Législatives 2024 : à Marseille, le rejet d'Emmanuel Macron, "qui a pourri la vie des gens", polarise la colère à gauche comme à l'extrême droite
L'insoumis Sébastien Delogu et le candidat RN Arezki Selloum sont au moins d'accord sur un point : dans les quartiers nord de Marseille, gangrenés par le trafic de drogue qui a fait près de 50 morts en 2023 dans la cité phocéenne, la population se sent abandonnée. Le chômage y dépasse les 20% et près de 45% des habitants vivent sous le seuil de pauvreté par endroits, selon l'Insee. Mais leurs solutions divergent.
Le député LFI sortant, qui regrette que "les habitants trouvent en bas des blocs des dealers et pas l'Etat", avance que le retour des services publics et de la police de proximité réglera une partie des problèmes. Son concurrent au siège de député de la 7e circonscription appelle, lui, à un retour de l'ordre. Il évoque "le ras-le-bol" de la population face à "la problématique de l'immigration et de l'insécurité".
Les deux hommes briguent un mandat de député lors des élections législatives des 30 juin et 7 juillet. Ici, La France insoumise est largement arrivée en tête (48,4% des voix) aux européennes, devant le Rassemblement national (27%)*. Le camp présidentiel y fait de la figuration (4,3%), un peu comme sur l'ensemble de la ville (10,3%), où le RN (30,1%) et LFI (21,5%) enregistrent de très gros scores.
"Macron et le RN votent main dans la main"
Ce clivage, nourri par des raisons différentes et parfois opposées, traduit aussi un rejet de la politique d'Emmanuel Macron. Vendredi 21 juin, son Premier ministre, Gabriel Attal, s'est rendu dans la deuxième ville de France pour soutenir les candidats du camp présidentiel, qui pourrait y perdre ses trois députés.
"Macron et le RN votent main dans la main à l'Assemblée nationale", déplore Sébastien Delogu, rencontré mardi 18 juin lors d'une déambulation sur le marché Saint-Antoine, dans le 15e arrondissement. Le candidat insoumis, qui aime à se présenter comme "mi-député, mi-citoyen", a grandi dans les quartiers nord. Il voit avec inquiétude le RN monter, y compris dans sa circonscription. "Mais ils vont leur apporter quoi ? s'interroge-t-il. Des vieux Italiens ou Polonais me disent qu'ils vont voter pour eux, mais ces gens-là s'apprêtent à choisir un programme qu'ils ont subi [à leur arrivée en France]."
Dans les quartiers nord, où vivent de nombreux immigrés ou descendants d'immigrés, la perspective d'une arrivée au pouvoir du parti d'extrême droite inquiète les habitants rencontrés. "Les Français issus de l'immigration sont le fruit d'une histoire. On a fait ce pays, on est une richesse, mais certains l'oublient. Qu'arrivera-t-il s'ils passent ? On sera des Français de seconde zone ?", s'interroge Mustapha, un militant LFI dont les parents algériens ont émigré dans les années 1960 pour travailler. Il a voté aux européennes, contrairement à de nombreux habitants de la circonscription, qui a connu plus de 62% d'abstention. "Les gens ne prennent pas conscience de l'importance d'aller voter, mais ces législatives, ce sont les élections les plus importantes depuis des décennies", pressent-il.
Le cessez-le-feu à Gaza, un argument de vote à gauche
Marie, célibataire et mère de deux enfants, a été séduite par les propositions de LFI sur le pouvoir d'achat et la revalorisation du smic à 1 600 euros net. Cette esthéticienne gagne entre 1 500 et 1 800 euros selon les mois et verrait d'un bon œil la hausse des salaires proposée par la gauche. "On ne vit pas, on survit", souffle-t-elle.
Cette femme de 38 ans a aussi été sensible à la campagne du parti pour un cessez-le-feu dans la bande de Gaza, comme de nombreux électeurs croisés sur le marché Saint-Antoine. "Le coup du drapeau, ça a confirmé mon choix", assure-t-elle en référence à Sébastien Delogu, qui a brandi fin mai un drapeau de la Palestine à l'Assemblée. Le député est depuis devenu un symbole qu'on arrête dans la rue pour un selfie. "Un youtubeur qui discrédite la fonction", raille son opposant Arezki Selloum.
Dans la circonscription voisine, la troisième, sa collègue Gisèle Lelouis avait été en 2022 la première députée du Rassemblement national jamais élue à Marseille. Le parti a recueilli près de 40% des suffrages aux européennes dans cette circonscription composée de HLM, mais aussi, et surtout, de pavillons. Jean-Marc** a donné sa voix à Jordan Bardella aux européennes et votera encore RN aux législatives. S'il reconnaît avoir un "comportement de gauche" sur certains points, notamment sur le "social", ce retraité concède que la question de l'immigration et de "l'identité" influencent son choix.
"Le vote évolue car la société évolue, et des gens veulent que la France reste la France. Le problème, ce n'est pas la religion mais l'adaptation. On fait rentrer des gens, on ne leur propose rien et ça fout le bordel."
Jean-Marc, électeur du Rassemblement nationalà franceinfo
Ce retraité, qui vit non loin des quartiers de La Rose et Frais Vallon, juge que "les cités se ferment". Sans nommer de communauté, Jean-Marc estime qu'"on veut nous imposer une culture qui n'est pas la nôtre". Il juge Emmanuel Macron responsable de ce "délitement" et ressent "une colère contre ce type". Cédric, son coiffeur, votera aussi pour le RN aux législatives – il "n'est pas raciste" et aspire à du changement. "Comment peut-on dire qu'on n'aime pas quelque chose si on n'a pas goûté ? Avant de les juger, il faut les essayer", explique l'artisan installé dans le 12e arrondissement.
Jean-Pierre, retraité, croisé sur les hauteurs de Marseille, pense à peu près pareil. Il hésite entre Les Républicains et le Rassemblement national et votera comme sa petite-fille, qui apprécie Jordan Bardella. "Elle doit l'avoir sur TikTok, imagine-t-il. On a pratiquement toujours voté et ça n'a rien changé, que ce soit Pierre, Paul ou Jacques", juge-t-il. Son ami Christian Bosq, conseiller municipal du Printemps marseillais à la mairie de Marseille, trouve l'argument un peu léger. Il dénonce un programme "d'imposteurs et de menteurs" et tente de convaincre autour de lui.
Comme Jean-Pierre, de nombreux électeurs déçus, notamment à droite, veulent donner sa chance au parti de Marine Le Pen. C'est le cas dans la deuxième circonscription, qui couvre les 7e et 8e arrondissements de la cité phocéenne, des quartiers cossus situés dans le sud de la ville. Ce fief de la droite traditionnelle – l'ancien maire Jean-Claude Gaudin y a été député de 1978 à 1989 – a placé le RN en tête aux européennes. Il présentera un candidat issu de son alliance avec le président des Républicains dans la circonscription, qu'il pourrait rafler à la majorité présidentielle.
"A moitié déçu de Sarko, à moitié convaincu par Bardella"
Olivier Rioult, ex-collaborateur de Martine Vassal (DVD), l'ancienne présidente LR de la métropole, justifie son ralliement au RN par "un choix de conviction et d'idées", dans La Provence. Il a notamment dit vouloir "mettre Marseille en ordre pour plus de sécurité" et se placer en "rempart à l'extrême gauche et à l'antisémitisme". Des propositions qui plaisent à Marc*, qui tient un bar-tabac dans le 8e arrondissement. Ce nostalgique des années Sarkozy vote pour le Rassemblement national depuis 2017. Il ne se reconnaît pas dans les positions d'Emmanuel Macron et plaide pour une "union des droites". "Il n'y a qu'une grande droite", estime celui qui dénonce une "diabolisation des électeurs du RN". Chez lui comme chez plusieurs électeurs RN interrogés, la question de l’immigration revient systématiquement.
"Vous pensez vraiment que les 9 millions de personnes qui ont voté RN [7,7 millions en réalité] sont des racistes, des fascistes ? Je suis à moitié déçu de Sarko, à moitié convaincu par Bardella et je trouve qu'on oppose trop les gens. C'est toujours blanc ou noir, il n'y a plus de débat", développe-t-il. Le chef d'entreprise, qui emploie six salariés dans son bar, aimerait notamment que Jordan Bardella lui simplifie la vie s'il arrive au pouvoir. "Le salaire d'un type que j'emploie me coûte le double en réalité. Si on baisse les charges, je pourrai mieux payer mes salariés." Côté pouvoir d'achat, il estime qu'il ne pourrait pas supporter l'augmentation du smic promise par le Nouveau Front populaire, dont il raille les "divisions" entre François Hollande et les insoumis.
"Légitimer Macron et sa politique, ce n'est plus possible"
A quelques kilomètres de son bar, la liste LFI portée par Manon Aubry a fait des scores très importants dans l'hypercentre de Marseille. La 4e et la 5e circonscriptions, où la gauche est divisée en raison d'une candidature dissidente, ne devraient pas échapper au Nouveau Front populaire. "Ici, les gens espéraient avoir Jean-Luc Mélenchon maire de Marseille, puis président de la République, et maintenant ils rêvent de l'avoir Premier ministre", sourit Kalila Sevin, la suppléante de Manuel Bompard dans la 4e circonscription.
Son collègue Allan Popelard, investi dans l'autre circonscription du centre à la place du député sortant Hendrik Davi, porte un regard très critique sur la politique d'Emmanuel Macron. "Il a contribué à alimenter le poison du racisme et de l'homophobie, mais il a aussi pourri la vie des gens" sur les questions sociales et économiques, estime le candidat. "Et face à lui, il y a deux grands blocs."
Stéphanie choisira le Nouveau Front populaire. "Le RN est aux antipodes de mes valeurs, de ma classe sociale. Ils ne sont peut-être pas tous racistes, mais ils sont bien de droite, sur l'économie, l'immigration", estime-t-elle. En cas de duel entre le Rassemblement national et Renaissance, elle n'ira pas voter : "On a fait barrage une fois, deux fois... La troisième, on se dit merde. Légitimer Macron et sa politique, ce n'est plus possible."
*Selon les données du ministère de l’Intérieur, qui a publié les résultats des européennes à l’échelon des 577 circonscriptions.
**Les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés.
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