Aide à mourir : pourquoi le gouvernement refuse de parler de "suicide assisté"

Article rédigé par Yann Thompson
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Dans son projet de loi sur la fin de vie, présenté le 10 avril 2024 en Conseil des ministres, l'exécutif a choisi d'évoquer "l'aide à mourir" mais d'éviter l'expression "suicide assisté". (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Le projet de loi sur la fin de vie prévoit d'aider certains patients à se donner la mort, mais le mot "suicide" est exclu du texte. Un choix salué par des acteurs de la prévention du suicide, mais aussi contesté.

Après plus d'un an de travaux, le gouvernement rend sa copie. Le projet de loi sur la fin de vie doit être présenté en Conseil des ministres, mercredi 10 avril, avant d'entamer un long chemin parlementaire à l'Assemblée nationale et au Sénat. Le texte prévoit notamment l'instauration d'une "aide à mourir" sous conditions pour des patients en fin de vie confrontés à "une souffrance physique ou psychologique" liée à leur pathologie.

Cette aide à mourir consisterait à fournir "une substance létale" au malade, qui pourrait ensuite se l'administrer lui-même. Une telle pratique existe déjà à l'étranger, sous diverses formes, et répond couramment à l'appellation "suicide assisté". Elle se distingue de l'euthanasie, qui désigne la réalisation de l'acte par une autre personne, souvent un médecin. Dans le dispositif proposé, l'euthanasie serait réservée à des cas exceptionnels, à la place du suicide assisté, lorsque le patient "n'est pas en mesure physiquement" de procéder au geste final.

"Avec ce texte, on regarde la mort en face", s'est enorgueilli Emmanuel Macron début mars. Mais le président de la République regarde-t-il aussi les mots en face ? Il a choisi de ne pas nommer le suicide assisté et l'euthanasie dans le projet de loi. Le chef de l'Etat veut même convaincre que l'aide à mourir à la française ne serait pas une forme de suicide assisté. "Ce n'est pas un suicide assisté", martèle également la ministre de la Santé, Catherine Vautrin.

Un risque de "banalisation du suicide" ?

Pourquoi une telle réticence à désigner les choses ? "Il faut essayer de bien nommer le réel sans créer d'ambiguïtés", justifie Emmanuel Macron, estimant que l'aide à mourir a le mérite d'être un terme "simple". En coulisses, ses équipes sont plus explicites. "L'expression 'suicide assisté' est chargée et renvoie à la question plus large du suicide. Or, on ne se trouve pas dans la même situation", défend l'Elysée. L'aide à mourir sera destinée aux malades pour lesquels "la mort est là de toute façon", avec un pronostic vital engagé à court ou moyen terme, sans espoir de guérison. "C'est pour ça que le président ne souhaite pas employer ce mot."

Cette distinction était chère à l'ancienne secrétaire d'Etat Agnès Firmin Le Bodo, qui, lors de son passage au ministère de la Santé, avait exprimé son "interrogation" sur "la conjonction entre le mot 'suicide' et le mot 'assisté'". Une précaution confortée par des échanges avec le Groupement d'études et de prévention du suicide (Geps), l'an dernier, dans le cadre de la préparation du projet de loi.

"Nous avons sollicité le gouvernement pour exprimer notre inquiétude sur la confusion entre suicide et suicide assisté et nous avons le sentiment d'avoir été entendus", se félicite le Geps auprès de franceinfo. Pour ces acteurs de la lutte contre le suicide, il n'est pas concevable d'aider à pratiquer un geste suicidaire, comme l'expose leur référente sur la fin de vie, Françoise Chastang.

"On ne peut pas 'assister un suicide'. C'est un oxymore total, un non-sens, le contraire même de l'idée de la prévention du suicide."

Françoise Chastang, secrétaire générale adjointe du Groupement d'études et de prévention du suicide

à franceinfo

Pour cette psychiatre au CHU de Caen (Calvados), l'expression "suicide assisté" fait courir le risque d'une "banalisation du suicide" et d'une remise en cause des actions menées contre les passages à l'acte. "On ne peut pas laisser imaginer aux personnes suicidaires qu'un tel acte peut être médicalisé et faire l'objet d'une prescription, insiste-t-elle. Il ne faut pas qu'il y ait la moindre ambiguïté."

Aucune "contagion" suicidaire démontrée à l'étranger

Dans un contexte de crise de la psychiatrie et de hausse des pensées suicidaires parmi les jeunes adultes depuis le Covid, le Geps a mis en garde l'exécutif sur les "phénomènes de contagion" que pourrait engendrer une légalisation du suicide assisté. "On voit de plus en plus de reportages sur l'aide à mourir, mais on entend peu parler des vies sauvées grâce à la prévention du suicide", s'inquiète Françoise Chastang. En toile de fond, la crainte d'un "effet Werther", quand l'écho médiatique accordé à des suicides peut, par effet de mimétisme, générer une hausse des tentatives.

Faut-il redouter une flambée de suicides en cas d'instauration d'une aide à mourir ? En Belgique, "nous n'avons pas observé de contagion" liée à la dépénalisation de l'euthanasie en 2002, affirme la directrice du Centre de prévention du suicide belge, Dominique Nothomb, à franceinfo. "Dans certains cas, l'euthanasie ou le suicide encadré peut même réduire la probabilité de contagion au sein d'une famille. Le traumatisme peut être moins intense qu'après un passage à l'acte violent, sans accompagnement professionnel, d'autant que le patient exprime son consentement à plusieurs reprises."

"Il n'y a pas de contradiction entre l'aide à mourir et la prévention du suicide."

Dominique Nothomb, directrice du Centre de prévention du suicide en Belgique

à franceinfo

En 2022, une étude internationale portant sur la Belgique, la Suisse, les Pays-Bas et les Etats-Unis a plutôt écarté l'hypothèse d'une baisse des suicides sous l'effet d'une législation d'aide à mourir. Elle a penché vers une absence de lien entre les deux, sans exclure un "petit" effet de contagion, qui resterait à démontrer. Le gouvernement français, lui, se veut rassurant. "On a posé la question lors des échanges avec les autorités des pays qui ont déjà légiféré", assure l'entourage de la ministre de la Santé à franceinfo. "Du point de vue de nos interlocuteurs, il n'y a pas d'impact constaté, pas de lien entre les deux." 

Le suicide, tabou inconscient du gouvernement ?

S'il entend rassurer les acteurs de la prévention du suicide, le gouvernement fait aussi des sceptiques. "Il y a une forme d'euphémisation que je trouve personnellement un peu dangereuse", met en garde sur franceinfo le professeur Régis Aubry, membre du Conseil consultatif national d'éthique (CCNE) et co-auteur du rapport sur la fin de vie publié par l'instance en 2022. Le CCNE avait jugé "opportun" de conserver les termes habituels, tout en recommandant de "poursuivre d'importantes campagnes de prévention du suicide".

Malgré "la charge émotionnelle et morale que véhicule le mot 'suicide'", évacuer toute référence à ce concept viendrait "renforcer les stigmas autour du suicide lui-même", sujet tabou dans notre société, avait averti l'instance. "Choisir une autre terminologie n'est qu'une manière de déguiser un parti pris, orienté en faveur de la légalisation du suicide médicalement assisté, exactement de la même façon que ceux qui s'y opposent préfèrent conserver l'expression 'suicide assisté' pour bénéficier des préjugés rattachés au mot suicide", analysait le CCNE.

Avec ce choix, la France passe peut-être aussi à côté d'un débat sur le suicide et sur le mal-être d'une partie de la population. "Le gouvernement reste sur une ligne classique portée notamment par la psychiatrie", qui se concentre sur le suicide lié aux pathologies mentales, observe l'anthropologue Frédéric Balard, maître de conférences à l'université de Lorraine et spécialiste du suicide des personnes âgées. "Parler de 'suicide assisté' permettrait pourtant d'aborder l'idée d'un suicide rationnel, sans trouble mental, ce qui est difficilement recevable pour les acteurs engagés dans la prévention du suicide", selon lui.

Pourtant, "ce concept peut aider à comprendre que les hommes de plus de 95 ans aient un taux de suicide plus de six fois supérieur au taux moyen en France", soulève le spécialiste. Le débat jaillira-t-il à l'Assemblée nationale ? Le projet de loi est attendu en commission courant avril, avant d'arriver dans l'hémicycle le 27 mai. En parallèle, un texte sur le grand âge, réclamé sur tous les bancs, se fait toujours attendre.


Si vous avez des pensées suicidaires, si vous êtes en détresse ou si vous voulez aider une personne en souffrance, il existe des services d'écoute anonymes et gratuits. Le numéro national 3114 est joignable 24h/24 et 7j/7 et met à disposition des ressources sur son site. L'association Suicide écoute propose un soutien similaire au 01 45 39 40 00. D'autres informations sont disponibles sur le site du ministère du Travail, de la Santé et des Solidarités.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.