Cet article date de plus de six ans.

Enquête franceinfo "Instinctivement est née une révolte" : adversaires du 80 km/h, ils ont décidé de s'en prendre aux radars automatiques

Le gouvernement doit annoncer lundi une baisse "historique" du nombre de tués sur les routes en 2018, mais l'avenir de la limitation de vitesse à 80 km/h, entrée en vigueur en juillet, reste menacé. En septembre, franceinfo avait rencontré ceux qui veulent la peau des radars.

Article rédigé par Robin Prudent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Un radar automatique vendalisé à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine). (MAXPPP)

Dans le coffre de sa voiture, Laurent* cache une bombe de peinture. Depuis le 1er juillet, et l'application de la limitation de vitesse à 80 km/h, ce père de famille mène une sorte de double-vie. "Lorsque je voyage de nuit et que je vois un radar près d’un bas-côté carrossable, je m’arrête, je fume une clope pour m'assurer qu'il n’y a personne et je barre le radar, explique ce quadragénaire, chef d'entreprise dans le sud de la France, à franceinfo. Je n'avais jamais fait ça avant, j'ai le cœur qui s'accélère un peu."

Le Premier ministre, Edouard Philippe, revient lundi 28 janvier à Coubert (Seine-et-Marne), pour annoncer "des résultats historiques pour la sécurité routière en 2018", a-t-il indiqué sur Twitter. C'est d'ailleurs à Coubert que, le 11 décembre 2017, il s'était dit favorable "à titre personnel" à l'abaissement de 90 km/h à 80 km/h de la vitesse maximale autorisée sur certaines routes nationales et départementales. L'avenir de la limitation de vitesse à 80 km/h, entrée en vigueur en juillet, reste menacé, en pleine crise des "gilets jaunes". 

"60% des radars neutralisés, attaqués, détruits"

Car comme Laurent, ils sont de plus en plus nombreux à s'en prendre à ce symbole de l'Etat. Des radars automatiques ont ainsi été repeints en rose dans le Nord, en blanc dans l'Eure, en bleu dans le Jura. Un autre a même été incendié en Normandie tandis que trois personnes ont scié un de ces appareils dans les Vosges... Ces dégradations n'en finissent plus de noircir les pages des journaux locaux. 

Jeudi 10 janvier, le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, a annoncé que  "près de 60% des radars ont été neutralisés, attaqués, détruits par celles et ceux qui se revendiquent de ce mouvement" des "gilets jaunes", a-t-il déclaré. Soit près de 2 000 des 3 200 radars fixes déployés sur les routes (dont 2 500 pour contrôler la vitesse). Conséquence de ces dégradations: le nombre d'excès de vitesse a bondi de 20% en décembre, selon la Sécurité routière.

Au gré de ses nombreux déplacements professionnels, Laurent affirme avoir tagué une cinquantaine de radars dans toute la France. "Ce ne sont pas des actions préméditées, ce sont des opportunités, jure-t-il. S'il y a un risque, je ne le fais pas. Si c'est à côté de chez moi, non plus." Il n'a jamais parlé de ses opérations nocturnes à ses proches. Même sa femme n'est pas au courant. "Je ne peux pas me permettre de me faire prendre", souffle-t-il.

il taggue des radars
il taggue des radars il taggue des radars

Et pour cause : ces actions peuvent coûter cher à leurs auteurs. L'infraction est punie jusqu'à trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende, selon les articles 322-1 et 322-2 du Code pénal. Plusieurs enquêtes sont d'ailleurs en cours dans différents départements à la suite de plaintes déposées par des préfectures. "Je sais ce que j’encours et je l’assumerai, indique Laurent, pas franchement habitué aux opérations militantes. Je n'ai jamais rien dégradé auparavant, je crois même que j'ai tous mes points de permis."

"J'ai le sentiment qu'on me prive d’une liberté"

Son ton calme dissimule tout de même difficilement sa rogne face au plan de sécurité routière annoncé par Edouard Philippe au début de l'année. "En janvier, je n’y ai pas cru. Je me suis dit : 'ils ne vont pas le faire'", relate-t-il. Mais l'entrée en vigueur de la limitation de vitesse à 80 km/h a fait exploser sa rancœur. "Instinctivement est née une révolte. J'ai une colère que j'ai du mal à expliquer, reconnaît-il, sans éclats de voix. Ça peut paraître bête, mais ça n’est plus acceptable. Ce n’est pas du tout adapté à la réalité que nous vivons en tant que ruraux. On se sent infantilisés, méprisés. J'ai le sentiment qu'on me prive d’une liberté."

Le discours du gouvernement est complètement déphasé. Ce sont les élucubrations d’un bobo parisien qui roule en vélo électrique.

Laurent, tagueur de radar

à franceinfo

Laurent, qui se présente comme "libéral de gauche", dit pourtant avoir d'abord été séduit par Emmanuel Macron. "Je suis pile l'électeur de La République en marche. Mais aux prochaines élections, je mets '80 km/h' sur mon bulletin et j'espère qu'ils vont se prendre une tôle, lâche-t-il, désabusé. Les politiques parisiens ne se rendent pas compte que, dans les cafés des campagnes, on parle de ça. Et on en parle matin, midi et soir."

"C'est une politique de 'sécurité rentière'"

Jean-Louis*, lui, a participé à plusieurs opérations plus symboliques contre des radars. "Nos actions se limitent au bâchage et à la pose d'autocollants, détaille à franceinfo ce membre de la Fédération française des motards en colère dans les Yvelines. On ne cautionne en aucun cas les dégradations. C’est un délit." Le motard a réalisé ses opérations de bâchage en groupe et en plein jour pour exprimer son mécontentement.

On vise des radars qui sont des pompes à fric.

Jean-Louis, motard en colère

à franceinfo

Sur la forme, ces bâchages ne représentent pas une dégradation, selon les motards en colère. Le radar est simplement recouvert par un sac-poubelle qui l'empêche de fonctionner, sans l'abîmer. Pour appuyer cette analyse, ils brandissent la décision rendue par le tribunal correctionnel de Mont-le-Marsan, en mars 2018. A cette époque, les juges avaient relaxé Lionel Candelon, un éleveur de canards en colère contre l'Etat et poursuivi pour avoir bâché deux radars dans les Landes. "Si l’on s’en tient à une interprétation stricte de la loi, vous n’avez ni dégradé, ni eu l’intention de le faire", avait tranché la magistrate.

Sur le fond, le message, lui, demeure toujours le même. "Le Premier ministre s’est engagé personnellement en prenant une décision autocratique sur les 80 km/h, s'insurge Jean-Louis, assis devant un dessin représentant des motards en train de jouer aux fléchettes sur un radar. On stigmatise la vitesse, alors que ce n’est pas la cause principale des accidents. C'est une politique de 'sécurité rentière'." La vitesse, qu'elle soit excessive ou inadaptée, est pourtant le premier facteur de mortalité sur les routes, selon les derniers chiffres de la Sécurité routière.

"Belle œuvre d'art, merci"

Toutes ces actions trouvent un point de ralliement : les réseaux sociaux. Sur Facebook, les motards en colère publient des photos de leurs opérations. Laurent, pour sa part, appelle carrément les internautes à s'en prendre aux radars. "Prenez votre bombe, gardez-la dans votre voiture et lorsque vous avez l’opportunité, vous marquez, vous le faites, vous agissez", lance-t-il.

Les manifestations peuvent créer des frictions parce qu'on génère des problèmes de circulation. Alors qu’un bâchage de radars, ça ne gêne personne, et c’est vu avec bienveillance.

Jean-Louis, motard en colère

à franceinfo

Effectivement, sur les groupes Facebook dédiés au partage d'informations sur les radars et les contrôles routiers, des dizaines de milliers d'internautes se réjouissent ouvertement des dégradations récentes dans leur département. Les photos des vandalisations sont célébrées, "likées" et encouragées. "Belle œuvre d'art, merci", "iI faut persévérer", "nous devons tous s'y mettre", affirment des internautes sous la photo d'un radar tagué.

74% des Français opposés au 80 km/h

Il faut dire que la grogne semble être généralisée, à en croire les dernières études d'opinion. Près des trois-quarts des Français (74%) se disent ainsi opposés à la limitation à 80 km/h, estimant qu’il s’agit d’une mesure "technocrate" et "inutile", selon un sondage Odoxa pour L'Express, France Inter et la presse régionale, publié le 26 juin 2018. "Que veulent nous dire les Français ? 'J’en ai ras-le-bol', analyse Pierre Chasseray, secrétaire général de l'association 40 millions d'automobilistes. Ces actions servent notre discours, même si elles ne sont pas cautionnables, parce qu’illégales."

Des commentaires sur Facebook. (FACEBOOK)

Cette vague de mécontentement a transformé certains tagueurs en célébrités locales. Dans le Jura, un certain Jul a signé ses actes de vandalisme avec le même pseudo que le chanteur marseillais. Et les internautes de la région de Dole sont nombreux à le féliciter pour avoir neutralisé des radars à l'aide d'une bombe de peinture orange. "Jul président !", "un héros national contre la sécurité rentière", "Super Jul, le nouveau héros", s'exclament en cœur des automobilistes après la publication de ses nouvelles dégradations, fin août. Même phénomène avec "Octo" qui sévit quelques kilomètres plus loin avec une bombe de couleur bleue.

Picasso, star des anti-radars

Partie au départ de l'Ain et maintenant généralisée dans d'autres régions, une nouvelle appellation est même apparue pour parler de ces tagueurs compulsifs : Picasso. Il suffit de taper le nom de l'artiste espagnol dans une recherche Facebook pour découvrir un flot de messages dithyrambiques au sujet de son "œuvre"... sur les radars automatiques. Un phénomène qui ne semble pas, pour autant, dissimuler l'existence d'un "serial-tagueur", d'après les autorités. Entre la boutade et le signe de ralliement, Picasso est plutôt devenu le vocable générique pour signaler, et célébrer, ces actions.

Nous sommes Picasso, nous sommes la résistance, nous sommes légion.

un internaute

sur Facebook

Si le mouvement est massif cette année, ce n'est pas la première fois que les radars sont pris pour cible, en France. En juillet 2017, des buralistes avaient recouvert des appareils avec du plastique pour protester contre le paquet de cigarettes à 10 euros. Quelques mois auparavant, c'était les éleveurs du groupe les Canards en colère, dont Lionel Candelon est le porte-parole, qui menaient des actions similaires dans le sud-ouest afin de réclamer des indemnités après un épisode de grippe aviaire.

"On a dû bâcher 200 ou 250 radars"

"En tout, on a dû bâcher 200 ou 250 radars en quelques mois, se remémore Lionel Candelon, à franceinfo. On disait à l’Etat : 'soit vous nous payez, soit on ne vous laissera pas récupérer les recettes des radars.'" En novembre 2017, les éleveurs de canards ont finalement obtenu un allongement de leur période d'indemnisation (article abonnés). Du coup, l'association envisage de recommencer ce type d'actions cet hiver, en cas de nouveau bras de fer avec l'Etat. 

Bâcher des radars, c’est un bon moyen de se faire entendre. Ça nous coûte 10 centimes et ça fait beaucoup de bruit.

Lionel Candelon, porte-parole des "Canards en colère"

à franceinfo

Mais gare à la saturation. Si les neutralisations sont régulièrement saluées par des automobilistes, elles sont loin de faire l'unanimité. "Ces dégradations mettent en danger la vie des gens", s'insurge Michel Prettre, maire d'Aubencheul-au-Bac (Nord), où un radar a été vandalisé (article abonnés) six fois depuis 2013. Même constat à Arbois où un autre de ces appareils a été tagué cet été. Bernard Amiens, le maire de cette commune du Jura, dénonce ces actes.

C’est navrant, c’est de l’argent public. Ce radar est essentiel. C'est à cet endroit que je suis allé ramasser une jeune fille après un accident.

Bernard Amiens, maire d'Arbois

à franceinfo

Tous ont désormais les yeux rivés sur les chiffres de la mortalité routière. C'est cette donnée qui devrait déterminer l'avenir de la limitation de vitesse à 80 km/h sur le réseau secondaire, selon le Premier ministre. "Je pose ma démission sur la table si, l’année prochaine, il y a moins de tués sur les routes qu’en 2013 [l'année où le nombre de décès le plus faible a été enregistré], s'emporte Pierre Chasseray, délégué général de 40 millions d'automobilistes, à franceinfo. S'il n'y a pas le compte l’année prochaine, on revient à 90, et on arrête d’emmerder les Français." Un pari loin d'être gagné. Au mois d'août, le nombre de morts en métropole a baissé de 15,5% par rapport à 2017.

* Les prénoms ont été modifiés pour préserver l'anonymat des personnes.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.