Grève des médecins : des généralistes témoignent de leur quotidien, entre amour du soin, surcharge de patients et paperasse
Ils s'appellent Alban, Marie ou Aurélie. Ils sont médecins généralistes un peu partout en France et dressent le constat d'un métier de plus en plus difficile à exercer.
Des cabinets fermés, des stéthoscopes rangés dans un tiroir et des blouses blanches dans la rue. Au côté d'autres professions médicales, les médecins généralistes sont appelés à la grève, jeudi 1er et vendredi 2 décembre, pour réclamer une revalorisation de leurs honoraires, refuser le projet gouvernemental d'ajout d'une quatrième année d'internat en médecine générale ou la possibilité, pour certains infirmiers, de rédiger des ordonnances.
Avant cette mobilisation, franceinfo a consulté certains d'entre eux. Ces médecins généralistes, qui se disent "habitués à rester silencieux", "difficiles à mobiliser" ou encore "éloignés de la politique" veulent cette fois faire entendre leur voix. Raconter le quotidien d'un métier qu'ils estiment de plus en plus difficile. Voici leurs témoignages.
Isabelle*, 51 ans, Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) : "J'ai le sentiment de faire du travail à la chaîne"
Après vingt ans d'exercice, je vois bien que la situation se dégrade, avec de plus en plus de départs en retraite non remplacés. Même quand ils le sont, il faudrait un jeune médecin et demi pour remplacer un médecin âgé qui part en retraite. Les jeunes générations veulent moins travailler, pour préserver leur vie de famille. Je les comprends car, nous, on y laisse notre peau. J'ai des rendez-vous de 15 minutes par patient, et j'ai beau garder une quinzaine de créneaux chaque jour pour les urgences, ça ne suffit jamais. Je suis obligée d'intercaler certains patients entre deux rendez-vous. Je pars de chez moi à 7 heures, je rentre à 20h30, avec 15 minutes de pause-déjeuner. C'est un rythme infernal.
Mais ça n'est pas tant la charge de travail qui me dérange, que l'impression de mal faire mon métier. J'ai le sentiment de ne plus prendre du temps avec les gens, de faire du travail à la chaîne. Ça me pose vraiment un cas de conscience, dernièrement. Quand je rentre chez moi le soir, je refais les consultations dans ma tête, pour être sûre de ne pas être passée à côté de quelque chose d'important.
"L'erreur médicale me fait peur."
Isabelle*médecin généraliste dans le Pas-de-Calais
Clairement, je ne me vois pas continuer comme ça jusqu'à 65 ans. Il m'est arrivé, quand je n'avais pas trop le moral, de regarder ce que je pourrais faire d'autre comme métier. Pourtant, je rêve d'être médecin de famille depuis toute petite. J'aimerais bien travailler moins et mieux, en ayant un jeune médecin qui accepte de faire un mi-temps avec moi. Mais je n'y arrive pas. Même pour partir en vacances, on a du mal à trouver un remplaçant.
Marie, 32 ans, Vitrolles (Bouches-du-Rhône) : "J'ai l'impression qu'on nous méprise"
On n'est pas considérés. On a l'impression d'avoir fait dix ans d'études et de sacrifices pour rien. Les gens arrivent au cabinet et disent : "J'ai besoin d'une IRM". Mais la médecine, ce n'est pas Doctissimo, ce n'est pas Google.
En tant que jeune femme, je fais souvent face à de l'agressivité verbale. Une fois, un papa m'a hurlé dessus car je lui avais donné un conseil qu'il a mal interprété. C'est la patiente suivante qui a dû entrer dans mon bureau pour me protéger. Evidemment, tous ne sont pas comme ça et la plupart de mes patients sont adorables.
Maintenant, le gouvernement veut déléguer certaines de nos tâches aux infirmiers, aux sages-femmes, aux pharmaciens, parce que ça fait 30 ans qu'ils [les gouvernements successifs] n'ont pas réfléchi au fait que la formation d'un médecin prend dix ans. Oui, faire un test pour une angine, c'est facile, tout le monde peut le faire. Mais il existe des diagnostics différentiels : ce n'est pas parce que ça ressemble à une angine que c'est forcément une angine. La médecine, ça demande du temps, d'ausculter les patients. J'ai l'impression qu'on nous méprise. On se demande à quoi on sert.
Alban, 47 ans, Troyes (Aube) : "J'ai fait un burn-out"
Les soignants, comme souvent les mères, connaissent bien la charge mentale. Vous savez que votre salle d'attente est pleine, des coups de fil tombent de partout pour rajouter encore du monde, et vous voyez les gens venir à deux ou trois pour un même rendez-vous. Vous avez beau faire tout ce que vous pouvez pour augmenter les cadences, ça ne s'arrête pas. Vous ne voyez pas de solution car vous savez bien qu'il n'y aura pas plus de médecins pour vous aider. Sans compter qu'en rentrant le soir chez vous, c'est difficile, car vous n'êtes jamais là. C'est la famille qui part à vau-l'eau, la lettre de demande de divorce qui vous attend sur la table... Ma femme a tenu le coup, mais ça a été tendu.
J'ai décidé de m'imposer certaines limites : un soir par semaine, je m'arrête à 20 heures et je vais faire de la musique avec des amis. J'essaie de profiter davantage des moments passés en famille. Et j'ai déménagé en 2017, en quittant la campagne pour la ville. A Troyes, où je suis désormais installé, il y a SOS Médecins et les urgences. Donc, même quand je ferme mon cabinet, mes patients ont un plan B. Je n'accepte plus non plus de nouveaux patients, et je sais dire "non" à certaines demandes qui me paraissent injustifiées.
"Je refuse le costume de Superman."
Albanmédecin généraliste dans l'Aube
Malgré tout ça, j'ai fait un burn-out en janvier 2021. Après un an de stress lié au Covid-19, les vaccins sont arrivés, avec un immense espoir de retrouver une vie plus normale. Mais les antivax sont aussi apparus. Leur virulence et leur négation face aux morts du Covid-19 ont achevé mes capacités de résistance. Je me suis écroulé. Je n'avais plus d'énergie, plus de volonté, je ne pouvais plus me consacrer aux autres. J'ai appelé le numéro d'urgence dédié aux soignants et on m'a conseillé de fermer au moins 15 jours. Ce que j'ai fait. Pendant dix jours, les larmes coulaient spontanément, à n'importe quelle occasion. Après deux semaines sans aucun revenu, et face à la culpabilité de laisser mes patients sans solution, j'y suis retourné.
Geoffrey, 37 ans, Neuves-Maisons (Meurthe-et-Moselle) : "Je me transforme en gestionnaire de réunions"
Quand j'ai commencé à exercer, il y a huit ans, les médecins se plaignaient déjà beaucoup de la place de l'administratif dans leur activité. Je ne voyais pas ça de manière négative, car l'administratif fait partie du métier. Mais ces dernières années, le temps qui lui est consacré s'est amplifié, avec la forte incitation du gouvernement à se réorganiser localement (en maison de santé pluriprofessionnelle, en communauté professionnelle territoriale de santé...). Ces formes de regroupement peuvent avoir du sens dans des endroits où les médecins ne travaillent pas beaucoup en coordination. Mais en campagne, comme là où je suis installé, on se connaît déjà et on n'a pas attendu d'être mis en réseau pour décrocher notre téléphone.
Ces nouveaux modes d'organisation prennent énormément de temps : il faut faire deux ou trois réunions par semaine avec les autres professionnels de santé, en plus de nos réunions personnelles, avec les infirmières par exemple. Je me transforme en gestionnaire de réunions et c'est du temps que je ne peux plus consacrer à autre chose. Alors même qu'on nous demande de voir plus de patients, compte tenu du manque de médecins.
Et plus on fait d'administratif, moins on consulte, donc moins on gagne d'argent. Il y a trois ans, quand je me suis installé dans une maison de santé, l'objectif était de prendre une troisième secrétaire pour gérer l'administratif, afin, justement, d'éviter aux médecins de le faire. Mais l'embauche d'une troisième personne a été repoussée. Désormais, elle est impossible et on ne peut même plus prendre de remplaçante quand l'une de nos deux secrétaires n'est pas là. Le gouvernement nous dit qu'il va nous rétribuer pour la gestion de ces réseaux locaux, afin de compenser notre perte de revenus. Mais il faudrait plutôt nous donner de l'argent pour pouvoir embaucher des personnes qui nous déchargeraient de l'administratif, afin qu'on se recentre sur la médecine !
Aurélie, 38 ans, Breteuil (Oise) : "En premier recours, on ne peut pas tout résoudre"
Il faut déployer de plus en plus d'énergie pour que les patients puissent bénéficier d'examens complémentaires et avoir accès à des spécialistes. Il y a 15 jours, la famille d'un de mes patients suivi pour un cancer invasif m'a appelée en panique pour me dire que la séance de chimiothérapie de leur proche était reportée, car il n'y avait plus de place à l'hôpital. Mais les protocoles de soin, c'est quelque chose de sérieux, ils ont un sens ! Les modifier entraîne une perte de chance pour le patient.
Il y a quelques jours encore, j'ai un patient atteint de Parkinson pour lequel on m'a appelée en me prévenant qu'il ne pourrait pas aller à sa séance de rééducation car il n'y avait pas de transport disponible pour lui, faute d'ambulancier. C'est grave d'en arriver à ces situations, en France. Je n'ai jamais vu ça, en sept ans de pratique.
"Aujourd'hui, pour prendre un premier rendez-vous de neurologie dans l'Oise, il faut attendre juin 2023."
Auréliemédecin généraliste dans l'Oise
Même si nous, généralistes, nous sommes là en premier recours, on ne peut pas tout résoudre. On en arrive à mettre en place des traitements qu'on n'aurait pas prescrits avant, pour ne pas laisser les gens dans la souffrance.
* Le prénom a été modifié à la demande de la personne interrogée.
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