Naufrage de migrants en Grèce : la traversée de la Méditerranée, une route de plus en plus périlleuse pour les exilés
Au moins 78 morts et des centaines de disparus. Les recherches étaient toujours en cours, vendredi 16 juin, pour localiser les victimes – et éventuels rescapés – du naufrage d'un bateau de migrants au large de la Grèce, survenu mercredi. Selon les médias grecs, qui ont publié des photos aériennes du bateau surchargé, entre 500 et 750 personnes se trouvaient à bord du navire. "Il n'y avait pas un iota d'espace libre", ont expliqué les gardes-côtes du pays, cités par le journal grec A Avgi.
Alors que politiques, ONG et juges se demandent si ce naufrage n'aurait pas pu être évité – le chalutier avait été repéré avant de couler, mais aurait refusé toute assistance –, les méthodes des passeurs interpellent. Depuis plusieurs mois, ces bateaux transportant des exilés désireux de rejoindre l'Europe empruntent des routes plus longues, et potentiellement plus dangereuses. Les secouristes font aussi face à des embarcations en mauvais état mais toujours plus chargées.
Avec plus de 50 000 entrées irrégulières par cette route, le nombre de migrants traversant le centre de la Méditerranée vers l'Union européenne a "plus que doublé" en 2023 par rapport à l'année précédente, a déclaré vendredi l'agence Frontex. Comme l'a mis en lumière l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), le premier trimestre 2023 a été le plus meurtrier pour les traversées dans cette zone depuis 2017.
Des itinéraires plus longs et risqués
Pour atteindre l'Italie et ainsi éviter la longue route des Balkans vers l'Europe du Nord et de l'Ouest, les migrants partent généralement de la Libye, où ils ont parfois été emprisonnés et réduits en esclavage. L'instabilité politique du pays, depuis la chute du dictateur Mouammar Kadhafi en 2011, permet aux passeurs d'organiser des traversées en toute impunité.
Mais depuis le mois d'octobre 2022, la zone de départ de ces bateaux s'est déplacée vers la région contrôlée par le maréchal dissident Khalifa Haftar. "Après la Tunisie et l'ouest de la Libye, nous faisons face à une hausse des départs depuis les régions de l'Est", explique à franceinfo Safa Msehli, porte-parole de l'OIM. Si elle est moins surveillée par les gardes-côtes libyens, "cette route maritime est beaucoup plus longue et conduit souvent les bateaux vers la Grèce, alors que ce n'est pas l'objectif initial [des migrants]", détaille-t-elle. Pour atteindre les îles italiennes de Lampedusa ou de Sicile, par exemple, les distances depuis l'est de la Libye peuvent être trois fois plus longues que depuis l'ouest.
Le phénomène a pris une ampleur telle que le gouvernement italien a multiplié cette année les rencontres avec le maréchal Haftar. En mai dernier, la présidente du Conseil italien, Georgia Meloni, a reçu le militaire libyen à Rome pour tenter d'enrayer cette vague de départs, comme l'a rapporté le site InfoMigrants. Mais, sans réelle contrepartie, l'Italie peine pour l'instant à obtenir des résultats dans ce dialogue.
Interrogé par franceinfo mercredi, Jérôme Tubiana, responsable du plaidoyer migrations de Médecins sans frontières, estime pour sa part que le verrouillage des frontières entre la Turquie et la Grèce, qui comprend "des refoulements tout à fait illégaux de demandeurs d'asile", pousse les exilés à emprunter des routes plus dangereuses pour arriver en Europe et augmente le risque de naufrages en Méditerranée. Surtout que, dans cette zone, les secours sont loin d'intervenir à chaque signal de détresse.
Dans un communiqué du 12 avril, l'ONU pointait du doigt des "lacunes dans les opérations de sauvetage" qui se font de plus en plus ressentir sur "la traversée maritime la plus dangereuse du monde". Des retards, et parfois une absence totale d'intervention des Etats, qui s'accompagnent même d'"entraves" à l'action des ONG présentes en mer. Pour les Nations unies, le résultat de cette politique est sans appel : "les efforts de recherche et de sauvetage des organisations non gouvernementales ont nettement diminué" depuis le début de l'année 2023. Alors que le flux migratoire, lui, ne tarit pas.
Des passeurs aux pratiques "toujours plus dangereuses"
En opérant depuis l'est de la Libye, les organisateurs de ces traversées clandestines semblent être en capacité d'affréter de plus gros navires, observent les organisations internationales. "Il y a une hausse sensible des bateaux de plus grande taille, qui sont tout aussi surchargés, note Safa Msehli. Ce ne sont plus des canots pneumatiques ou des petits bateaux en bois comme on le voyait en Tunisie ou dans l'ouest de la Libye."
En Cyrénaïque, territoire du maréchal Haftar, la ville de Tobrouk notamment "a été le point de départ de bateaux pouvant emporter 500 personnes en moyenne", détaille la porte-parole de l'OIM. Selon les premiers éléments de l'enquête menée en Grèce, c'est de cette zone que le bateau naufragé le 14 juin serait parti, lui aussi, deux ou trois jours plus tôt. Et pour embarquer sur ce chalutier hors d'âge, les migrants auraient payé environ 4 500 dollars par personne, comme l'a rapporté le journal grec Ekathimerini, qui a récolté des témoignages de rescapés.
"Les passeurs profitent de ces gens. Ils les entassent sur des bateaux inaptes à de telles traversées. Leurs méthodes sont toujours plus dangereuses", alerte Safa Msehli. Même si l'enquête doit encore le confirmer, il est apparu aux ONG et à l'OIM que de nombreux passagers du navire qui a coulé mercredi "n'avaient pas de canots ni de gilets de sauvetage", révèle-t-elle. La technique, déjà observée, permet aux passeurs de réduire l'encombrement sur le navire, et donc d'y entasser davantage de monde.
"Puisqu'ils ne sont que très rarement à bord, les trafiquants se fichent de savoir si le bateau arrivera ou non à destination."
Safa Msehli, porte-parole de l'Organisation internationale pour les migrationsà franceinfo
Jeudi soir, la police grecque a arrêté neuf hommes, tous de nationalité égyptienne, dont l'un est soupçonné d'être le capitaine du bateau, selon France 24. Suspectés d'être des passeurs, ils doivent être présentés à un juge lundi 19 juin. Si cette procédure pourrait conduire à des condamnations, c'est loin d'être le cas pour tous les naufrages. "Il y a un manque de moyens financiers et légaux des Etats pour s'attaquer à ces trafics", regrette Safa Msehli, qui critique tout autant "l'absence d'initiative étatique pour porter secours en mer (...) et de chemins sûrs et officiels pour éviter tous ces voyages périlleux".
Depuis 2014, au moins 27 000 personnes ont péri sur cette route migratoire, dont 25 000 en mer, selon les données du Missing Migrants Project de l'OIM. "Il y a malheureusement des naufrages fantômes, dont on n'a aucune trace, hormis des corps inconnus échoués en Tunisie ou en Libye", déplore Safa Msehli. Pour peu qu'ils aient coulé en eaux profondes, comme le chalutier naufragé mercredi, ces navires ont une chance infime d'être retrouvés. "Les traversées en Méditerranée centrale ont toujours été risquées, rappelle la porte-parole. Mais un autre grand danger, c'est que l'opinion internationale s'habitue à ces naufrages et devienne insensible au sort de ces migrants."
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