Dérapage des finances publiques : mais qui est coupable d'avoir laissé filer les déficits de la France ?
Dans le box des accusés, ils sont six. Des élus, des entités de l'Etat, voire la population française dans son ensemble. Dans ce Cluedo politico-économique, point de chandelier, de corde ou de clé anglaise. Le "crime", s'il en est un, est plutôt commis à coups de rapports et de textes législatifs. La victime : les finances publiques du pays. Car l'estimation pour 2024 du déficit public (l'écart entre les rentrées fiscales des administrations et leurs dépenses) est progressivement passée de 4,4% du PIB à 6,1%, avant l'annonce du chiffre définitif redouté pour mars 2025.
Alors qu'une commission d'enquête est lancée mardi 3 décembre à l'Assemblée nationale, franceinfo a mené la sienne. Les accusations visent six "suspects" qui déroulent chacun leur ligne de défense : Emmanuel Macron, Bruno Le Maire, les collectivités territoriales, les hauts fonctionnaires de Bercy, les ménages et les oppositions. Alors, qui a tué les finances publiques, où, et avec quelle arme ?
Emmanuel Macron, à l'Elysée, avec ses choix politiques et économiques
Quelles charges pèsent contre lui ? "Le premier coupable, c'est bien entendu l'Elysée", résume Eric Heyer, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), pour qui le dérapage actuel trouve notamment sa source dans le choc fiscal réalisé en 2017. Suppression de la taxe d'habitation, remplacement de l'impôt de solidarité sur la fortune par un impôt sur la fortune immobilière, introduction d'un prélèvement forfaitaire unique… "Penser qu'en baissant les impôts sur les très riches, le manque à gagner allait être compensé avec une croissance et des recettes fiscales en hausse, c'est un pari perdu", juge-t-il.
Face aux crises, il est surtout reproché à Emmanuel Macron d'avoir défendu un bouclier tarifaire à "50 milliards d'euros", insiste Eric Woerth, député Ensemble pour la République (EPR) et ancien ministre du Budget de Nicolas Sarkozy. Au-delà des mauvaises nouvelles, le chef de l'Etat n'aurait pas suffisamment bien communiqué, selon ses accusateurs. "Il aurait pu et aurait dû trouver un moyen de solenniser cette période en appelant à un sursaut collectif", pointe le sénateur LR Jean-François Husson, rapporteur général du budget au Sénat. Pour les JO de Paris 2024, "il y a eu quatre discours du président de la République", rappelle l'entourage de Bruno Le Maire.
"Combien y a-t-il eu de discours présidentiels sur les finances publiques ?"
L'entourage de Bruno Le Maireà franceinfo
Par ailleurs, au printemps, malgré une situation budgétaire dégradée, Emmanuel Macron a balayé l'option d'un projet de loi de finances rectificative (PLFR), demandée par Bruno Le Maire et souhaitée par les oppositions. Ce texte aurait pu permettre d'ouvrir les débats sur des économies supplémentaires et des recettes plus élevées.
Mais à l'époque, les macronistes veulent d'abord sauver leur campagne des élections européennes. "La période électorale a beaucoup coûté", souffle le socialiste Claude Raynal, président de la commission des finances au Sénat. La désorganisation s'amplifie au soir des européennes avec la dissolution, qui plonge la vie politique française dans l'inconnu.
Quelle est sa ligne de défense ? Accusé de toutes parts, l'Elysée défend sa politique économique menée depuis 2017 : "Il n'y a pas de lien entre les baisses d'impôts et le dérapage budgétaire constaté ensuite", plaide l'entourage d'Emmanuel Macron. Il met en avant des causes extérieures aux choix du président. La France a connu deux années avec un déficit sous la barre des 3% de PIB fixé par l'UE, en 2018 et 2019, quand l'économie nationale a été percutée par la pandémie de Covid-19. "On assume d'avoir fait le 'quoi qu'il en coûte', explique-t-on. Peut-être qu'il aurait fallu en sortir plus vite, mais on ne savait pas s'il y aurait une nouvelle vague."
Après la crise sanitaire, la guerre en Ukraine et ses conséquences limitent la croissance. "Le Ségur de la santé, l'augmentation du point d'indice des fonctionnaires, le chèque inflation, le chômage partiel… Qui était contre ? Non seulement tout le monde était d'accord, mais les oppositions demandaient de faire beaucoup plus", s'insurge un député Ensemble pour la République (EPR).
Quant au PLFR qu'Emmanuel Macron a rejeté au printemps, son entourage estime qu'"il aurait fallu le reporter en fin d'année plutôt que de courir après des prévisions erronées, avec le risque d'un PLFR inopérant". De plus, le danger politique n'était pas lié à la campagne des européennes, assure-t-on, mais plus au risque de la motion de censure contre Gabriel Attal, alors Premier ministre. "A chaque fois qu'on a eu une alerte, on a appuyé sur la pédale de frein, par exemple avec les 10 milliards" d'euros de dépenses gelées en février, insiste la même source élyséenne.
L'ex-ministre de l'Economie Bruno Le Maire, à Bercy, avec les notes du Trésor
Quelles charges pèsent contre lui ? Le suspect Bruno Le Maire a été aux commandes du paquebot Bercy pendant sept ans. Jusqu'en septembre, il a donc participé en première ligne aux choix budgétaires du gouvernement. Sur les derniers mois, à plusieurs reprises, l'ex-ministre des Finances a communiqué des chiffres de prévisions qui se sont révélés par la suite un peu trop positifs. "Chez Bruno Le Maire, il y a quelque chose qui relève de l'optimisme permanent", s'agace Claude Raynal. Le sénateur LR Jean-François Husson lui reproche aussi de ne pas avoir suffisamment informé les commissions des finances du Parlement des prévisions détériorées.
"De mon point de vue, le gouvernement a fait de la rétention d'informations."
Jean-François Husson, rapporteur général du budget au Sénatà franceinfo
L'inspecteur Husson a bien étudié la chronologie des faits. En janvier 2024, Bruno Le Maire confirme son "objectif" d'un déficit public à 4,4% du PIB en 2024. Pourtant, dès le 7 décembre 2023, une note de la direction générale du Trésor, consultée par franceinfo, l'alerte d'un éventuel trou dans la caisse. Si rien n'est fait, le déficit risque de s'alourdir de 9,2 milliards d'euros. Puis, le 16 février, nouveau warning sur le budget 2024 avec une prévision de déficit actualisée à 5,7%, bien au-dessus des 4,4% du projet de loi de finances. Un écart de 35 milliards d'euros environ.
Le ministre, qui s'est refusé à démissionner malgré les appels, annonce deux jours plus tard, sur TF1, dix milliards d'économies. "Un frein d'urgence", explique l'énarque dans Le Monde, avant de prévenir qu'il faut aller plus loin, évoquant "un projet de loi de finances rectificative (PLFR) à l'été". Mais il n'obtient pas gain de cause et les prévisions de déficit continuent de se dégrader pour atteindre 6,1%. "En dehors des dix milliards d'économies, il ne s'est rien passé. Quand vous ne faites ni hausse d'impôts, ni baisse de la dépense publique, vous êtes dans le grand déni de la réalité", regrette Jean-François Husson.
Quelle est sa ligne de défense ? L'ex-ministre de l'Economie refuse d'être désigné comme le principal coupable du dérapage. "Il n'y a eu ni dissimulation, ni volonté de tromperie", martèle-t-il devant la mission d'information du Sénat, début novembre. Bruno Le Maire explique que l'ensemble des notes de son administration n'a pas vocation à se retrouver sur la place publique, d'autant que les prévisions ne sont pas toujours consolidées. A l'époque, l'administration recommande d'ailleurs de ne pas communiquer concernant la note du 7 décembre. "On reçoit des notes tous les quinze jours, mais ce sont des points de situation, pas le point final. Un peu comme un sondage", explique à franceinfo l'entourage de l'ex-ministre.
Il a donc tenté de rassurer les marchés en annonçant plusieurs mesures. "A chaque fois qu'il y a eu des alertes confirmées, j'ai soit pris une décision, soit anticipé des décisions qui permettaient de tenir l'objectif", avance-t-il devant les sénateurs. Son entourage rappelle l'annonce en janvier de la hausse des taxes sur les factures d'électricité, puis les dix milliards d'économies en février.
Le ministre voulait aller encore plus loin dans la réduction de dépenses, mais il s'est senti parfois bien seul, notamment pour défendre l'idée d'un budget rectificatif. "La réponse est à demander à ceux qui ont pris l'arbitrage" à l'Elysée et Matignon, balaie-t-il au Sénat, début novembre. Fallait-il démissionner pour créer un électrochoc ? "On n'était pas forcément en accord sur les finances publiques, mais on avait aussi d'autres points d'accord avec le président, notamment sur tout le volet économique", explique l'entourage de Bruno Le Maire.
Les hauts fonctionnaires, à Bercy, avec leurs prévisions erronées
Quelles charges pèsent contre eux ? Le principal grief qui est fait aux hauts fonctionnaires repose sur leurs erreurs supposées de calculs en matière de recettes fiscales, et donc de déficit. En l'occurrence, deux points d'écart entre les deux dernières estimations. Bruno Le Maire a pointé devant les sénateurs une "grave erreur technique d'évaluation des recettes".
Dans les bureaux du ministère, les spécialistes ont par ailleurs mal calibré leurs prévisions de croissance. Celle-ci a surtout été portée par une hausse des exportations et non par la consommation intérieure. Résultat : des recettes de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) moins élevées qu'attendu puisqu'il n'y en a pas sur les produits exportés. "Par ailleurs, ils ont commis une erreur sur l'inflation, elle a baissé plus rapidement qu'anticipé" et cela a creusé les déficits, ajoute l'économiste Eric Heyer. Là aussi, les recettes de TVA ont été moins importantes que prévu. Avec de mauvais calculs de recettes, difficile pour les responsables politiques de bâtir des projections solides.
Quelle est leur ligne de défense ? Les fonctionnaires de Bercy et le Trésor n'ont pas donné suite aux sollicitations de franceinfo. "La science économique n'est pas une science exacte, défend le sénateur Jean-François Husson. Il ne faut pas se planquer derrière ça." Et s'ils ont commis quelques erreurs de calcul, les services de Bercy ont néanmoins fait remonter au ministre plusieurs notes sur les risques de dérapage du déficit.
Les collectivités territoriales, partout en France, avec leurs investissements
Quelles charges pèsent contre elles ? Communes, départements, régions ont-ils, à l'abri des regards, causé une partie du dérapage budgétaire ? Dans un courrier adressé à des parlementaires, début septembre, Bruno Le Maire dénonce "l'augmentation rapide des dépenses des collectivités territoriales" qui "pourrait à elle seule dégrader les comptes 2024 de 16 milliards d'euros".
Le camp présidentiel reproche notamment aux collectivités territoriales une absence de transparence sur l'état de leurs finances. "On ne connaît pas le rythme des dépenses au jour le jour", pointe Eric Woerth. Il estime que les collectivités "ne se sentent surtout pas liées" à l'Etat sur l'effort à fournir. "Tout le monde veut rétablir les finances publiques, mais personne ne veut qu'on réduise ses dotations", renchérit l'entourage de Bruno Le Maire.
Quelle est leur ligne de défense ? Furieuses, les collectivités territoriales ont un alibi : oui, elles ont eu recours à un surcroît de dépenses, mais cela se justifie. Les municipalités ont été élues en 2020 et mettent du temps à lancer leurs projets. "Tout ça est retardé avec le Covid-19, donc les projets commencent en 2023, 2024", résume Bertrand Hauchecorne, vice-président de l'Association des maires de France. C'est à ce moment-là qu'il faut décaisser l'argent. Contraintes de voter chaque année des budgets à l'équilibre, elles peuvent aussi compter sur les sénateurs pour les défendre. "Quand on regarde ce que pèsent les collectivités dans la dette, c'est entre 8% et 9%", s'emporte le socialiste Claude Raynal.
Les ménages, chez eux, avec leur épargne
Quelles charges pèsent contre eux ? Au même titre que la prudence des entreprises qui ont différé des investissements, la propension des ménages à épargner au lieu de consommer est mise en cause : "En tendance, on voit qu'ils épargnent environ 15% de leurs revenus. Dans la crise sanitaire, ils sont passés à 18% environ", rappelle Eric Heyer. La crise du Covid-19 a donc généré une forme de sur-épargne, que l'économiste estime à "270 milliards d'euros". Une cagnotte qui aurait pu encourager la consommation et la croissance économique.
Quelle est leur ligne de défense ? Difficile de trouver un avocat pour 68 millions de Français, mais la succession de crises ne favorise pas la confiance. "Si, en tant que ménage, j'entends que les retraites vont être de plus en plus basses, il est possible que je sois prudent, ajoute Eric Heyer. Pourquoi les ménages changeraient-ils leur attitude aujourd'hui ? On ne voit pas les incitations à consommer", avec un budget 2025 qui veut par exemple revenir sur la prime à la conversion automobile.
Les oppositions, à l'Assemblée, avec leurs (non) propositions
Quelles charges pèsent contre elles ? Il est reproché aux oppositions, de droite et de gauche, de ne pas avoir proposé des pistes plus concrètes pour réduire les dépenses et augmenter les recettes. "Les premiers à lancer l'opprobre sur le gouvernement auraient sans doute été les derniers à réagir", s'agace le député Eric Woerth. Lors des différents projets de loi de finances, les oppositions ont rarement milité pour une baisse de la dépense publique. "Sur le bouclier tarifaire sur l'énergie, elles demandaient beaucoup plus, rappelle l'entourage présidentiel. LR avait même fait de l'adoption d'une baisse de 15 centimes de taxes sur les carburants une condition de vote du budget", fin 2023.
Quelle est leur ligne de défense ? "Pour le dernier projet de loi de finances, la majorité sénatoriale a proposé au gouvernement et voté sept milliards d'économies. On n'avait jamais vu ça sous la Ve République", rappelle le sénateur LR Jean-François Husson. "De toute façon, les oppositions ne gouvernent pas, donc on ne peut pas leur attribuer la responsabilité" de ce dérapage, balaie Eric Coquerel (La France insoumise), président de la commission des finances à l'Assemblée.
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