De journal populaire à outil de désinformation : la lente déchéance de "France-Soir", titre historique de la presse française

Le site internet de l'ancien quotidien vient de perdre son agrément de service de presse en ligne. Un temps fleuron de la presse française, "France-Soir" a cependant amorcé pendant la pandémie de Covid-19 un virage vers la désinformation et le complotisme.
Article rédigé par Linh-Lan Dao
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Un vendeur de rue propose à un automobiliste le journal "France-Soir" annonçant la mort du général de Gaulle, le 10 novembre 1970, rue Réaumur à Paris. (AFP)

Que reste-t-il du mythique quotidien d'après-guerre ? Presque rien : un nom et un site web, sans journalistes. Après plusieurs mois de procédure, France-Soir a perdu mi-août son statut de service de presse en ligne, sur décision du tribunal administratif de Paris. S'il continue d'exister, il doit se passer de certains avantages fiscaux et d'aides potentielles du Fonds stratégique pour le développement de la presse (FSDP). France-Soir a annoncé sur son site faire appel de cette décision, jeudi 22 août, tout en dénonçant une "censure politique".

Dans son avis, la commission mixte paritaire des publications et agences de presse (CPPAP) a estimé que le titre ne présentait pas le "caractère d'intérêt général" requis pour ce statut. France-Soir est d'ailleurs identifié comme "participant depuis 2020 de la complosphère covido-sceptique francophone", selon le site spécialisé Conspiracy Watch. Comment cette publication mythique et reconnue, dont le tirage atteignait le million d'exemplaires dans les années 1950, a pu en arriver là ? Franceinfo retrace la lente et inexorable chute du titre de presse.

L'âge d'or sous Pierre Lazareff

Pierre Lazareff, patron historique de "France-Soir", photographié lors de "Radioscopie", l'émission radiophonique de Jacques Chancel, le 17 mars 1969. (GEORGES GALMICHE / INA / AFP)

France-Soir naît en 1944, "l'année zéro de la presse papier telle qu'on la connaît aujourd'hui", estime auprès de franceinfo l'historien Alexis Lévrier, spécialiste de l'histoire du journalisme. Le quotidien constitue la synthèse de deux titres : Défense de la France, un journal clandestin de la Résistance, et Paris-Soir, l'un des quotidiens phares de la presse populaire des années 1930. Pierre Lazareff, ex-directeur de la rédaction de Paris-Soir, prend la tête du quotidien et met en œuvre son savoir-faire.

"C'est un journal qui couvre tous les sujets politiques et les faits divers, qui s'adresse à toutes les classes de la population, contrairement au Monde ou au Figaro", détaille le maître de conférences à l'université de Reims. "On mise sur le terrain, la photographie, et l'hyper-immédiateté. On peut avoir six à sept éditions par jour, les colporteurs vont sur le terrain pour vendre au plus près du lecteur". En clair, France-Soir a inventé l'information en continu. Au sommet de sa gloire, la rédaction emploie 400 journalistes, dont les plus grandes plumes, comme Joseph Kessel, Henri Troyat, Georges Simenon ou Françoise Giroud.

Le quotidien, qui appartient alors à Hachette, tire à plus d'un million d'exemplaires par jour en 1953 et s'y tient pendant treize ans, relève France Culture. Pourtant, les signaux du déclin sont déjà là. "Pierre Lazareff, c'est un génie rattrapé par l'évolution technique et les pratiques culturelles. Il n'y pouvait rien, tranche Alexis Lévrier. L'âge d'or de la presse écrite a déjà disparu : c'était lors de la Belle Epoque [1871-1914]. Il a réussi à le faire revivre un peu dans les années 1950-1960 avec France-Soir."

Le début du déclin face à la concurrence

Sur quatre écrans de contrôle, apparaissent en multiplex les quatre visages des étudiants européens réunis par la technique, lors de l'émission télévisée "Cinq colonnes à la une", lancée en 1959. (DANIEL FALLOT / INA / AFP)

Le modèle qui a fait le succès de France-Soir va aussi le condamner. "A l'époque, les revenus de la presse écrite reposent sur la vente en kiosque. A cause de la baisse des ventes, l'argent ne rentre plus, et faire de grands reportages, avec Albert Camus ou Jean-Paul Sartre, ça coûte cher", analyse Adrien-Guillaume Padovan, journaliste et auteur d'un mémoire (PDF) sur le quotidien. Autre écueil selon le journaliste : le manque d'identité éditoriale de la publication. "Axer sa ligne sur les faits divers ne crée pas un attachement des lecteurs au journal", estime-t-il.

A partir de la fin des années 1960, le journal amorce une lente perte d'influence, sous l'effet cumulé de la concurrence de la télévision, de la radio, puis plus tard, comme nombre d'autres journaux, d'internet. "La télévision a la capacité de toucher les gens, et l'accélération de l'information qu'elle permet condamne le modèle de Lazareff, basé sur l'instantanéité", explique Alexis Lévrier. Visionnaire jusqu'au bout, Pierre Lazareff lance en 1959 l'émission pionnière des magazines d'information, Cinq colonnes à la une. "Il s'investit là-dedans en pensant que ça va sauver son journal, avance Adrien-Guillaume Padovan. Il crée en fait France-Soir pour la télévision."

L'innovant patron de presse meurt en 1972, et avec son décès, émergent des problèmes de gestion interne. "France-Soir, c'était Pierre Lazareff. Et Pierre Lazareff, c'était France-Soir. C'est lui qui avait les idées et les impulsions. A partir du moment où la direction du journal meurt, c'est la fin", juge le journaliste. A cette époque, les tirages se maintiennent encore à environ 600 000 exemplaires quotidiens.

Rachats, plans sociaux et déboires financiers 

Des employés et journalistes de "France-Soir" manifestent à l'appel des syndicats, le 10 novembre 2011 à Paris. (JACQUES DEMARTHON / AFP)

Robert Hersant rachète France-Soir en 1976. Le magnat de la presse vient déjà de s'offrir Le Figaro. Sa soif de conquête lui vaut le surnom de "Papivore", dévoreur de papier, comme le retrace France Inter. Il met en place un plan social et revend le siège historique, rue Réaumur, en plein cœur de Paris. Le quotidien est finalement cédé en 1999, trois ans après la mort de l'homme d'affaires, qui "n'a pas réussi à moderniser" le titre, selon Alexis Lévrier.

En parallèle, son concurrent, Le Parisien (créé en 1944), et son édition nationale, Aujourd'hui en France (1994), s'imposent sur le marché, se positionnant eux aussi sur le créneau "populaire". "Le quotidien est plus adapté que France-Soir, il propose des thèmes de la vie quotidienne comme le tiercé ou le sport", analyse l'historien. "Les chaînes d'information en continu lui ont ensuite porté le coup de grâce", ajoute-t-il.

Alexandre Pougatchev, fils d'un oligarque russe proche du Kremlin, rachète le titre en 2009. Entre Robert Hersant et lui, pas moins de huit présidents se sont succédé en dix ans. Les tentatives pour transformer le journal en tabloïd font un flop et font fuir une grande partie des journalistes. Le journal ne tire plus qu'à un peu plus de 20 000 exemplaires par jour. Le plan de relance du jeune milliardaire comprend une nouvelle maquette, de nouvelles signatures, un fort budget publicitaire et la baisse du prix de vente. Rien n'y fait : deux ans plus tard, France-Soir disparaît des kiosques, remplacé par une édition numérique gratuite, sur fond de forte contestation. Sur 127 emplois, 89 sont supprimés. France-Soir est placé en liquidation judiciaire en 2012.

Le virage complotiste avec Xavier Azalbert

Xavier Azalbert (à gauche), directeur de publication de "France-Soir", et André Bercoff (à droite), journaliste à Sud-Radio et ancien directeur de rédaction de "France-Soir", lors d'une conférence à Saintes (Charente-Maritime), le 18 mai 2023. (FRANCEINFO)

Racheté par un nouveau propriétaire, la société Cards Off SA, le titre de presse devient un temps un magazine sur tablette en 2013, mêlant information et vente en ligne. Trois ans plus tard, son président, Xavier Azalbert, devient directeur de publication du site. Les quatre seuls journalistes de la rédaction se mettent en grève en 2019, dénonçant de fortes dégradations des conditions de travail et redoutant le mélange des genres entre journalisme et communication. Ils sont licenciés pour motif économique, tandis que le site continue de produire du contenu.

Pendant la pandémie, le site de France-Soir prend un nouveau tournant, se faisant écho de la désinformation et de théories complotistes sur le Covid-19. Xavier Azalbert intervient même dans le documentaire conspirationniste Hold-up, ou encore lors d'une conférence pseudo-scientifique en 2023. "Les pires adversaires de la presse se nourrissent de l'héritage de la presse. Xavier Azalbert profite de l'image de marque de France-Soir pour mieux la trahir. C'est aussi ce que fait Vincent Bolloré avec le JDD", analyse Alexis Lévrier. En 2021, le chanteur Francis Lalanne choisit France-Soir pour publier une tribune appelant l'armée à "mettre l'Etat hors d'état de nuire" et à "destituer" Emmanuel Macron. Une enquête est alors ouverte. Préoccupée, la ministre de la Culture de l'époque, Roselyne Bachelot, demande un réexamen du statut du média en ligne, qui perd une première fois son agrément fin 2022, avant de le récupérer début 2023.

Aujourd'hui, cet agrément est de nouveau menacé, et avec lui, un taux réduit de TVA et des aides financières. "Ils vont peut-être compenser cette perte par une ligne encore plus complotiste pour satisfaire leurs donateurs, anticipe Alexis Lévrier. Ceux qui vont payer sont les plus radicalisés, hostiles à la démocratie, favorables à la Russie." France-Soir s'est déjà vu priver du service de publicités de Google, après la diffusion d'un reportage de "Complément d'enquête" en 2021. Mais la désinformation est une manne financière : selon L'Express, le site a récolté plus de 500 000 euros de dons défiscalisables entre 2020 et 2021. "La triste histoire de France-Soir raconte la chute progressive de la presse papier en France, que l'on constate tous les jours, en version plus accélérée", résume l'historien.

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