Réforme des retraites : après des manifestations réussies, les syndicats peuvent-ils espérer un retour en grâce ?
Un nouvel élan ou le début de la fin ? Le mouvement social d'opposition au projet de réforme des retraites entame une nouvelle étape, mardi 7 mars, avec un appel non plus à de simples manifestations, mais à "mettre la France à l'arrêt". Les syndicats jouent gros.
Jusqu'ici, ils sont apparus comme les gagnants du début de mobilisation. "Jamais les syndicats n'avaient réuni autant de monde depuis au moins une trentaine d'années", résume Dominique Andolfatto, enseignant-chercheur en science politique à l'université de Bourgogne, "même si on prend les chiffres les plus sévères, ceux de la police". Le ministère de l'Intérieur a recensé 1,27 million de manifestants en France le 31 janvier, pour la deuxième journée de mobilisation, dépassant les plus grands rassemblements des mouvements de 2010 ou de 1995 contre de précédentes réformes des retraites. Les marches suivantes ont connu des affluences moindres, mais qui peuvent s'expliquer par l'organisation de deux journées de mobilisation la même semaine (les 7 et 11 février) puis par les vacances scolaires (le 16 février).
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L'intersyndicale se félicite également du succès d'une pétition en ligne appelant au retrait du projet. Début mars, elle avait été signée plus d'un million de fois. Au-delà des chiffres, Dominique Andolfatto souligne que le mouvement a réussi à installer le sujet dans l'esprit des Français : "Les gens se posent davantage de questions sur cette réforme. Sans qu'elles aient eu un effet direct sur le projet de loi, les manifestations ont fait naître un débat de fond."
Une "revanche" à l'idée d'un déclin
L'objet de la réforme, qui par essence touche une majorité des Français, facilite la tâche des syndicats. Mais le tableau dressé par les sondages reste plutôt flatteur. Ils sont les acteurs qui "incarnent le mieux l'opposition à la réforme des retraites" pour 43% des sondés dans une enquête de l'Ifop publiée le 19 février par le Journal du dimanche, loin devant le RN (25%) et la Nupes (23%). Les syndicats sont aussi ceux dont l'attitude est le plus considérée comme "responsable" (à 54%) par les personnes interrogées par OpinionWay pour les Echos (article payant), également mi-février.
"Dans l'opinion, la responsabilité apparaît de leur côté, leur cause est simple et leur mot d'ordre est clair", insiste Jean-Marie Pernot, politologue à l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires), organisme public chargé d'informer les syndicats. Pour lui, l'importance des défilés illustre le pouvoir de mobilisation de ces organisations. "Certes, le taux de syndicalisation en France est faible. Mais, si on additionne leurs adhérents, on n'est pas loin de 2 millions de personnes." Une force de frappe incomparable avec celle des partis politiques, qui peut aussi jouer sur la mobilisation des non-syndiqués.
"Si les syndicats sont capables de déplacer leurs militants, ça exerce une attraction sur les autres. On attire quand on est fort."
Jean-Marie Pernot, chercheur à l'Iresà franceinfo
Il y avait pourtant quelques raisons de douter de cette réussite en amont du mouvement. Le taux de syndicalisation des Français baisse depuis les années 1970, détaille l'Insee. Si ce repli a ralenti à la fin du XXe siècle, il s'est poursuivi entre 2013 et 2019, selon la Dares. Les mutations du monde du travail et le déclin de certaines grandes industries sont en cause.
La part de responsabilité des organisations elles-mêmes est toujours débattue, explique Maxime Quijoux. "Est-ce qu'elles arrivent à rester tournées vers les préoccupations des salariés ou sont-elles trop en vase clos ?" résume le sociologue au CNRS. Il voit dès lors le mouvement contre la réforme des retraites comme "une forme de revanche sur cette thèse. On voit que les syndicats parviennent encore à réunir des personnes en masse. Et pas seulement à Paris". Le succès très commenté des manifestations dans les villes petites et moyennes nuance les critiques adressées aux syndicats lors du mouvement des "gilets jaunes".
"On se focalise toujours sur Paris, mais il est beaucoup plus impressionnant de voir 17 000 manifestants à Angoulême et ces gens ne sont pas venus tous seuls."
Jean-Marie Pernot, chercheur à l'Iresà franceinfo
Une unité qui répond aux attentes
La CGT, la CFDT et FO ont même attiré de nouveaux adhérents en janvier, selon nos informations. Mais les observateurs mettent en garde contre le risque de surestimer le retour en force des syndicats. "Les nouvelles adhésions témoignent manifestement d'une reprise. Mais la CGT revendique 600 000 adhérents", rappelle Dominique Andolfatto, ce qui invite à relativiser ses plus de 10 000 nouvelles recrues de janvier. "Il faudrait en engranger des dizaines de milliers pour qu'il y ait vraiment un impact."
Pour se renforcer durablement, les syndicats doivent avant tout surmonter leurs divisions, estime Jean-Marie Pernot : "Chez les travailleurs, le sentiment qu'on observe, c'est : 'Mettez-vous d'accord entre vous d'abord, et ensuite, on s'intéressera à ce que vous dites'." "La plupart des salariés ont du mal à distinguer les différents syndicats, leur division n'est pas comprise", acquiesce Dominique Andolfatto. Aux yeux des deux experts, l'unité de l'intersyndicale depuis le début du mouvement contre la réforme des retraites constitue donc une raison centrale expliquant le succès des manifestations.
Outre la réforme en elle-même, l'attitude du gouvernement face aux syndicats a pu les liguer autour d'un "ennemi commun", avance Maxime Quijoux. Ce dernier évoque aussi sur un autre possible facteur : "Laurent Berger et Philippe Martinez sont en fin de mandat et ont moins besoin de montrer les muscles." Les patrons de la CFDT et de la CGT se sont affichés côte à côte dans les cortèges parisiens des 7 et 11 février, "en balayant sous le tapis les points de désaccord", notamment sur les retraites, rappelle le sociologue. La CGT défend un âge légal de départ à 60 ans, tandis que la CFDT s'accommode d'un statu quo à 62 ans.
Par ailleurs, les leaders syndicaux n'ont pas mâché leurs mots au sujet de l'attitude des députés de La France insoumise lors de l'examen du projet de loi à l'Assemblée nationale. "Il fallait mettre les députés, chaque député, devant leurs responsabilités", déplorait ainsi Philippe Martinez sur BFMTV, le 20 février, regrettant que La France insoumise n'ait pas retiré ses amendements pour permettre d'examiner l'article 7 du texte, qui reporte l'âge légal de départ à 64 ans.
"Quand Jean-Luc Mélenchon fait les choses comme ça, ce n'est pas un allié du mouvement social", a taclé le leader syndical. Le coordinateur du parti, Manuel Bompard, a, lui, assuré sur France 2 avoir empêché un vote pour ne pas "démobiliser la rue". Pourquoi ce ton offensif ? Les syndicats "ont senti l'humeur de l'opinion publique : les politiques sont en train de se discréditer à ses yeux, et par effet de miroir, ils peuvent se revigorer", juge Maxime Quijoux. Désormais, même des figures de la Nupes, à l'image du patron du Parti communiste, Fabien Roussel, sur France 3, mentionnent l'intersyndicale comme un exemple à suivre.
Un nouveau mot d'ordre, mais pas de "grève générale"
Pour autant, en deux mois, les syndicats n'ont obtenu aucune concession de la part du gouvernement. Comment y parvenir sans menacer le fragile équilibre qui s'est construit ? Laurent Berger alertait, le 28 janvier dans Le Monde (article payant), sur le besoin de "garder l'opinion" du côté du mouvement, prévenant que bloquer le pays serait "un cadeau qu'il ne faudrait pas faire au gouvernement". "Les syndicats sont un petit peu piégés", analyse Dominique Andolfatto, qui a le sentiment "qu'ils s'interdisent de trop parler de grèves, de crainte que ça effraie une partie de l'opinion".
De cette prudence est né le leitmotiv "mettre la France à l'arrêt" le 7 mars. Une formule ambiguë qui peut permettre "à Philippe Martinez de dire qu'ils vont bloquer le pays et à Laurent Berger de dire qu'ils ne le feront pas", observe Maxime Quijoux. Elle prête moins le flanc aux critiques que la menace de "mettre à genoux l'économie française" brandie par Emmanuel Lépine, le secrétaire général de la fédération CGT de la Chimie, dont le gouvernement n'a pas manqué de s'emparer. Le mot d'ordre du gouvernement laisse la liberté aux différentes branches de décider d'une grève reconductible : c'est ce qu'ont fait l'ensemble des syndicats de la SNCF, dont la CFDT, mais seulement une partie des organisations représentatives dans les raffineries ou encore l'éducation. Elle donne aussi l'occasion de convier d'autres acteurs à rejoindre le mouvement, comme les commerçants, invités à baisser le rideau. "Chacun fait selon ses moyens", résumait Philippe Martinez sur France Culture le 1er mars. "Faire deux heures de grève dans une entreprise privée industrielle est une action très importante."
Rester vague atténue aussi le risque d'échec. "En termes de crédibilité, il ne sert à rien de décréter une grève générale si personne ne suit", affirme Maxime Quijoux, selon qui l'intersyndicale a conscience que "pour les militants, c'est fatigant et coûteux en période d'inflation". "Les gens qui n'arrivent pas à boucler leurs fins de mois auront du mal à entrer en grève", acquiesce Jean-Marie Pernot. Pour le chercheur de l'Ires, les syndicats restent handicapés par un "manque d'enracinement" : "Ont-ils les moyens d'organiser une grève qui pèse en dehors des raffineries et des transports ?"
Il faudrait pour cela que leur mot d'ordre touche davantage de personnes que leur public habituel. Fin février, les deux tiers des sondés interrogés par l'Ifop pour Le Journal du dimanche (67%) trouvaient l'appel du 7 mars "justifié". La perspective d'une grève reconductible était soutenue par 56% des interrogés d'un sondage Elabe pour BFMTV publié lundi. Sont-ils pour autant prêts à s'y joindre ? C'est ce qui marquerait un véritable retour en force des syndicats. Pour l'heure, il est encore trop tôt pour le proclamer: "D'une certaine manière, ils ont fait le plus facile", estime Jean-Marie Pernot.
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