Reportage "On a sauvé leurs fesses, qu'ils se bougent!" : après les législatives, des électeurs de gauche en Haute-Vienne réclament des changements

Article rédigé par Raphaël Godet - envoyé spécial en Haute-Vienne
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 5 min
Des passantes assises devant des panneaux électoraux, à Saint-Junien (Haute-Vienne), le 9 juillet 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
A l'image des résultats nationaux de dimanche, cette terre de gauche a fait barrage au RN pour réélire un député socialiste. "C'est comme un contrat, j'attends désormais des gages", prévient toutefois une habitante de Saint-Junien, où s'est rendu franceinfo.

Tout doucement, l'agenda de Stéphane Delautrette commence à se remplir. En fin de semaine, Monsieur le député est attendu dans sa circonscription, la deuxième de Haute-Vienne, pour les traditionnelles commémorations du 14-Juillet. L'élu socialiste connaît la chanson, ce ne seront pas ses premières. Mais cette année, encore plus que d'habitude, une tenue correcte est exigée : "profil bas" et "humilité".

Au second tour des élections législatives, dimanche 7 juillet, il a conservé son siège à l'Assemblée nationale, devançant de 7 000 voix la candidate du Rassemblement national Sabrina Minguet (56,06% contre 43,94%). Son entourage l'a mis en garde : "C'est bien, mais ce n'est pas un raz-de-marée".

Située au sud-ouest de Limoges, les résultats de la deuxième circonscription de Haute-Vienne, une terre historiquement de gauche, sont une version miniature du chamboulement politique qu'a connu la France : une triangulaire évitée de peu, après le désistement de la candidate du camp présidentiel, et une gauche qui résiste grâce à un solide front républicain. Réélu sous l'étiquette Nouveau Front populaire, Stéphane Delautrette en a "pleinement" conscience : "Si je suis encore là, évidemment, c'est aussi parce que le barrage a fonctionné. Je sais que je suis attendu au tournant, encore plus que lors de ma première élection en 2022. Je sais que des gens ont pu hésiter."

Evelyne, la cinquantaine, cheveux courts et grisonnants, fait justement partie des 36 679 électeurs de la circonscription qui ont sauvé "le soldat Delautrette". "J'ai dit à mon mari que c'était un vote sous condition, recadre l'institutrice rencontrée avant un rendez-vous chez son médecin, à Saint-Junien. C'est comme un contrat, j'attends désormais des gages de la part du député. Mon bulletin, ce n'est pas juste pour faire joli. Notre quotidien doit s'améliorer. On a sauvé leurs fesses, qu'ils se bougent maintenant."

Dans le Limousin comme ailleurs, les services publics disparaissent les uns après les autres. Les centres des impôts ? Réduits à peau de chagrin. La Poste ? Les tournées n'en finissent plus de s'allonger, et les facteurs craquent : ils étaient encore en grève début juin. La SNCF ? La liaison ferroviaire entre Saint-Junien et Angoulême a été supprimée en 2018. Il faut prendre le bus : 1h30 les bons jours, deux heures les mauvais. Il n'y a pourtant qu'une soixantaine de kilomètres.

"En Haute-Vienne, on a appris à faire 20 kilomètres de voiture pour pouvoir bénéficier d'un minimum de services publics. On a perdu la notion de proximité."

Evelyne, habitante de Saint-Junien

à franceinfo

Annie, commerçante dans le centre de Saint-Junien, enrage. "On nous dit de prendre les transports en commun. Très bien, mais lesquels ? On n'en a pas !" Son dentiste part à la retraite à la fin de l'année. "Après ? Je ne sais. Je ne sais pas qui voudra me prendre." L'autre jour, une cliente lui a raconté avoir attendu quatorze heures dans les couloirs des urgences du centre hospitalier de la commune, avant d'être prise en charge. "J'ai voté pour monsieur Delautrette aussi pour que ce type de problème s'améliore, répète-t-elle, avant de faire demi-tour dans sa boutique, où trois clients viennent d'entrer. On ne peut pas jouer avec la santé des gens."

La place Lénine à Saint-Junien (Haute-Vienne), le 90 juillet 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Les urgences de Saint-Junien sont parfois contraintes de fermer, faute de personnel. "La dernière fois, c'était en avril, rappelle Ludovic Lagarde, représentant CGT et infirmier. Mais en un an, c'est arrivé une vingtaine de fois. Il faut réparer tout ce qui a été abîmé. Mais il ne faut pas que les députés de gauche fassent semblant : on ne veut pas d'affichage, on veut du concret." 

"Ils doivent prouver aux électeurs qu'ils ont bien fait de voter pour eux"

A "Saint-Ju", bastion historique de la gauche, vous pouvez déambuler place Lénine, habiter rue Karl-Marx et étudier à l'école Jean-Ferrat. Pour autant, ici aussi, le Rassemblement national monte, monte, monte. Au premier tour des législatives, Sabrina Minguet, la candidate d'extrême droite, a fait jeu égal Stéphane Delautrette. A Oradour-sur-Glane, village-martyr de la barbarie nazie pendant la Seconde guerre mondiale, elle a même fini neuf points devant lui... Du jamais-vu.

Assise devant sa sandwicherie, en face de la collégiale de Saint-Junien, Zorha demande l'air de rien : "J'ai voté pour le monsieur de gauche. Il y a des choses dans son programme pour que les gens se parlent et se respectent ?" La commerçante en a gros sur le cœur. Pour la première fois, elle a été victime d'une insulte raciste pendant l'entre-deux-tours. "Un monsieur s'est arrêté à la hauteur de mon restaurant, et m'a dit : 'Toi, l'Arabe, lundi, tu dégages !' Je me suis sentie sale, humiliée. J'ai fondu en larmes." La commerçante s'essuie les mains sur son tablier bleu : "Dites au député qu'il faut que ça revienne comme avant."

Zorha attend les clients devant son restaurant de Saint-Junien (Haute-Vienne), le 9 juillet 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

A l'usine, Denis Tabesse constate aussi que "ça s'effrite". Comme beaucoup dans le secteur, il travaille dans le papier-carton. Et comme ailleurs, "ça vote de plus en plus RN". "J'ai des collègues qui ne s'en sortent pas. Un travail en trois/huit, un salaire ric-rac, pas assez riches pour vivre près de l'entreprise, 80 bornes aller-retour tous les jours. Mais eux ont fait barrage dans l'autre sens, en votant extrême droite, lâche, amer, le secrétaire de l'union locale CGT. Va falloir aller les chercher, eux." A ses yeux, pour les députés de gauche, "le plus dur reste à faire. Ils ont jusqu’à la prochaine présidentielle, pour prouver aux électeurs qu'ils ont bien fait de voter pour eux".

Denis Tabesse, secrétaire de l’union locale CGT à Saint-Junien (Haute-Vienne), le 9 juillet 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Le député Stéphane Delautrette, lui-même fils d'ouvriers, acquiesce, d'un ton grave. "Mon sentiment, c'est qu'on nous laisse une dernière chance. Si on n'avance pas sur la question du pouvoir d'achat, sur la peur du lendemain, sur le sentiment de déclassement, alors les électeurs nous le feront payer cash la prochaine fois. Ils ne nous pardonneront pas."

Son agenda devrait d'ailleurs encore se remplir. L'Union locale de la CGT va prochainement le convier à "un moment d'échange pour faire le point sur les dossiers locaux." Dans l'invitation, Denis Tabesse précisera bien : "J'espère que vous avez du temps devant vous."

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