Elections européennes : comment Jordan Bardella, la tête de liste du Rassemblement national, a distancé ses concurrents avant le début du match

Article rédigé par Clément Parrot, Thibaud Le Meneec
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Jordan Bardella, tête de liste du Rassemblement national pour les élections européennes, domine les sondages, à trois mois du scrutin. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Le jeune eurodéputé de 28 ans aborde la campagne des européennes en favori des sondages. Prudents, ses partisans s'emploient à éviter toute démobilisation.

"Je suis avec Jordan, là. Mon père lui a serré la main !" A quelques mètres de Jordan Bardella, un adolescent s'agite au téléphone. Autour de la tête de liste du Rassemblement national aux élections européennes, en visite au Salon de l'agriculture dimanche 25 février, une foule compacte s'est formée devant un stand de vignerons. A proximité, des élus du RN enchaînent les selfies avec les sympathisants déçus de ne pas pouvoir accéder à "Jordan". Sa venue dans les allées du Parc des expositions, à Paris, était attendue par ses soutiens, au lendemain du long et mouvementé passage d'Emmanuel Macron. Une visite aux allures de déplacement de campagne avec, en ligne de mire, les élections européennes du 9 juin prochain, que la tête de liste du RN espère bien dominer.

Avant même le lancement officiel de sa campagne, dimanche 3 mars à Marseille, Jordan Bardella jouit d'une avance très confortable dans les sondages. Depuis la fin du mois d'août, il n'est jamais descendu en dessous de la barre des 25% dans les intentions de vote. Mieux, il a régulièrement installé un écart de dix points avec la majorité présidentielle. Dans le dernier sondage d'Odoxa pour Public Sénat, mardi 27 février, il est désormais crédité de 30%, devant la liste macroniste (19%). "S'il est haut dans les intentions de vote, c'est qu'il a installé son image depuis longtemps" par rapport aux autres têtes de liste, explique le politologue Jean-Yves Camus.

"Une image moins clivante"

Avec son grand raout marseillais devant 6 000 à 7 000 militants attendus au parc Chanot, le président du RN souhaite accélérer. "On va parler des grands sujets d'actualité : l'immigration, mais aussi l'Europe de la puissance, le retour de la souveraineté…" , égrène son entourage. "C'est le tremplin pour 2027, l'élection qui doit consacrer notre ascension", veut croire le député RN Julien Odoul. "Ce sont des élections de mi-mandat où les Français auront l'unique occasion, dans ces cinq ans, de sanctionner la politique du gouvernement", a lancé le candidat, en déplacement dans les Alpes-Maritimes, lundi 19 février. Le jeune eurodéputé, déjà propulsé Premier ministre par Marine Le Pen en cas de victoire de l'extrême droite à la prochaine présidentielle, mise donc gros. 

Afin de bien négocier ce "tremplin", le Rassemblement national ne cesse de mettre en avant celui qui est devenu président du parti il y a un an et demi. Sa popularité n'a rien à voir avec ce qu'elle était en 2019, lors de son galop d'essai. Début janvier, Jordan Bardella est devenu le seul responsable politique à intégrer le classement des 50 personnalités préférées des Français du Journal du dimanche. Il a récemment dépassé Marine Le Pen dans le classement des figures politiques qui recueillent le plus de bonnes opinions, selon le baromètre Ifop-Fiducial pour Sud Radio. C'est également la personnalité de moins de 45 ans qui inspire le plus confiance. "Il bénéficie d'une image moins clivante, moins marquée par l'histoire du RN", analyse Mathieu Gallard, directeur d'études à l'institut Ipsos. Et il parle aux jeunes. "Il y a des gens de 18 ans dans les fédérations qui disent avoir adhéré pour être le 'prochain Bardella', ça crée des vocations", vante le stratège du RN Philippe Olivier.

"C'est l'Actors Studio, mais ça prend"

Costume bleu marine impeccable, léger sourire en retenue, cheveux plaqués en arrière… Le dirigeant de 28 ans s'emploie à afficher une image lisse, sans aspérité, avec une diction lente. Une image patiemment construite. "Il a fallu qu'on le travaille et ça a pris des mois et des mois pour qu'a minima, les gens qui vous détestent se disent : 'pour un facho, il a l'air sympa", révèle l'ex-journaliste Pascal Humeau, son ancien coach en communication, dans "Complément d'enquête". Certains au RN le comparent aujourd'hui au Jacques Chirac des années 1970. "Le fait d'être grand est un vrai avantage en politique", appuie l'eurodéputé Philippe Olivier. "Il fait preuve de proximité, d'humanité, d'écoute", loue son collègue Jean-Paul Garraud, ancien du RPR et de l'UMP. "Jordan Bardella, c'est l'Actors Studio, mais ça prend", souffle un député Renaissance.

"Des gens nous disent le discours de Jordan Bardella leur fait du bien."

Un député Renaissance

à franceinfo

Conscients de leur avance dans les enquêtes d'opinion, les élus du Rassemblement national se montrent cependant prudents quant à une éventuelle confirmation dans les urnes en juin. "Avoir d'aussi bons sondages peut conduire à la démobilisation de nos électeurs, voire à la dispersion de nos voix", met en garde le député RN Alexandre Loubet, directeur de la campagne du parti. C'est la raison pour laquelle la date du scrutin fait pour l'heure office de slogan de campagne : "Vivement le 9 juin".

Une "stratégie du selfie"

Pour contrer cette possible démobilisation, Jordan Bardella multiplie les déplacements, avec des sympathisants souvent nombreux à demander des photographies aux côtés de leur champion. Une véritable "stratégie du selfie", théorise Alexandre Loubet, pour montrer un candidat "au contact des gens à l'occasion d'une foire ou d'une fête". Un "cirque médiatique", a critiqué Gabriel Attal lors de sa visite au Salon de l'agriculture, dimanche. Un autre proche de Jordan Bardella juge pourtant cette stratégie du selfie "un peu réductrice".

"L'idée, c'est vraiment de montrer qu'on est proches des gens, à l'écoute… Ce n'est pas que du selfie."

Un proche de Jordan Bardella

à franceinfo 

Mais l'équipe de Jordan Bardella organise aussi une seconde catégorie de déplacements par secteurs et par "séquences", raconte Alexandre Loubet : l'agriculture dès le mois de janvier, la pêche au début du mois de février ou encore l'immigration mi-février avec le ralliement de l'ex-directeur de Frontex, Fabrice Leggeri… Lors de ces déplacements, à part un ou deux échanges avec la presse, les journalistes sont généralement tenus à distance.

"L'image de Jordan Bardella à la frontière avec Fabrice Leggeri a tourné partout", se félicite son entourage. L'objectif reste d'installer une image du candidat au contact des secteurs en souffrance. Dernier exemple en date au Salon de l'agriculture, où Jordan Bardella n'a pas hésité à consoler une agricultrice en pleurs. "On cherche à expliquer que la plupart des maux que subissent les Français viennent de l'Union européenne", explique Alexandre Loubet.

"On s'efforce de coller à l'actualité, d'européaniser les sujets nationaux, et de nationaliser les sujets européens."

Alexandre Loubet, directeur de campagne de Jordan Bardella

à franceinfo

Au milieu des éleveurs et cultivateurs, le dirigeant de 28 ans a également détaillé ses propositions pour le monde agricole, martelant le "protectionnisme économique" ou la fin des accords de libre-échange. "Un projet d'appauvrissement", tacle Emmanuel Macron, que portent "des passagers clandestins" de la crise, selon Gabriel Attal.

Le RN profite de la "faiblesse" de ses rivaux

Pour le moment, Jordan Bardella et le Rassemblement national profitent d'une actualité marquée par des thèmes qu'ils ont investis depuis longtemps, de la fin envisagée du droit du sol à Mayotte à la colère des agriculteurs, qu'il jure ne pas avoir encouragée. "Mais si la campagne se fait sur des enjeux sur lesquels ils sont moins à l'aise, comme l'environnement ou la guerre en Ukraine, il est possible que l'écart avec ses poursuivants se resserre", souligne Mathieu Gallard, de l'institut Ipsos. "Le RN est haut, mais il peut se tasser", espérait déjà, mi-décembre, un élu macroniste.

Aux yeux du sondeur, les bons sondages de Jordan Bardella ne s'expliquent pas uniquement par la capacité du RN à surfer sur des thèmes porteurs. "Il y a aussi la faiblesse des différents opposants. Dans le camp présidentiel, la situation n'est pas au beau fixe" avec la crainte de "prendre une tôle" aux européennes, selon l'expression d'un conseiller ministériel. "De plus, la gauche est divisée" avec des listes communiste, insoumise, socialiste et écologiste, prolonge Mathieu Gallard. "Par effet miroir, le RN bénéficie de ce contexte."

Jordan Bardella profite également des hésitations de l'exécutif sur son rapport avec le parti qui a succédé au Front national. Emmanuel Macron a d'abord estimé qu'il était "tout à fait normal" de discuter avec le RN et Gabriel Attal a assuré que le fameux "arc républicain" correspondait à l'hémicycle de l'Assemblée nationale. "Je n'ai jamais considéré que le RN ou Reconquête s'inscrivaient dans l'arc républicain", a ensuite estimé le chef de l'Etat dans L'Humanité. Quelle est donc la position du gouvernement ? "Sur l'arc républicain, je serais embarrassée de répondre", confie une ministre.

De son côté, le RN poursuit le travail de dédiabolisation et de normalisation entrepris depuis l'arrivée de Marine Le Pen à la tête du parti d'extrême droite, en 2011. Un effort mené en manifestant contre l'antisémitisme, en novembre, ou en assistant à la cérémonie de panthéonisation du résistant communiste Missak Manouchian, mercredi 21 février. Ces attitudes se doublent d'une volonté d'apparaître comme un parti sérieux, malgré les critiques récurrentes de l'ensemble de la classe politique. "Le RN était un parti dont l'une des principales faiblesses était la crédibilité à gouverner le pays, estime le sondeur Mathieu Gallard. Depuis 2022, il a réussi à devenir un parti crédible sur les enjeux économiques et sociaux."

"Un discours qui parle à la droite"

Pourtant, Jordan Bardella ne fait pas figure d'idéologue au sein du RN. "Ce n'est pas quelqu'un qui a lu ses classiques", observe Jean-Yves Camus. A ses débuts, "c'était une coquille vide", confie à "Complément d'enquête" son ancien coach Pascal Humeau. "En termes de fond, il était plutôt limite. Il ne lisait pas particulièrement, il ne s'informait pas du tout, il ne reprenait que les éléments de langage de Marine Le Pen".

Pour compenser ces lacunes, Jordan Bardella a pris des cours d'anglais et d'économie lors de ses voyages à Bruxelles. Sur le fond, il prend soin d'éviter de remettre en cause les positions tenues par la patronne. Et quand le jeune ambitieux commet un cafouillage, met en doute le passé antisémite de Jean-Marie Le Pen ou critique la mise en place de prix planchers pour les agriculteurs, Marine Le Pen prend soin de réaffirmer la ligne officielle. "Il n'y a pas une feuille de papier à cigarette entre les convictions qui sont les nôtres et ce pour quoi on se bat", évacuait le tandem dans une interview au JDD, en janvier. 

Dans les faits, des divergences existent pourtant, comme sur le conflit russo-ukrainien, avec une position plus critique à l'égard du Kremlin pour Jordan Bardella. "Il met aussi plus en valeur l'identité, là où Marine Le Pen parle davantage de souveraineté", prolonge le politologue Jean-Yves Camus. "Il a un discours qui parle à la droite, ajoute Philippe Olivier. Marine [Le Pen] parle davantage aux gens du peuple."

Un futur rival pour Marine Le Pen ?

Ces nuances se perçoivent aussi dans la "répartition des rôles" opérée entre les deux dirigeants, selon l'eurodéputé Philippe Olivier : "Marine est plus dans la vision de fond, tandis que lui est davantage dans l'actualité immédiate. (…) Ils ont chacun leur tempérament. Jordan Bardella est un puncher, mais il ne perd jamais son sang-froid. Marine Le Pen, c'est une Le Pen, donc elle est plus tempétueuse."

Une musique légèrement différente pour Jordan Bardella, afin de jouer sa propre partition après les européennes ? Au Salon de l'agriculture, quelques "Jordan président !" se sont fait entendre dans le sillage du président du RN. Officiellement, les responsables du Rassemblement national balaient l'hypothèse d'une candidature dès 2027, promise à Marine Le Pen pour sa quatrième tentative.

Mais le plan B n'est pas vraiment loin. "La satisfaction, c'est que dans le cas où Marine Le Pen ne souhaiterait pas être candidate, effectivement, il y a quand même une doublure de choc", assure Julien Odoul, porte-parole du parti. L'éventuel joker pour 2027 tente déjà d'exister avec sa propre écurie, les Jeunes avec Bardella, lancés fin janvier sur un air de fête dans une boîte de nuit à deux pas de l'Arc de Triomphe. Pour lui, l'objectif est d'éviter le triste sort qu'on connu les anciens dauphins du parti à la flamme, de Bruno Mégret à Florian Philippot, en passant par Bruno Gollnisch. Dans cette optique, l'avenir judiciaire de Marine Le Pen, bientôt jugée à l'automne dans l'affaire des assistants parlementaires du RN, sera un paramètre central. 

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.