Procès sur les soupçons de financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy : l'article à lire pour comprendre cette affaire d'Etat

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
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Au total, 13 prévenus sont renvoyés devant la justice en janvier 2025 pour des soupçons de financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy, majoritairement pour corruption active et passive, financement illégal de campagne électorale et association de malfaiteurs. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Treize prévenus, dont l'ancien président de la République, sont jugés à partir de lundi devant le tribunal correctionnel de Paris. Au cœur de l'accusation, un "pacte de corruption" noué avec l'ex-dictateur libyen Mouammar Kadhafi.

Fin 2007, alors que la France s'apprête à recevoir en grande pompe le dictateur libyen Mouammar Kadhafi, la secrétaire d'Etat aux Droits de l'homme, Rama Yade, fulmine et parle de "baiser de la mort". Elle ne croit pas si bien dire. En mars 2011, quelque temps avant son exécution par des rebelles, le colonel Kadhafi lâche une petite bombe : c'est grâce à son argent que Nicolas Sarkozy aurait remporté l'élection présidentielle. Quatorze ans plus tard, l'ancien président et 11 autres prévenus comparaissent dans l'affaire des soupçons de financement libyen de la campagne pour l'élection présidentielle de 2007 qu'il avait remportée.

Le procès, qui s'ouvre lundi 6 janvier devant le tribunal correctionnel de Paris, va disséquer pendant quatre mois ce "pacte de corruption" noué, selon l'accusation, entre l'ancien candidat de l'UMP et le richissime guide suprême libyen. Au terme de dix ans d'instruction, les juges ont en effet estimé les charges suffisantes pour accréditer ce scénario digne d'un roman d'espionnage. 

Comment cette affaire a-t-elle éclaté ?

Les accusations lancées par Mouammar Kadhafi, puis son fils Seif al-Islam au moment de la chute du régime libyen en 2011, se précisent l'année suivante. Le 28 avril 2012, en plein entre-deux-tours de l'élection présidentielle, Mediapart publie un document officiel libyen, daté de décembre 2006. Il s'agit d'un accord de financement de la campagne de Nicolas Sarkozy, en 2007, à hauteur de 50 millions d'euros. La même année, des témoignages vont venir étayer cette thèse. Le 3 mai 2012, l'ex-Premier ministre libyen Baghdadi al-Mahmoudi, emprisonné en Tunisie, affirme à son tour, selon des propos rapportés par ses avocats tunisiens, que la Libye a bien financé l'accession au pouvoir de Nicolas Sarkozy.

En décembre, l'homme d'affaires franco-libanais Ziad Takieddine enfonce le clou. Lors d'un interrogatoire dans le cadre du volet financier de l'affaire Karachi – dans laquelle il a été condamné en première instance, en 2020, à cinq ans de prison ferme –, cet intermédiaire affirme avoir transporté entre Tripoli et Paris trois valises de billets, d'un montant total de 5 millions d'euros, entre fin 2006 et début 2007. Les destinataires, selon lui ? Nicolas Sarkozy et Claude Guéant, son directeur de cabinet, au ministère de l'Intérieur. Le 19 avril 2013, le parquet de Paris ouvre une information judiciaire contre X.

Dans quelles circonstances le supposé "pacte de corruption" a-t-il été noué ?

Pour l'accusation, le pacte secret avec Mouammar Kadhafi s'est noué le 6 octobre 2005, sous la tente du dictateur, à Tripoli. Officiellement, la visite de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, est consacrée à l'immigration clandestine. Comme il le confiera pendant l'enquête, l'ambassadeur de France de l'époque, Jean-Luc Sibiude, garde le souvenir d'une entrevue anormalement longue – 30 minutes, selon la dépêche AFP publiée ce jour-là. Malgré les sollicitations des juges, l'interprète qui a assuré la traduction pour Nicolas Sarkozy n'a pas voulu trahir son serment.

L'enregistrement de cette conversation, très probable étant donné que Mouammar Kadhafi enregistrait systématiquement ses rencontres avec ses visiteurs, selon plusieurs témoignages recueillis pendant l'instruction, n'a jamais été retrouvé. A-t-il été détruit pendant la guerre ou dérobé et conservé comme monnaie d'échange ? C'est l'une des zones d'ombre de ce dossier.

Quelles étaient les contreparties négociées, selon l'accusation ?

Selon les juges d'instruction, plusieurs contreparties ont été négociées dans le cadre de ce pacte. Diplomatiques, d'abord : mis au ban de la scène internationale dans les années 1980 pour son implication dans des attentats, Mouammar Kadhafi négocie son retour sur la scène internationale. Pour l'accusation, son invitation à Paris, en décembre 2007, au grand dam de certains membres du gouvernement de l'époque et des familles de victimes du terrorisme, est un moyen de redorer son blason. 

Dans le même temps, des contreparties économiques ont été identifiées par les magistrats, avec la signature de contrats d'envergure entre les deux pays, notamment en matière de nucléaire civil et de renseignement. La société française Amesys a ainsi fourni du matériel d'écoute et de surveillance au régime.

Contreparties judiciaires, enfin : selon l'accusation, Nicolas Sarkozy a promis de lever le mandat d'arrêt visant Abdallah Senoussi, le patron du renseignement militaire libyen, condamné à perpétuité en son absence par la justice française pour son rôle dans l'attentat contre le DC-10 de la compagnie française UTA, qui avait fait 170 morts, dont 54 Français, en septembre 1989. Plusieurs proches des victimes seront parties civiles au procès. Même si cette contrepartie, comme d'autres, "sont restées à l'état de promesse", les juges estiment que l'infraction de corruption est caractérisée.

Qui sont les autres prévenus du dossier ?

Nicolas Sarkozy est soupçonné d'avoir laissé agir en "parfaite connaissance de cause" ses proches pour la récupération de l'argent. Sont donc renvoyés à ses côtés quatre membres de sa garde rapprochée de l'époque, dont les ex-ministres Claude Guéant et Brice Hortefeux. Ces derniers ont, selon les juges, "organisé" et réceptionné des "transferts de fonds" depuis la Libye, notamment via l'homme d'affaires franco-libanais Ziad Takieddine. Entre mars et juillet 2007, Claude Guéant s'est ainsi rendu à sept reprises dans un coffre-fort de la taille d'un homme, loué à BNP Paribas. Il est par ailleurs mis en cause pour un enrichissement personnel via une vente fictive de deux tableaux, volet dans lequel sont renvoyés quatre prévenus. Parmi eux, Sivajothi Rajendram, dont la justice française a récemment appris le décès. L'extinction des poursuites le visant devrait être officialisée au cours du procès.

L'ancien trésorier de la campagne de 2007, Eric Woerth, est pour sa part soupçonné d'avoir fait circuler de l'argent liquide au sein de l'équipe du candidat UMP. Pour sa défense, il a affirmé que ces primes, évaluées à 250 000 euros par l'accusation, provenaient de "dons anonymes" reçus par courrier. Une version contredite par des témoins qui ont évoqué l'existence d'une armoire contenant des liasses de billets au QG de campagne de Nicolas Sarkozy.

Aux côtés de Ziad Takieddine comparaît Alexandre Djouhri, un autre intermédiaire officieux. Les deux hommes, proches des réseaux de la droite française, mais en concurrence, ont chacun de leur côté œuvré pour faire transiter l'argent libyen, avant et après l'élection de Nicolas Sarkozy. Du côté libyen, seul l'argentier du régime, Bachir Saleh, est renvoyé devant la justice française en raison de son "rôle central". Selon les juges, il "connaissait les sommes exactes versées aux Français" et a été exfiltré à Paris après la chute du régime, en échange de son silence, avant d'être envoyé au Niger puis en Afrique du Sud. Visé par un mandat d'arrêt, il devrait être jugé en son absence.

Quels sont les éléments à charge et à décharge ?

Après les premières accusations de Mouammar Kadhafi, sept anciens dignitaires libyens ont attesté de ce "pacte de corruption", même si aucun d'eux n'en a été témoin direct. L'ancien ministre du Pétrole Choukri Ghanem, retrouvé noyé dans le Danube, à Vienne, au printemps 2012, mentionne par exemple dans l'un de ses carnets, à la date du 29 avril 2007, trois versements destinés à Nicolas Sarkozy, totalisant au moins 6,5 millions d'euros. Selon différents témoignages recueillis, deux canaux de financements ont été identifiés : des espèces remises par l'argentier du régime libyen, Bachir Saleh, et des virements effectués via des comptes offshore sur les instructions d'Abdallah Senoussi, le patron du renseignement militaire libyen. Les investigations ont pu ainsi mettre en évidence des transferts d'argent, dont 6,5 millions d'euros versés en trois fois sur un compte de Ziad Takieddine, en provenance du Trésor public et des services de renseignement libyens, entre janvier et novembre 2006.

A décharge, les magistrats n'ont pas pu déterminer le montant total des sommes finalement remises et ont reconnu manquer de "preuves irréfutables", évoquant "des décaisses d'espèces dans une temporalité et une chronologie compatibles avec un usage occulte lors de la campagne électorale de 2007". "Dans les dossiers économiques et financiers, il n'existe pas d'évidence", ont souligné les juges d'instruction, qui défendent la méthode du "faisceau d'indices". Et de concéder qu'"aucune remise d'espèces n'a été objectivée à Nicolas Sarkozy" et qu'"aucun enrichissement personnel" de ce dernier n'a été révélé, "contrairement à ce qui a pu être constaté pour Claude Guéant ou Ziad Takieddine".

Quelle est la ligne de défense de l'ancien président ?

Après la publication du document incriminant par Mediapart, en 2012, Nicolas Sarkozy a aussitôt dénoncé un "faux grossier" et porté plainte contre le site d'investigation. La procédure s'est soldée par un non-lieu, définitif en 2019. L'ancien président de la République persiste à dire que cette affaire est une "fable". Si ce financement avait existé "de façon si massive", "pourquoi n'y en a-t-il aucune preuve ? Pas même un début de commencement ?", a-t-il lancé pendant un interrogatoire. "Vous n'avez rien trouvé sur moi", a-t-il ajouté. Comme l'ont fait observer ses avocats aux juges pendant l'instruction, les investigations auprès des prestataires de la campagne de 2007 dans le cadre de l'affaire Bettencourt – pour laquelle leur client a obtenu un non-lieu – n'ont révélé "aucune anomalie"

Selon la défense de Nicolas Sarkozy, les accusations de Mouammar Kadhafi puis de ses fidèles relèvent d'une "vengeance" après la reconnaissance par l'ex-président français du Conseil national de transition libyen en mars 2011, puis de son rôle actif dans le déclenchement de l'opération de la coalition contre le régime. "Aucun autre chef d'Etat, y compris les plus engagés dans le conflit, n'a subi la moindre accusation du régime", opposent les juges, rejetant ainsi la thèse d'une "machination" libyenne. Quant à l'autre ligne de défense, celle d'une "escroquerie" mise en place par Ziad Takieddine pour "faire croire" à Mouammar Kadhafi que Nicolas Sarkozy "sollicitait son aide financière" afin de "capter les fonds alloués", les magistrats l'estiment "tout simplement invraisemblable"

Pourquoi l'accusateur principal, Ziad Takieddine, s'est-il un temps rétracté ?

C'est une des affaires dans l'affaire. Le 11 novembre 2020, malgré les accusations du clan Sarkozy le visant, Ziad Takieddine, en fuite au Liban, dédouane dans les médias français Nicolas Sarkozy et accuse l'ancien juge d'instruction en charge du dossier, Serge Tournaire, d'avoir déformé ses propos. Auditionné à Beyrouth quelques mois plus tard par les juges français, le 14 janvier 2021, le versatile homme d'affaires incrimine à nouveau l'ex-chef de l'Etat, assurant qu'on lui a proposé "des millions d'euros" en échange de cette rétractation.

La justice soupçonne 10 protagonistes d'avoir participé à cette opération baptisée "Sauver Sarkozy". Parmi ces personnes, la reine des paparazzis Mimi Marchand et l'intermédiaire Noël Dubus, déjà condamné pour escroquerie. Une information judiciaire a été ouverte en juin 2021 pour subornation de témoin et association de malfaiteurs. Nicolas Sarkozy et sa femme Carla Bruni-Sarkozy ont été mis en examen dans ce dossier.

Quels sont les enjeux judiciaires de ce procès ?

Ils sont lourds, notamment pour Nicolas Sarkozy, qui arrive à l'audience avec un casier. Sa peine d'un an de prison ferme sous bracelet électronique pour corruption dans l'affaire Bismuth est devenue définitive le 18 décembre et il doit être convoqué ultérieurement pour fixer les modalités de son bracelet. Il a par ailleurs écopé d'un an de prison, dont six mois ferme, dans l'affaire Bygmalion. La Cour de cassation se prononcera en 2025 sur cette condamnation, qui concerne ses frais de campagne, mais cette fois pour l'élection perdue de 2012. Un dossier non sans écho avec l'affaire libyenne. "On peut raisonnablement estimer que le dépassement" de 20 millions d'euros en 2012 "a également existé en 2007, mais qu'il a été financé par des apports externes dont le principal pourrait avoir été l'argent libyen", ont estimé les juges d'instruction. Dans le procès du financement libyen, Nicolas Sarkozy encourt, comme la majorité des prévenus, dix ans de prison et 375 000 euros d'amende. Le tribunal peut aussi le priver de ses droits civiques et lui interdire d'exercer une fonction publique.   

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