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"C'est un secret entre nous" : quand les adultes réduisent au silence les victimes d'inceste

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Plusieurs victimes racontent à franceinfo l'omerta qui règne dans les affaires d'inceste, après la parution de "La Familia grande" de Camille Kouchner et les témoignages qui ont afflué sur les réseaux sociaux. (ELLEN LOZON / FRANCEINFO)

Après la parution de "La Familia grande" de Camille Kouchner et les témoignages qui ont afflué sur les réseaux sociaux, des victimes racontent l'omerta qui règne dans les affaires d'inceste et qui vient s'ajouter aux sévices sexuels subis.

Ça se passait dans la pièce principale, quand personne n'était dans la maison. Ou l'après-midi, quand j'allais faire la sieste avec lui. Il m'a dit : 'C'est un secret entre nous.'" La première fois qu'Annabelle* a été violée par son grand-père paternel, elle avait 4 ou 5 ans. Son premier souvenir est flou, mais la suite, elle s'en rappelle très bien. Il a continué à chaque fois qu'elle était en vacances chez lui. Jusqu'à ses 8 ans, quand ses grands-parents, devenus trop âgés, ne pouvaient plus s'occuper d'elle. Annabelle a accepté de livrer son récit à franceinfo, comme trois autres victimes, alors que le mot-clé #MeTooInceste suscite, depuis le 16 janvier, une vague de récits sur Twitter. Ces centaines de témoignages ont surgi dans le sillage de la publication du livre La Familia grande (éd. Seuil), dans lequel Camille Kouchner raconte comment son beau-père, le politologue Olivier Duhamel, a agressé sexuellement son frère jumeau lorsqu'il était adolescent, à la fin des années 1980.

"Une fois, ma grand-mère a vu ces gestes, poursuit Annabelle. On faisait les bagages. J'étais assise sur les genoux de mon grand-père. Il me touchait. J'ai aperçu la tête de ma grand-mère à travers la véranda. Elle nous regardait. Quand je l'ai vue, je suis partie en courant et en pleurant... Puis j'ai entendu ma grand-mère dire à mon grand-père : 'Oh la la, tu fais ça... Il faut que ça cesse. Sinon je ne reverrai plus ma petite-fille.'" 

"Elle a scellé le silence en moi. Parce que j'ai compris que si je parlais, je lui ferais du mal."

Annabelle

à franceinfo

Aujourd'hui, la parole se libère sur les réseaux sociaux. Malgré tout, le sujet reste un tabou profondément ancré dans la société et encore minimisé, en premier lieu dans les familles concernées. Pourtant, près de 6,7 millions de Français en auraient été victimes, soit près d'un sur dix, selon une récente étude de l'association Face à l'inceste.

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"Ce qui est particulier avec l'inceste, c'est que les crimes ont lieu dans la famille. Les victimes y sont piégées, car tant qu'on est en contact avec cette famille, il y a manipulation et coercition", constate Muriel Salmona, fondatrice et présidente de l'association Mémoire traumatique et victimologie. "Je ne révèle rien dans ce livre, tout le monde sait", a ainsi affirmé Camille Kouchner dans Le Monde (article payant)

Cette mécanique, Charlotte Pudlowski la dissèque dans "Ou peut-être une nuit", une série documentaire de son podcast "Injustices". "Toutes les victimes d'inceste ont appris à se taire. (...) C'est tout un système structuré dans les familles qui vous enseigne le silence. Et ensuite, on vous apprend que si vous parlez, personne ne voudra vous entendre", décrit la journaliste. Dans de nombreux cas, les membres de la famille ne veulent pas savoir ou ne parviennent pas à admettre ce qui a pu se passer. Ils gardent des œillères et se bouchent les oreilles. Y compris la mère de la victime.

"Ma mère est enfermée dans un déni total"

"C'était en 1990. Cette date restera gravée dans ma tête. Ma mère est partie à l'hôpital se faire opérer de la thyroïde. La personne censée être mon père – j'ai appris des années plus tard que ce n'était pas mon 'vrai père' – a voulu dormir avec moi. J'ai dit non. Puis il y a eu une autre nuit. Et le matin, ma virginité était finie. J'avais 14 ans", raconte Marie*. Quand sa mère revient de l'hôpital, les viols et les attouchements sexuels continuent. "Ma mère a ressenti des choses. Elle m'a dit : 'Qu'est-ce qui se passe entre ton père et toi ?' J'ai tout déballé. Pourtant, il m'avait dit que si j'en parlais, il allait tous nous fusiller. Ma mère m'a répondu : 'Je vais regarder ça de plus près.' Mais elle n'a rien fait. J'ai vécu six ans d'enfer", poursuit la quadragénaire, suivie depuis quelques années par Muriel Salmona, également psychiatre-psycho-traumatologue. En plus des violences sexuelles, son beau-père la frappe, l'insulte, lui interdit d'aller à l'école. Une fois, elle doit même aller à l'hôpital pour avorter, "dans le plus grand secret".

"Tout était fait pour que personne ne voie rien."

Marie

à franceinfo

A 20 ans, Marie se réfugie chez sa grand-mère. Deux ans plus tard, elle quitte la Guyane, dont elle est originaire, pour aller vivre en métropole. "Ma mère me voyait en pleurs. Elle n'a rien fait. En même temps, elle-même est une victime traumatisée, qui subit la violence de son mari, avec lequel elle vit toujours. J'ai mal au cœur pour elle, elle est enfermée dans un déni total. Mais je lui en veux car elle ne m'a pas protégée", expose Marie, qui a, malgré tout, construit sa propre vie. "Souvent, quand la mère a été complice, la victime lui en veut beaucoup plus qu'à l'auteur lui-même. Le lien mère-enfant est parfois définitivement abîmé, car la mère représente celle qui est censée être la plus protectrice", constate auprès de franceinfo Dominique Frémy, pédopsychiatre hospitalière et thérapeute familiale.

"C'était un jeu, il ne fallait pas le dire"

C'est aussi ce qui s'est produit pour Dounia. Elle ne considère plus sa mère "comme une personne de confiance" depuis que le compagnon de cette dernière l'a agressée sexuellement, quand elle avait 7 ans. A l'époque, elle se confie à elle. "Sa réaction a été d'autoriser son petit ami à me parler seul à seule", regrette-t-elle. "C'était un dimanche soir. J'étais assise à la table de la cuisine", relate cette femme de 42 ans aux "souvenirs morcelés". L'homme la sermonne : "C'était un jeu entre nous, il ne fallait pas le dire." Il lui demande de se rétracter, argumente auprès de la fillette alors au cœur d'un divorce compliqué : "Si ton père l'apprend, tu ne reverras plus ta maman." Elle s'exécute et affirme qu'elle a menti. "Dans le doute, ma mère l'a quand même viré de la maison", précise-t-elle. Puis c'est le trou noir. Elle n'en parle plus jusqu'à ses 18 ans.

"Au collège, je me scarifiais. Ma mère ne voyait rien. Je me suis construite sans elle, sans son avis ni ses conseils. J'étais le vilain petit canard de la famille, celle qui est sale, qui ment, soupire Dounia. Il aura fallu 30 ans pour que ma mère réalise ses erreurs. Mais à l'intérieur de moi, je reste profondément seule." Une perte de confiance logique pour le psychiatre Gérard Lopez. "La reconstruction d'une victime passe par plusieurs étapes. La première, c'est la reconnaissance, dont celle de l'entourage", explique-t-il. 

"L'enfant doit comprendre que ce qu'il a subi n'est pas normal."

Gérard Lopez

à franceinfo

Deuxième étape : le soin. "Il faut une prise en charge correcte, mais la France est en retard sur ce point, avec un déficit de pédopsychiatres formés", déplore cet expert près les tribunaux, cofondateur de l'Institut de victimologie de Paris. Selon lui, le processus de reconstruction comporte une troisième étape : le "plus jamais ça." "C'est le moment où une victime se dit : 'Je ne veux pas que ce qui m'arrive arrive aux autres.''' Ainsi, Sophia*, 19 ans, après un inceste dans l'enfance, a choisi de suivre une licence de psychologie. "L'envie est venue avec ce que j'ai vécu, lorsque j'ai réalisé comment j'ai été traitée. Je veux le faire pour sauver des vies, même deux ou trois", justifie-t-elle.

"Je me suis dit que c'était moi la méchante"

Sophia avait 9 ans quand son père a fait irruption dans la salle de bains et l'a agressée sexuellement. Elle en parle à sa mère six ans plus tard. Cette dernière l'écoute, la croit et l'emmène chez un psychiatre. L'expérience reste traumatisante. "Il m'a dit qu'il était possible que je me trompe, car à 9 ans, on est trop jeune pour comprendre. Que les parents ne peuvent pas faire ça à leurs enfants. Que je n'étais pas en droit d'engager des poursuites, car c'était mon père", rapporte Sophia. Les séances sont stoppées net. Trop tard, le mal est fait. "J'ai eu honte de moi. Je me suis dit que c'était moi la méchante", énonce Sophia.

"J'arrivais enfin à m'ouvrir et on me disait : 'Tu dois te taire'. C'était violent, comme si on me replongeait dans un état de silence une deuxième fois."

Sophia

à franceinfo

Depuis, elle a réussi à se tourner vers une autre praticienne, qui l'a réconciliée avec la psychologie. Gérard Lopez, lui, n'est pas surpris par le comportement de son confrère. "C'est classique : les psychiatres ne sont pas plus clairs à ce sujet que l'ensemble de la population. Et il y a le fameux complexe d'Œdipe... Moi-même, il y a 30 ou 40 ans, je n'aurais pas tenu ce discours. J'ai suivi des formations pendant plusieurs années", décrypte le psychiatre de 72 ans. "Les racines profondes du déni autour de l'inceste se trouvent dans notre culture : on n'a pas le droit de toucher au père. C'est la loi du patriarcat qui domine", souligne Gérard Lopez.

De fait, "les auteurs de ces violences sont presque exclusivement des hommes, à commencer par des oncles ou des grands-pères, devant les cousins, les pères et les beaux-pères", pointe la sociologue Alice Debauche, co-auteure d'une grande enquête sur les violences sexuelles, menée par l'Institut national d'études démographiques (Ined) et publiée fin novembre 2020. Quant aux victimes, selon la chercheuse, elles sont principalement féminines, même si les garçons sont aussi concernés, comme le montrent certains témoignages publiés sur Twitter sous le mot-clé #MeTooGay. Un schéma sexiste qui se reproduit et entrave la libération de la parole. Ainsi, Annabelle estime que le "charisme" et "l'autorité" de son grand-père ont participé à "la dynamique du secret". "Comme si son rôle de patriarche primait sur la loi, comme si j'étais sa propriété par extension et donc que ça ne regardait que lui", ajoute-t-elle.

"Le poids que j'ai en moi s'allège un peu"

"Il faudrait casser la gêne autour de ce sujet. On a peur de parler et d'embarrasser les autres donc on ne fait pas de bruit", estime Sophia, qui déplore "la place sacrée du parent"A contrario, depuis l'affaire d'Outreau, la parole de l'enfant est régulièrement remise en cause. Ce fiasco judiciaire des années 2000 a jeté un lourd discrédit sur les témoignages des mineurs et rendu la justice frileuse face à l'inceste. "Les choses évoluent ces dernières années, mais on passe à travers des cas", reconnaît Sophie Legrand, juge des enfants et secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, contactée par franceinfo. Si la justice est "souvent impressionnante", la magistrate estime qu'à l'école, l'enfant peut se sentir en confiance pour parler, mais observe surtout qu'il se manifeste quand un éducateur intervient à domicile. Ainsi, Sophie Legrand appelle à "développer les outils pour permettre à l'enfant de parler" et à "multiplier les espaces où il peut le faire".

"Les enfants ne fabulent pas. Ils tendent des perches : il faut les écouter. Petite, je me souviens d'avoir dit à mon père que je faisais la sieste avec mon grand-père. Je voulais voir sa réaction, savoir si c'était normal, explique Annabelle. Il a fait une tête bizarre. J'ai vu qu'il n'était pas prêt à m'entendre." Alors elle reste bouche cousue. Mais aujourd'hui, les choses ont changé : son grand-père est mort il y a deux ans et elle suit une psychothérapie depuis un mois. A 23 ans, elle veut briser le silence dans sa famille, "gangrenée par l'inceste" : "Je pense arriver à le dire avant mes 30 ans." L'actualité autour du livre de Camille Kouchner et de #MeTooInceste l'aide "énormément" ."Je me sens moins coupable et honteuse. Le poids que j'ai en moi s'allège un peu, souffle-t-elle. Depuis que la parole se libère, la responsabilité ne repose plus uniquement sur nous, mais aussi sur les adultes autour de nous. On n'est plus les gardiens du secret."

* Les prénoms ont été modifiés.


Les enfants et adolescents victimes de violences, ainsi que les témoins de tels actes, peuvent contacter le 119, un numéro de téléphone national, gratuit et anonyme. Cette plateforme d'écoute et de conseil est ouverte 24h sur 24, tous les jours.

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