigation de Radio France, les banques impliquées dans les achats des villas (Crédit Suisse, Barclays et Société Générale Private Banking à Monaco) ont en effet certifié au juge d’instruction, documents à l'appui, que l'oligarque Kerimov et/ou son neveu Nariman Gadzhiev étaient les bénéficiaires économiques de cette holding, et donc les propriétaires des villas. Il est notamment fait état d'une déclaration de trust signée par Alexander Studhalter attestant qu'il détient les actions de Swiru pour le compte de l'oligarque russe et/ou son neveu. Ces derniers ont par ailleurs signé, selon les documents bancaires, des attestations en tant que bénéficiaires des sociétés.
Des documents bancaires "falsifiés" ?
Ces éléments ont été confirmés en audition par un salarié de l’une des banques : "Lors d'une visite de la [villa] Médy Roc par la Barclays, monsieur Studhalter nous indique qu'il avait dû refaire trois fois la cuisine car elle déplaisait à madame Kerimov". Les enquêteurs ont également mis la main sur des mails démontrant l’implication de Suleyman Kerimov, désigné comme "le boss" par les employés, dans le fonctionnement des villas.
Alexander Studhalter affirme que les documents de la Barclays et de la Société Générale ont été falsifiés par un salarié qui a travaillé dans les deux banques. Il soutient que cette fraude aurait été reconnue par la justice française. Des sources judiciaires ont pourtant précisé à la Cellule investigation que la Cour d'appel, qui a annulé les mises en examen de Suleyman Kerimov et Alexander Studhalter, n'a pas été saisie de ce sujet, et qu'elle ne s'est jamais prononcée sur un éventuel caractère frauduleux de ces documents bancaires.
M. Studhalter n'a pas commenté les autres documents bancaires, dont ceux de Crédit Suisse, faisant apparaitre le neveu de Suleyman Kerimov comme bénéficiaire effectif de la Villa Hier. Dans l'une de ses réponses, il se contente de préciser qu'il n'est plus en affaire avec Suleyman Kerimov depuis 2013, et que les villas ont été revendues. Par ailleurs, le Registre du commerce et des sociétés, tout comme le Registre des bénéficiaires effectifs, désignent comme propriétaire des sociétés détenant les villas Gulnara Kerimova, la fille de Suleyman Kerimov, une coïncidence troublante.
D’étonnant virements vers une société offshore
Gulnara Kerimova n'est pas non plus étrangère au monde des sociétés offshore selon les documents du cabinet Trident Trust. Fin 2015, elle apparait, aux côtés de son frère Said, comme actionnaire d'une société des Iles vierges britanniques, Millennium Executive Ltd. À cette époque, le gérant de la coquille offshore était… Alexander Studhalter. "Je n'ai pas été en contact avec Said Kerimov et Gulnara Kerimova depuis quelques années", précise pourtant l'homme d'affaires suisse.
Plus récemment, en janvier 2018, le nom de Philipp Studhalter (le frère d'Alexander) apparait, là encore, en lien avec Gulnara Kerimova et Said Kerimov. Avocat de profession, il a apposé sa signature pour certifier les passeports des deux citoyens russes. Il a également envoyé une lettre de recommandation à Trident Trust pour les deux enfants de Suleyman Kerimov. "Nous [cabinet d'avocats] avons le plaisir de confirmer que notre cliente de longue date, Mme Gulnara Kerimova, est une personne très respectée et intègre", écrit-il.
Enfin, toujours en janvier 2018, la VP Bank de Vaduz au Lichtenstein envoie un courrier "strictement confidentiel" au cabinet Trident Trust : "À la demande de notre cliente, nous confirmons que madame Gulnara Kerimova […] est en relation d'affaires avec notre banque depuis novembre 2016". Une relation d'affaires qui a provoqué quelques remous, puisque plusieurs virements effectués en 2016, depuis le compte de la VP Bank vers la société Definition Services Inc aux Iles vierges britanniques, ont été signalés aux autorités américaines par la Deutsche Bank. Selon la banque allemande qui a interrogé la VP Bank, "les bénéficiaires effectifs de Definition Services sont des citoyens russes, Said Kerimov et Gulnara Kerimova, les enfants de l'oligarque russe Suleyman Kerimov." Ces transactions suspectes s'élèvent à 143 millions d'euros, et sont jugées par la banque allemande comme "sans but économique ou commercial apparent".
Nous avons cherché à joindre Gulnara Kerimova, en vain. Se présentant comme son avocat dans la lettre de recommandation, Philipp Studhalter nous a répondu "ne plus être en relation avec elle et son frère depuis des années", et être incapable de leur transmettre nos questions. Les gérants des sociétés domiciliées en France et en Suisse, dont Mme Kerimova apparaît comme bénéficiaire, ont refusé de répondre à nos questions.
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