"Le gouvernement n'a rien vu" : l'exécutif aurait-il pu anticiper le mouvement de contestation des agriculteurs ?

Article rédigé par Margaux Duguet
France Télévisions
Publié Mis à jour
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Le ministre de l'Agriculture, Marc Fesneau, le Premier ministre, Gabriel Attal, et le ministre de la Transition écologique, Christophe Béchu, à Monastruc-de-Salies (Haute-Garonne), le 26 janvier 2024. (MIGUEL MEDINA / AFP)
La grogne couvait depuis plusieurs mois dans le monde agricole mais il était difficile pour le gouvernement d'anticiper une crise majeure, face à des revendications multiples et sans le relais syndical.

Le mouvement de colère des agriculteurs qui se poursuit depuis plus de deux semaines partout en France n'a pas commencé à la mi-janvier par le blocage de l'autoroute A64. "La crispation était déjà très forte, ça couvait", soupire un député de la majorité. Dès l'automne, les prémices du ras-le-bol du monde agricole s'expriment au travers de panneaux de villages et de villes françaises renversés à l'entrée des communes. L'opération, baptisée "On marche sur la tête" et menée notamment par les Jeunes Agriculteurs, vise à dénoncer la mutliplication des normes – parfois contradictoires – qui encadrent les activités agricoles.

Le mouvement est parti du Tarn dès la fin octobre. "On s'est réunis avec le bureau fédéral et on se demandait comment faire une opération pour montrer que l'on nous demande tout et son contraire", raconte Frédéric Florenchie, président de la FDSEA du département. Les Jeunes Agriculteurs sont chargés de "trouver une idée". "Ils nous ont proposé les panneaux et on l'a validée". Très vite, l'opération essaime partout sur le territoire. "Le gouvernement n'a rien vu, note encore Fredéric Florenchie. C'est parti de chez nous, puis en Occitanie, puis dans tout le Sud, en France et même en Allemagne !"

"Les panneaux, c'était le premier signe"

Le président de l'Association des maires de France (AMF), David Lisnard (LR), leur apporte son soutien. "Nos jeunes agriculteurs ont raison : on marche sur la tête !", assure-t-il le 4 décembre dans une tribune au Point. Dans le camp présidentiel, les élus, spécialistes des questions agricoles, commencent à s'inquiéter. "Les panneaux, c'était le premier signe du manque de confiance. Quand ils ont inversé le panneau de la ville de Baud [dans le Morbihan] à la fin de l'année, je suis allée discuter avec eux et je leur ai dit qu'ils avaient raison sur la charge administrative", relate Nicole Le Peih, députée Renaissance du Morbihan. L'élue, agricultrice de profession, est elle-même en train de transmettre son exploitation en circuit court en volailles et son atelier de vaches charolaises allaitantes. 

"Les panneaux retournés, c'est un signal faible qui a sans doute été minimisé, on n'a pas véritablement regardé qui y a participé, s'il y avait des gens syndiqués ou pas", admet Pascal Lavergne, député Renaissance de Gironde, mais aussi éleveur et conseiller agricole. Comme d'autres élus locaux ou nationaux, il reçoit "des dizaines de messages d'agriculteurs disant que leur trésorerie s'effrondre, qu'ils n'ont plus de revenus ou qu'ils reçoivent les huissiers".

Mais beaucoup admettent qu'il était impossible d'anticiper une crise majeure d'ampleur nationale. "J'avais le sentiment qu'il pouvait y avoir plusieurs crises locales : la cerise en Ardèche, les pêcheurs et viticulteurs, la maladie hémorragique épizootique qui touche les animaux dans le Sud-Ouest... Bref, il s'agit de territoires différents et de revendications différentes", raconte un autre député de la majorité.

Un manque d'ancrage territorial

Dans leur circonscription, les élus macronistes font remonter les doléances multiples des agriculteurs et se demandent bien ce qu'ils auraient pu faire de plus. "Il y a 140 doléances, ils ne veulent pas tous la même chose, c'est compliqué", livre le député Ludovic Mendès. 

"On n'a pas eu un : 'Attention, ça va péter !' J'ai reçu dans ma permanence les syndicats et à chaque fois qu'ils m'ont sollicité, ils ont eu des réponses du ministère."

Ludovic Mendès, député Renaissance de Moselle

à franceinfo

Si les messages venant du terrain ont été transmis au gouvernement, ont-ils été entendus ? "Le drame, c'est que l'on a tendance à ne pas trop écouter les parlementaires. En plus, s'ils portent des messages différents, vous prêchez dans le désert", confie, un brin amer, Pascal Lavergne.

"Quand on a vu la hausse de la taxe sur le GNR dans le projet de loi de finances 2024, on a tous dit que c'était casse-gueule, que c'était du bourrage d'urnes RN."

Pascal Lavergne, député Renaissance de Gironde

à franceinfo

Dans le camp présidentiel, certains pointent aussi "les péchés originels du macronisme". "On n'a pas de capteurs, le parti n'a jamais constitué de maillage territorial. Les panneaux retournés, certains conseillers pensaient que c'était la fantasie de quelques communes", relate un ex-conseiller du gouvernement. "Quand vous avez la moitié des ministres qui sont parisiens avec des jeunes conseillers qui viennent aussi de la capitale, en termes de connexion avec les territoires, c'est un peu moyen", appuie un autre. 

Pourtant, ils sont plusieurs à reconnaître l'investissement du ministre de l'Agriculture, Marc Fesneau, sur le sujet. "Il alerte depuis des mois sur cette crise", assure une élue de la majorité, proche de lui. "C'est assez ingrat ce qui lui arrive, il n'ouvre pas sa gueule publiquement et les gens pensent qu'il est inactif, mais il se bat comme un lion", abonde un député. Et le même de renvoyer plutôt à Matignon : "Quand on faisait remonter les messages, c'était très borniste, technocratique, 'on a pris note'. Le niveau d'écoute et de portage politique n'est plus le même aujourd'hui, je suis en lien constant avec le cabinet d'Attal."

"Même les syndicats ne l'ont pas vu venir"

Faux, rétorque une ex-conseillère de l'exécutif. "Nous suivions attentivement la situation et la Première ministre avait vu les organisations syndicales le 5 décembre avec des mesures actées comme l'abandon de la redevance pour prélèvement sur la ressource en eau pour l’irrigation ainsi que le renoncement à la hausse de la redevance pour pollution diffuse (RPD), perçue sur les ventes de pesticides. Ils étaient sortis satisfaits de cet échange." Le président de la FNSEA, Arnaud Rousseau, avait effectivement estimé avoir "été entendu" et trouvé "une écoute attentive de la Première ministre". Les Jeunes Agriculteurs avaient tenu le même discours.

Sauf que le malaise profond du monde agricole a en partie échappé aux syndicats. Sur l'A64, c'est notamment Jérôme Bayle, devenu depuis l'une des figures de la contestation, qui a lancé le blocage de l'autoroute, en dehors de tout cadre syndical. "Nous, on ne peut pas voir venir la crise si même les syndicats ne la voient pas venir", relève Ludovic Mendès. "J'avais perçu la crise arriver mais peut-être pas de cette ampleur et aussi organisée", complète Nicole Le Peih

En cette fin d'année, l'actualité qui occupait tous les esprits de la macronie était ailleurs. "On était la tête dans le guidon avec la loi immigration", se souvient une députée de la majorité. Alors que les parlementaires s'écharpaient sur le texte du gouvernement, dans les campagnes, la colère montait.

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