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"Cela montre une inquiétude grandissante du pouvoir" : une spécialiste de la Russie explique pourquoi la répression s'est durcie

Une vague de répression inédite s'abat sur l'opposition à l'aune d'élections locales, prévues en septembre. Franceinfo a interrogé Clémentine Fauconnier, spécialiste des élections en Russie.

Article rédigé par franceinfo - Propos recueillis par Noémie Leclercq
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Temps de lecture : 6 min
Un manifestant se fait arrêter par les forces de l'ordre, samedi 27 juillet à Moscou (Russie). (KIRILL KUDRYAVTSEV / AFP)

Il s'agit de la vague répressive la plus importante depuis l'hiver 2011-2012. Quelque 1 400 personnes ont été interpellées, samedi, lors d'une manifestation à Moscou contre les conditions d'organisation des prochaines élections locales. Un tour de vis sécuritaire qui s'est accompagnée d'autres mesures drastiques : les domiciles et les permanences de plusieurs candidats exclus de ces scrutins ont été perquisitionnés par avance et, mercredi, l'opposant Alexeï Navalny a été renvoyé en prison trente jours pour des infractions "aux règles des manifestations".

Depuis, le parquet russe a appelé, mardi 30 juillet, à réagir "avec sévérité" aux manifestations non autorisées. Pour comprendre cette vaste vague de répression qui touche le pays à l'approche des élections locales, franceinfo a interrogé Clémentine Fauconnier, docteure en science politique à Sciences Po Paris et spécialiste des élections en Russie.


Franceinfo : pourquoi les Moscovites ont-ils manifesté samedi ? 

Clémentine Fauconnier : La manifestation du 27 juillet arrive à l'issue d'une série d'autres mobilisations dans la perspective des élections du parlement moscovite prévues en septembre. La Russie est une fédération et Moscou est considérée comme une région à part entière. Du fait de son rôle de capitale, ces élections revêtent une importance particulière.

Un grand nombre des candidats de mouvance démocratie-libérale se sont vu refuser l'enregistrement de leur candidature de façon assez arbitraire : pour pouvoir se présenter aux élections, les candidats non-affiliés à un parti politique représenté à l'assemblée doivent recueillir le soutien de 3% des électeurs de leur circonscription. Le problème, c'est que très souvent, la commission électorale a invalidé ces démarches selon des motifs assez fantaisistes, voire en dégradant les documents pour interdire les candidatures d'opposants. C'est un classique du "système Poutine" depuis les années 2000 : les pouvoirs publics mettent des bâtons administratifs dans les roues de l'opposition. 

La répression du pouvoir s'est-elle accentuée ces dernières semaines ? 

Malgré l'interdiction de la manifestation, un nombre très important de personnes étaient mobilisées samedi. Après des tentatives de dispersion inefficaces, les forces de l'ordre sont entrées dans une phase particulièrement violente et entre 1 000 et 1 400 personnes ont été arrêtées. Bien sûr, le droit existe en Russie, mais il est appliqué de façon tout à fait arbitraire.

Normalement, les sanctions dépendent du niveau d'activisme des interpellés. Ceux qui n'ont pas d'antécédent sont, la plupart du temps, détenus au maximum 48 heures et doivent payer une amende d'environ 140-200 euros pour participation à manifestation non autorisée. Dès qu'il y a le moindre antécédent, les tarifs flambent : les amendes montent jusqu'à 4 000 euros et les manifestants peuvent être placés en détention pendant trente jours dans des conditions particulièrement inconfortables.

Mais maintenant, c'est devenu très variable : il y a eu des interpellés connus des services de police, qui ont été relâchés rapidement, et des "débutants" qui sont détenus pour sept ou quinze jours...

C'est devenu une technique de répression du pouvoir assez connue. Ne sachant pas à quoi s'attendre, les activistes craignent les sanctions et évitent de manifester.

Clémentine Fauconnier

à franceinfo

Beaucoup de gens s'inquiètent sur VKontakte, la version russe de Facebook, de ne pas avoir de nouvelles de leurs amis ou des membres de leur famille qui ont été arrêtés. 

Ce tour de vis sécuritaire traduit-il une forme de fébrilité du pouvoir en place face à l'opposition ? 

Déjà, l'interdiction de manifester, alors que les rassemblements précédents étaient autorisés, démontre une inquiétude grandissante des pouvoirs russes vis-à-vis de cette dynamique. Ils ne veulent pas laisser l'occasion à l'opposition de s'exprimer, et en plus, ils sont en incapacité d'absorber cette opposition dans le cadre des institutions. En réagissant avec sévérité, les autorités veulent décourager ceux qui se mettraient en travers de leur chemin. Avant, les démarches administratives prétextes étaient suffisantes. Ce n'est plus le cas. La nouvelle vague d'opposants a compris le fonctionnement des institutions russes et adopte des stratégies pour le détourner.

Ce recours à la force, qui n'était pas aussi automatique avant, est avant tout la preuve que le modèle poutinien mis en place dans les années 2000 s'essouffle.

Clémentine Fauconnier

à franceinfo

La preuve, les candidats du parti de Poutine, Russie unie, ultra majoritaire dans tout le pays, en viennent à se présenter en tant que candidat indépendant. Le parti est conscient du manque de confiance et de la défiance de la population à son égard. En 2012 déjà, les élections intermédiaires ont été remportées grâce à une forte abstention. L'inquiétude pour la majorité, c'est d'avoir cette année un taux de participation bien plus important qui jouerait en sa défaveur. 

Ces manifestations sont-elles le signe d'un changement dans le paysage politique russe? 

Il y a une idée répandue en Occident, et même en Russie, que la population est apathique, qu'elle se mobilise peu. Mais c'est faux : il y a au contraire une assez forte défiance des citoyens envers leurs institutions. Le système empêche, en revanche, l'opposition d'émerger.

Dans les années 2000, il y a eu des mouvements sociaux à travers tout le pays. L'année dernière, des grandes manifestations ont eu lieu pour dénoncer la réforme des retraites, à laquelle une majorité de Russes sont opposés, par exemple. Mais avec la place qu'occupe la politique russe, autant localement qu'au niveau international, les conflits sociaux sont moins relayés par la presse. 

Malgré tout, Vladimir Poutine reste apprécié. Il y a toujours eu un décalage entre le soutien à sa personne et celui à son parti.

Clémentine Fauconnier

à franceinfo

Ce grand écart se fait notamment sentir lors des élections intermédiaires, qui deviennent paradoxalement bien plus dangereuses pour la majorité que la présidentielle. Cependant, la défiance étant de plus en plus forte envers le pouvoir en place, la marche naturelle des choses serait que sa cote de popularité continue de diminuer... 

Comment s'organise cette nouvelle opposition pour exister face au régime ?

On distingue l'opposition dite "loyale", représentée à l'Assemblée, de l'opposition "hors système" marginalisée. Cette dernière rassemble des forces politiques très disparates, allant des démocrates-libéraux aux patriotes nationalistes. 

L'opposition que l'on entend ces derniers temps est surtout démocrate. Elle a émergé en 2012 donc, avec un très grand mouvement d'opposition contre les fraudes aux élections. C'était le plus large mouvement social depuis la chute de l'URSS, qui a fait émerger de nouvelles figures, plutôt jeunes, qui ont compris les ressorts du "système Poutine". Et Alexeï Navalny en est la tête de gondole. 

Cette nouvelle vague mise beaucoup sur internet. En filmant les scènes de violence ou de manquement à la démocratie, dans les bureaux de vote par exemple, ou en recensant toutes les irrégularités du pouvoir sur un même site, cela permet de donner une visibilité à ces actes, et de contrebalancer la communication du pouvoir, qui travaille à marginaliser les opposants au régime. Il devient de plus en plus difficile de berner les foules et de faire passer un empêchement politique pour un problème administratif.

Et puis, les opposants prennent en compte la structure politique russe pour établir leurs stratégies électorales. Par exemple, en 2012, Alexeï Navalny a appelé à aller voter en masse pour l'opposition loyale. Certes, ce n'est pas encore un contre-pouvoir, mais puisque le scrutin est proportionnel, ça permet de faire baisser le nombre de sièges attribués à Russie unie. Cette année, il incite à voter à chaque fois pour le candidat ayant le plus de chances de remporter un siège face à Russie unie. 

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