"Calin Georgescu embrasse la rhétorique du Kremlin" : en Roumanie, l'hypothèse d'une arrivée de l'extrême droite au pouvoir alarme l'Ukraine et ses alliés
"Je manifeste, car j'ai vraiment peur pour notre futur." Maria et quelques centaines d'étudiants se sont retrouvés pour protester, jeudi, place de l'Université à Bucarest, comme tous les soirs depuis l'annonce des résultats du premier tour de la présidentielle en Roumanie. Sur fond de slogans antifascistes, une partie de la jeunesse exprime ses craintes d'une possible arrivée au pouvoir du candidat d'extrême droite, Calin Georgescu. "Je suis vraiment inquiet pour l'avenir de mon pays, confie aussi Alex, un étudiant en science politique de 23 ans. Si nous votons pour Georgescu, nous dirons au revoir à l'Otan, au revoir à l'UE et nous devrons retourner auprès de notre vieil ami, la Russie."
Au moment où les Roumains retournent déjà aux urnes, dimanche 1er décembre, pour les élections législatives, le risque d'un bouleversement politique à la tête du pays est pris très au sérieux dans la population comme dans les chancelleries occidentales. Les deux chambres du Parlement doivent être renouvelées à la proportionnelle et l'extrême droite est créditée dans les sondages de plus de 30% des intentions de vote.
Sur fond de crise politique après la décision controversée de la Cour constitutionnelle de recompter les bulletins du premier tour de la présidentielle, les partis traditionnels pourraient être les victimes du vent de "dégagisme" qui s'engouffre dans la société roumaine – dès les législatives, puis lors du second tour prévu normalement entre Calin Georgescu et la candidate centriste, Elena Lasconi.
Le bouclier antimissiles, "une grosse erreur diplomatique"
Les diplomates européens espèrent éviter le scénario du pire qui verrait l'arrivée au Parlement d'une majorité (même relative) d'extrême droite et d'un candidat prorusse à la présidence. Selon la constitution roumaine (en PDF), le chef de l'Etat en Roumanie ne dispose pas de pouvoirs aussi étendus qu'en France, mais il est le commandant des forces armées, dispose de prérogatives diplomatiques et désigne un candidat au poste de Premier ministre. "On est dans une situation grave, avec un candidat qui pour la première fois depuis la fin du communisme, pourrait vouloir sortir de l'Otan", s'inquiète ainsi l'ancien diplomate roumain Sébastien Slavitescu.
Calin Georgescu a tenté de rassurer ces derniers jours en déclarant qu'il était faux de dire qu'il comptait sortir de l'Otan et de l'UE. Reste qu'il a fustigé à plusieurs reprises par le passé l'Alliance atlantique. "Il a critiqué l'Otan et le bouclier antimissiles, considéré comme une grosse erreur diplomatique, selon lui", observe Sergiu Miscoiu, professeur de sciences politiques à l'université de Cluj. Rappelons que Moscou n'a eu de cesse de dénoncer ce système antimissiles basé en Roumanie comme une menace à son encontre.
"Il a un discours de rupture et, avec lui, on aurait une vision plus proche de celle de la Hongrie de Viktor Orban dans le comportement vis-à-vis de la Russie."
Sergiu Miscoiu, professeur de sciences politiques à l'université de Clujà franceinfo
La Roumanie, qui partage une frontière de quelque 650 kilomètres avec l'Ukraine, est actuellement un pilier stratégique de l'Otan. L'alliance a déployé dans le pays plusieurs milliers d'hommes au sein de diverses installations, comme la base aérienne antimissiles de Deveselu, le camp de Cincu où la France mène un bataillon international ou bien l'implantation à Mihail-Kogalniceanu, près de la mer Noire.
Avec la guerre en Ukraine, l'Otan a monté une mission dite de réassurance, pour éviter que le conflit ne déborde sur le territoire de cet Etat-membre. Car depuis quelques mois, des drones tombent régulièrement sur le territoire roumain. "Ce ne sont pas des erreurs comme le dit Moscou, ce sont des provocations", estime Sébastien Slavitescu.
"Ne pas rentrer en confrontation directe avec Moscou"
Calin Georgescu joue donc sur la peur légitime pour une partie des Roumains de voir la guerre en Ukraine déborder sur leur territoire. Plus qu'une sortie pure et simple de l'Otan, il pourrait demander la fermeture de certaines installations afin d'envoyer un message d'apaisement à la Russie. Car le candidat d'extrême droite a fait campagne sur le thème de la paix, estimant qu'il fallait stopper l'aide à Kiev, refusant d'être "entraîné dans un conflit qui n'est pas le nôtre".
Un message entendu par une partie des Roumains, même si une majorité reste très hostile au Kremlin. "Il n'y pas d'admiration des électeurs pour la Russie, mais c'est une sorte de mécanisme de défense, en se disant : 'Il faut craindre Moscou, qui est trop fort, et nous trop petit'", estime Sergiu Miscoiu.
"Je tiens à dire clairement et distinctement : la guerre en Ukraine doit cesser immédiatement. Pour moi, c’est une stratégie de paix."
Calin Georgescuaprès le premier tour de la présidentielle où il est arrivé en tête
L'hypothèse d'une arrivée au pouvoir de l'extrême droite et d'un désengagement de la Roumanie pourrait donc avoir des conséquences directes sur Kiev, déjà essoré par près de trois ans de guerre. En plus de l'accueil des réfugiés ukrainiens, Bucarest livre des armes et un soutien financier à son voisin. "Ils font partie des plus gros contributeurs, même si la Roumanie ne communique pas officiellement sur le montant pour ne pas rentrer en confrontation directe avec Moscou", explique Sébastien Slavitescu.
La Roumanie a également joué un rôle crucial pour permettre aux surplus agricoles de l'Ukraine de s'exporter via le Danube, après la décision russe de fermeture du corridor en mer Noire en juillet 2023. La route à travers le port roumain de Constanta est aujourd'hui secondaire depuis le rétablissement de la voie du Bosphore, mais elle reste une solution de repli efficace.
Des soupçons d'ingérence russe
Dans ce contexte, le caractère imprévisible de Calin Georgescu inquiète. Ce spécialiste du développement durable, qui a occupé plusieurs postes importants dans les institutions internationales, s'est fait autant remarquer par sa capacité à faire l'apologie de figures du fascisme roumain que par ses sorties complotistes pendant la crise sanitaire du Covid.
Ses nombreuses positions prorusses ne sont pas non plus de nature à rassurer les Occidentaux. "Il s'est dit à plusieurs reprises admirateur de Vladimir Poutine et de son régime. Il suffit de voir comme il reproduit les mêmes images, en se photographiant dans un bain glacé, à cheval ou en judoka sur un tatami", observe Sergiu Miscoiu.
Calin Georgescu a estimé par le passé que Vladimir Poutine était "l'un des rares dirigeants" dignes de ce nom. "Dans ses livres, dès 2014, il embrasse la rhétorique du Kremlin, il dit que l'Ukraine n'existe pas, que c'est un Etat fictif. Il fait partie de ces ultranationalistes qui imaginent avec la guerre pouvoir récupérer le nord de la Bucovine [région ukrainienne ayant appartenu à la Roumanie]", détaille Cristian Preda, professeur de sciences politiques à l'université de Bucarest et ancien député européen du PPE. De son côté, le pouvoir russe a déclaré "ne pas bien connaître" ce candidat qui a créé la surprise en déjouant tous les sondages, notamment grâce à une stratégie de campagne tournée vers le réseau social TikTok.
Beaucoup d'observateurs s'interrogent pourtant ces derniers jours sur la possibilité d'une ingérence russe derrière cette ascension soudaine. "Ils sont intervenus en Géorgie et en Moldavie. Il serait donc étonnant que la Russie n'essaye pas aussi en Roumanie, avec des enjeux beaucoup plus importants", note Sébastien Slavitescu. "On a de plus en plus d'informations sur l'implication de boîtes qui avaient déjà agi lors des élections en Moldavie et qui avaient donc une stratégie prête à l'emploi", complète Sergiu Miscoiu. Les autorités roumaines évoquent aussi des "cyberattaques" visant à "influencer la régularité du processus électoral", notant "un intérêt croissant" de la part de la Russie "dans le contexte actuel de sécurité régionale".
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