: Enquête franceinfo L'Office français de la biodiversité, cette police de l'environnement qui perd du terrain face au monde agricole
Ce lundi matin, Etienne* peine à accéder à son bureau. Des bâches bloquent l'entrée de l'Office français de la biodiversité (OFB). "Police de l'eau, police de charlots", "OFB à vendre", "Locaux à louer", peut-on lire sur les banderoles. Une action revendiquée par l'antenne locale de la Coordination rurale, un syndicat agricole connu pour ses coups d'éclat. "Elle n'a rien de spectaculaire, estime l'agent basé dans l'est de la France, mais on n'a jamais eu ça dans le département ! On peut craindre que le mouvement à venir soit un peu plus dur que le précédent..."
Les agriculteurs reprennent les manifestations, lundi 18 novembre, à l'appel des syndicats agricoles. Simplification des normes, hausse des revenus, rejet du traité de libre-échange entre l'UE et le Mercosur... Leurs revendications n'ont pas bougé depuis janvier, quand la colère agricole a secoué la France. Déjà, les agents de l'OFB s'étaient retrouvés dans le viseur des syndicats. "Ce n'était pas le meilleur moment de notre vie", euphémise Adèle*, agente en poste dans le Centre-Est.
"De la paille pourrie était déposée devant nos bureaux, des panneaux nous traitaient à demi-mot de fascistes..."
Adèle*, agente de l'OFBà franceinfo
Nombreuses sont les antennes de l'OFB qui en ont fait les frais. Banderoles insultantes, menaces, déversement de fumier... Certains agents ont même été visés nommément. "Ça a eu des impacts sur nos familles. Ma compagne a peur de retrouver du fumier devant la porte ou la maison taguée", raconte Richard*. "On comprend les difficultés que les agriculteurs traversent, mais il y a des lignes rouges à ne pas franchir", ajoute-t-il. Au 12 novembre, l'établissement dit avoir déposé une cinquantaine de plaintes pour des dégradations et menaces à l'échelle nationale.
"On n'a pas vu la crise venir"
D'où vient cette hostilité ? Les 3 000 fonctionnaires de l'agence, placés sous la tutelle des ministères de l'Agriculture et de la Transition écologique, sont des couteaux suisses de la biodiversité en France : ils recensent les grands prédateurs, étudient la faune et la flore, sensibilisent la population au respect de la nature. Mais c'est leur mission de police qui agace une partie du monde agricole : 1 700 agents sont là pour faire respecter le Code de l'environnement, à travers des contrôles administratifs – sous la houlette du préfet – et des enquêtes judiciaires – sous la supervision du procureur. Et comme tout officier de police judiciaire, ils peuvent mener des perquisitions, des auditions, et portent l'arme à la ceinture. Sur le terrain, ce sont eux qui font respecter les arrêtés sécheresse, surveillent l'entretien des haies – havres de biodiversité et remparts face aux aléas climatiques – et la pollution de cours d'eau.
Des agriculteurs reprochent aux "flics verts" une trop forte "pression" qui renforce le mal-être paysan. "Il y a la situation économique difficile, la grosse pression administrative, les cumuls de contrôles... Les agriculteurs en ont ras le bol", liste le président de la FRSEA de Provence-Alpes-Côte-d'Azur, Laurent Depieds. Le port de l'arme, aussi, à cause duquel certains exploitants "se sentent comme des délinquants".
Avant la crise de l'hiver dernier, "on voyait des tensions dans le monde agricole, mais on n’avait pas prévu l'explosion à ce moment-là", se rappelle le directeur de l'OFB, Olivier Thibault. Adèle, elle, "n'a pas vu la crise venir". "Dans le département, on n'avait pas vent que nos activités étaient problématiques, on avait l'habitude de se renseigner sur la situation des agriculteurs, pour savoir si on ne rajoutait pas trop de contrôles aux contrôles", poursuit-elle. Car ils ne sont pas les seuls à leur rendre visite : l'Inspection du travail, la Mutualité sociale agricole, l'Agence de services et de paiement...
"On a été le premier fusible"
En réalité, pourtant, près de 90% des exploitations agricoles n'ont fait l'objet d'aucun contrôle administratif en 2023, et une exploitation sur dix a été contrôlée une seule fois, selon un rapport interministériel révélé par Contexte, mercredi 13 novembre. Si on se concentre sur l'OFB, seuls 13% de ses contrôles administratifs concernent le monde agricole, d'après un rapport sénatorial publié en septembre. L'agence inspecte moins de 1% des exploitations agricoles chaque année.
Cela n'a pas empêché la ministre de l'Agriculture, Annie Genevard, de répondre à la demande des syndicats. Elle a annoncé un contrôle administratif unique, soit "une seule visite par an et par exploitation". Plusieurs domaines échappent à cette limite, comme les contrôles fiscaux, ceux liés aux arrêtés sécheresse, aux procédures judiciaires... "Ce n'est pas le nombre de contrôles qui compte, mais la manière dont ils sont vécus", justifie une source proche du dossier, qui insiste : "L'objectif n'est pas de diminuer le nombre de contrôles, mais de les coordonner."
Au cœur de la crise, consigne avait déjà été donnée de lever le pied. "Fin janvier, on a soit arrêté, soit diminué les contrôles administratifs. Ils ont repris progressivement en mars", raconte Olivier Thibault. Pour le volet judiciaire, "on a fait ce que nous demandaient les procureurs : les procédures ne se sont pas arrêtées", précise le directeur. "Seuls les contrôles absolument nécessaires étaient autorisés", se souvient Sylvain Michel, représentant syndical CGT à l'OFB.
"Des agents l'ont pris comme une remise en cause de leur travail, un désaveu de leur utilité."
Sylvain Michel, représentant syndical CGT de l’OFBà franceinfo
D'autant que le Premier ministre de l'époque, Gabriel Attal, a tenté d'apaiser le vent de révolte agricole en annonçant la mise de l'OFB sous tutelle des préfets – ce qui est, dans les faits, déjà le cas sur le volet administratif – pour "faire baisser la pression". "On nous demandait de ne pas nous montrer, ne pas prendre des véhicules siglés, ne pas porter d'uniforme... Le gouvernement n'assumait pas les missions qui nous étaient assignées", reproche Sylvain Michel. Adèle regrette aussi un manque de courage politique : "On a été le premier fusible pendant la crise, alors qu'on n'est pas du tout les plus sérieux opposants au monde agricole."
Les agents incités à la prudence sur le terrain
Sur les six premiers mois de l'année, le nombre de contrôles administratifs des agriculteurs a diminué de 68% par rapport à la même période en 2023, selon un document interne consulté par franceinfo. De quoi calmer la fronde ? Dans le Tarn-et-Garonne, Jérémie Ripaud, chef de service à l'OFB, a tout de même été visé par un acte de sabotage, en marge d'une réunion à la chambre d'agriculture, début octobre. Au moment de reprendre sa voiture, il a constaté que les roues avaient été déboulonnées. Le président de la chambre et les syndicats ont aussitôt condamné cet acte de vandalisme. "Ça a mis un frein à tous les efforts qu'on fait chacun de notre côté", regrette le patron de la FDSEA locale. "C'est l'œuvre d'un individu qui ne représente pas les agriculteurs, ni leurs difficultés, ni leur détresse", a de son côté déclaré le préfet. Une plainte a été déposée et une enquête est en cours.
Dans le département, les agents jouent pourtant la sécurité. Lors des contrôles d'exploitations, "on se déplace toujours à deux depuis le début de l'été, assure Jérémie Ripaud. Il est arrivé que, sur des missions autres que celles de police, on ait été abordés assez vertement par des exploitants qui nous ont vus sur le bord de la route."
Ailleurs aussi, la reprise des contrôles est prudente. "Il y a eu des échanges avec la préfecture et les organisations agricoles pour que les contrôles se passent le mieux possible, voire, dans certaines périodes de tensions, qu'ils soient repoussés", décrit Emile*, en poste dans le Sud-Est. Laurent Depieds confirme que les relations se sont apaisées dans la région Paca : "Sur dix dossiers, il y en a un où ça se passe mal. Ça peut être parce que l'agriculteur a des problèmes sur son exploitation, ou que le contrôleur s'est trompé dans son approche. Mais en tout cas, on travaille ensemble, on ne s'oppose pas."
La vigilance des agents sur le terrain permet de faire remonter à la préfecture les cas d'agriculteurs en détresse. Pour Adèle, c'est évidemment utile, "mais on le faisait déjà avant. Le préfet nous rappelle sans cesse qu'il faut prévenir tout le monde, qu'il faut prendre des pincettes. On sent maintenant une forme de mépris de notre activité et de notre professionnalisme". Contactée par franceinfo, la préfecture du département n'a, pour l'heure, pas répondu.
Priorité aux sanctions administratives
Ces consignes ne concernent normalement pas les missions d'ordre judiciaire, car le préfet n'a pas de compétence sur ce domaine. Mais en Haute-Loire, plusieurs sources au sein de l'OFB regrettent que les infractions pénales relevées chez les agriculteurs se concluent désormais par un simple courrier d'avertissement. "Avec la profession, on a dénoncé la procédure judiciaire et le préfet en a tiré les conséquences. Depuis les manifestations de l'hiver, sauf faits très graves, tout est traité de manière administrative", assure le sénateur LR Laurent Duplomb, lui-même agriculteur. L'élu plaide d'ailleurs pour la suppression de l'OFB et porte une proposition de loi pour "privilégier la procédure administrative".
"Le préfet de la Haute-Loire a repris les choses en main pour éviter que les dossiers ne s'accumulent sur le bureau de la procureure."
Laurent Duplomb, sénateur de la Haute-Loireà franceinfo
La procureure du Puy-en-Velay, Cathy Pajon, reconnaît que "le tribunal n'a pas la capacité d'absorber tous les contentieux" et que la sanction administrative peut être une bonne solution. "Même lorsqu'une infraction est constatée, je peux estimer qu'un avertissement est suffisant si le manquement a cessé", expose-t-elle. Et vice-versa. "Si un manquement administratif est constitutif d'une certaine gravité, je peux ouvrir une procédure judiciaire", ajoute Cathy Pajon.
Toujours selon les sources de franceinfo, la Direction départementale des territoires (DDT), un service préfectoral, est devenue l'interlocutrice unique de l'OFB, alors que les agents de l'office doivent en principe s'adresser directement au parquet en cas d'infraction. Interrogé sur ce point, le préfet de la Haute-Loire, Yvan Cordier, évoque, lui, une "meilleure coordination administrative" et une "articulation entre les deux polices". "Quand la gravité des faits est manifeste, la procureure est automatiquement saisie. Mais quand c'est moins grave, une expertise administrative est nécessaire en premier lieu", estime-t-il. Yvan Cordier assure aussi que des services de l'Etat ont continué à saisir la procureure depuis la crise, sans préciser si les affaires touchaient le monde agricole.
Sur 6 000 enquêtes judiciaires menées par l'OFB en 2023, 20% concernaient des agriculteurs. Mais la gestion administrative plutôt que judiciaire des atteintes à l'environnement est aussi prônée dans le rapport sénatorial déposé en septembre. Il "recommande de rééquilibrer les missions de l'OFB au profit de la prévention (...) afin d'atténuer l'image répressive attachée à l'établissement". Un avis que partage Olivier Thibault : "Quand l'enjeu est la réparation de l'infraction, l'administratif marche souvent mieux. Quand quelque chose a été détruit, le judiciaire est préférable", résume-t-il au sujet de la nouvelle doctrine transmise aux préfets et procureurs.
Des normes "pas tout à fait acceptées"
Dans les Bouches-du-Rhône, le parquet sent bien que le vent tourne. "On n'a plus de dossiers. Ici, les exploitants ne sont pas harcelés par les contrôles car on n'a rien sur des infractions du quotidien", s'agace le pôle spécialisé du parquet de Marseille. "On est tributaires des saisines et on sait que beaucoup de choses sont traitées de manière administrative", ajoute-t-il. Interrogé, le préfet du département n'a pour l'heure pas répondu à franceinfo.
La procureure du pôle environnement d'une autre région a fait le même constat sur son territoire. Au détriment des paysans, selon elle : "Ceux qui s'éreintent à respecter les lois complexes saluent la condamnation des autres, qui leur font une concurrence déloyale en bafouant les réglementations, aux dépens de l'environnement."
"L’environnement passe après car il n'y a pas de corps : ce sont des victimes à bas bruit."
Le pôle spécialisé du parquet de Marseilleà franceinfo
Finalement, ce sont surtout les normes environnementales qui ont du mal à être intégrées. "La sensibilité des individus à la question environnementale et à la dégradation de la biodiversité est bien moins solidement ancrée et n'a pas l'évidence du respect nécessaire du 'bon ordre'", note le rapport sénatorial. Le président de la Coordination rurale dans le Tarn-et-Garonne confirme : "L'OFB, c'est le prolongement de la politique du gouvernement sur les normes environnementales. On n'a rien contre les agents, ils font leur boulot. On en veut beaucoup plus aux gouvernants." D'où la difficulté pour l'OFB de s'imposer, selon le sociologue Rémi Rouméas, coauteur de l'ouvrage Polices environnementales sous contraintes : "C'est une police d'avant-garde, qui doit maintenir un ordre pas tout à fait accepté."
Cela explique aussi les critiques sur le port de l'arme, un "symbole de l'écologie punitive", d'après le sociologue, qui vaut aux agents d'être qualifiés de "cow-boys". "Quand un gendarme vient avec un pistolet, il y a la justice derrière. Quand c'est pour l'environnement, il y a un décalage", illustre Laurent Depieds. La ministre Annie Genevard, là encore, abonde dans le sens des agriculteurs et assure travailler sur une circulaire, avec sa collègue de la Transition écologique, "sur la question de l'armement". L'objectif sera "de rendre le port de l'arme moins visible", selon le ministère de l'Agriculture.
"La crise agricole, ça a été très dur pour moi, car je trouvais que l'environnement commençait à trouver sa place. Et d'un seul coup, ça marque comme un coup d'arrêt", regrette Adèle. Son collègue Edouard* essaie de prendre du recul : "J'attends que l'orage passe, mais on n'est peut-être pas encore dans la tempête." A quoi ressemblerait-elle, cette tempête ? "Ce serait qu'on nous enlève notre arme de service, notre uniforme, qu'on soit mis au placard... En gros, qu'il n'y ait plus de police de l'environnement."
*Les personnes interrogées ont souhaité rester anonymes.
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