"C'est quasiment impossible" : on vous explique pourquoi la France ne risque pas un "shutdown" même si le budget n'est pas voté

Article rédigé par Margaux Duguet
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Le Premier ministre Michel Barnier, à l'Assemblée nationale, le 26 novembre 2024. (ARTHUR N. ORCHARD / AFP)
La perspective d'une motion de censure avant l'adoption du projet de loi de finances pour 2025 agite la classe politique, mais aussi les spécialistes de la Constitution.

"S'il n'y a pas de budget, c'est extrêmement grave." Sur le plateau de TF1, Michel Barnier a mis en garde la classe politique, mardi 26 novembre, et pris l'opinion publique à témoin. "C'est le vote du budget de la nation qui est en cause", a insisté le Premier ministre, alors que les rumeurs de vote d'une motion de censure qui ferait tomber son gouvernement sont de plus en plus insistantes. Le retour à l'Assemblée nationale du projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2025, lundi 2 décembre, pourrait fournir aux oppositions la première occasion de tenter de renverser l'exécutif. Et ce au moment même où le gouvernement de Michel Barnier est censé boucler son projet de loi de finances pour l'année prochaine, actuellement débattu au Sénat, après avoir été rejeté par les députés.

Le Rassemblement national fait monter la pression depuis plusieurs jours. "Si les textes ne bougent pas, le gouvernement se met en position de censure", a prévenu le député Jean-Philippe Tanguy sur RTL. Marine Le Pen, la présidente du groupe RN, a elle aussi fait monter les enchères. "De simples discussions c'est mieux que rien, mais elles ne suffiront pas", a-t-elle lâché sur le réseau social X, en réaction à un article de presse faisant état de tractations entre son camp et le gouvernement. La cheffe de file des députés de La France insoumise, Mathilde Panot, a d'ores et déjà averti le Premier ministre. "Qu'il le veuille ou non, il sera pourtant censuré", a lâché celle qui prévoit de déposer une motion de censure avec ses alliés du Nouveau Front populaire sur X. "La seule arme dont je dispose, c'est la censure", a également glissé Olivier Faure, premier secrétaire du Parti socialiste, sur franceinfo.

Une dramatisation des enjeux

Du côté du "socle commun", cette alliance de députés de l'ex-majorité présidentielle et de la droite qui soutiennent le gouvernement, l'heure est à la dramatisation des enjeux. "C'est une catastrophe si le gouvernement tombe, cela enverrait un signal dévastateur aux marchés", se lamente un député macroniste "très inquiet". "On traverse un moment extrêmement grave, décisif pour le pays. La France est à la croisée des chemins", s'est désolée la porte-parole du gouvernement, Maud Bregeon, sur franceinfo. L'ancien Premier ministre Edouard Philippe, patron du parti Horizons, avait assuré sur RTL, le 19 novembre, qu'une "crise financière" succéderait à la crise politique en cas de censure du gouvernement.

"Il y aura une tempête et des turbulences graves sur les marchés financiers."

Michel Barnier, Premier ministre

sur TF1

Un scénario noir vigoureusement contesté du côté des oppositions. "Ce sont des mensonges. (...) A aucun moment, il ne s'agit de paralyser le pays", s'est emporté André Chassaigne, le leader des députés communistes, lors d'une conférence de presse. "Il n'existe dans nos institutions aucun risque de 'shutdown'", a martelé Marine Le Pen dans Le Figaro. "Nous n'avons pas de situation possible de 'shutdown' en France", a répété Mathilde Panot.

"Même en cas de censure, l’impôt serait levé, les fonctionnaires payés, les pensions versées, et les soins médicaux remboursés."

Marine Le Pen, présidente du groupe RN à l'Assemblée nationale

dans "Le Figaro"

Cette expression de "shutdown" fait directement référence à l'exemple américain où une loi, l'"Anti-Deficiency Act", promulguée en 1884, interdit aux agences fédérales de dépenser ou d'engager des fonds sans autorisation préalable du Congrès. En cas de paralysie sur le budget, des centaines de milliers de fonctionnaires sont alors au chômage technique. La situation s'est déjà produite à de nombreuses reprises, avec un record de 35 jours de "shutdown" sous Donald Trump entre 2018 et 2019. 

Trois scénarios sur la table

Ce scénario est-il possible en France si le gouvernement était censuré avant le vote du budget ou à l'occasion de ce vote ? "Nos textes sont bien faits, notre Constitution et nos règles sont là. (...) Il n'y a pas de scénario catastrophe", a assuré Yaël Braun-Pivet, la présidente de l'Assemblée nationale, sur Sud Radio. "C'est quasiment impossible. Il faudrait qu'il n'y ait aucun projet de loi déposé. Or, il y en a un", confirme Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l'université Paris II Panthéon- Assas.

"La possibilité que l'on n'ait pas de budget avant la fin de l'année est assez sérieuse. Ce serait inédit sous la Ve République !"

Benjamin Morel, constitutionnaliste

à franceinfo

Selon lui, trois scénarios seraient alors sur la table. Dans le premier, un nouveau gouvernement reprendrait le projet de loi de finances car "le texte ne meurt pas, si le gouvernement tombe". La nouvelle équipe aurait alors jusqu'au 31 décembre pour le faire voter puisque c'est à cette date que le président de la République doit le promulguer au plus tard.

Un gouvernement démissionnaire pourrait aussi reprendre le texte ou en déposer un nouveau "au nom d'un impératif de continuer la vie de la nation", suppose le constitutionnaliste Thibaud Mulier, enseignant-chercheur à l'université Paris-Nanterre, car il n'existe pas de jurisprudence du Conseil constitutionnel en la matière. Néanmoins, d'un point de vue politique, l'option du gouvernement démissionnaire qui parviendrait à faire adopter le budget paraît assez improbable. "Michel Barnier, à la tête d'un gouvernement démissionnaire, ne pourrait plus utiliser le 49.3, donc il vaudrait mieux vite nommer un nouveau Premier ministre qui puisse engager sa responsabilité", rappelle Benjamin Morel. 

Deuxième hypothèse : un nouveau gouvernement ou un gouvernement démissionnaire peut à partir du 21 décembre agir par ordonnances sur le budget. "Si le Parlement ne s'est pas prononcé dans un délai de 70 jours, les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance", dispose ainsi l'article 47 de la Constitution. "La dernière version qui passerait par ordonnances serait celle adoptée par la dernière chambre donc en l'espèce le Sénat", précise Benjamin Morel. 

"Sur le plan juridique, le scénario des ordonnances, ça tient mais sur le plan politique, c'est éruptif."

Benjamin Morel, constitutionnaliste

à franceinfo

Dernier scénario : séparer les deux volets du projet de loi de finances, avec les dépenses d'un côté et les recettes de l'autre. "Vous appliquez le volet des dépenses par voie des 'douzièmes provisoires', ce texte législatif financier qui permet de rééditer chaque mois les dépenses, mais cela ne permet pas de tenir longtemps. Et pour les recettes, le Parlement voterait une habilitation au gouvernement pour prélever les impôts sur une période temporaire. C'est une loi spéciale qui a été utilisée une fois, en 1980, lorsque le Conseil constitutionnel a censuré le budget" pour un motif procédural, détaille Benjamin Morel.

Un saut dans l'inconnu

C'est ce que détaille l'article 45 de la loi organique relative aux lois de finances. "Cela permettrait de lever l'impôt au 1er janvier mais ce serait un scénario très dégradé qui n'empêcherait pas de devoir voter une loi de finances en 2025, même si cela ne conduirait pas à un 'shutdown' à l'américaine", explicite Thibaud Mulier. "Le gouvernement peut présenter au Parlement ce qu'on appelle une loi spéciale pour prélever les impôts à partir du 1er janvier, il peut y avoir reconduction des dépenses par décret pour pouvoir payer les fonctionnaires, les retraités, etc.", a également assuré Yaël Braun-Pivet sur Sud Radio. 

L'hypothèse a été évoquée par le Premier ministre sur TF1 mardi soir. "Si le gouvernement tombe, il y a des mesures d'urgence qu'on prend avec le Parlement pour pouvoir payer. Mais, cela ne couvre pas toute l'année 2025 et surtout cela n'empêche pas ni la crise ni la défiance des marchés financiers, ni que tout s'arrête et qu'il faille recommencer", a prévenu Michel Barnier. "On sera obligés de revoter. On est dans l'irrationnel le plus complet", glissait un ministre de premier plan à France Télévisions il y a quelques jours. L'incertitude politique n'a jamais été aussi grande. 

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