Succession de Philippe Martinez à la CGT : "L'issue du congrès aura plus de conséquences sur des dossiers de long terme que sur la stratégie liée à la réforme des retraites"
Le changement à la tête de la CGT pourrait-il fissurer l'intersyndicale sur les retraites ? Le deuxième syndicat de France se déchire à propos du nom du successeur de son secrétaire général, Philippe Martinez. Lors du 53e congrès de l'organisation à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), entamé lundi 27 mars, les délégués CGT ont rejeté d'une courte tête le rapport d'activité de la direction sortante, un revers majeur pour Philippe Martinez et la candidate qu'il a choisie pour le remplacer, Marie Buisson. En cas de victoire d'une candidature plus radicale vendredi, lors de l'élection du secrétaire général, la stratégie de la CGT contre la réforme des retraites pourrait alors être redessinée.
La solidité du front syndical sera testée dès les prochains jours, puisqu'une rencontre est prévue entre les organisations de travailleurs et Elisabeth Borne, à Matignon, début avril. Au menu : un échange sur les questions relatives au travail, y compris la réforme des retraites, assure l'entourage de la Première ministre. Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, a confirmé sur franceinfo, mercredi 29 mars, qu'il serait présent. Il assure qu'il y défendra sa proposition de suspendre la réforme et d'organiser une médiation, estimant qu'il "faut que tout le monde aille à cette réunion". Mais le doute plane sur la décision de la CGT d'y participer ou non.
Pour comprendre ce qui se joue au sein du syndicat, et entrevoir les effets qu'un changement de leadership pourrait avoir sur le mouvement contre la réforme des retraites, franceinfo a interrogé Karel Yon, sociologue du syndicalisme et des mouvements sociaux, et chargé de recherches au CNRS.
franceinfo : Philippe Martinez, et sa candidate Marie Buisson, ont essuyé un revers mardi soir sur le vote du rapport d'activité de la CGT pour l'année écoulée. Est-ce que cela préfigure déjà le résultat du scrutin de vendredi ?
Karel Yon : Tout est encore possible, l'écart des voix mardi était très serré [50,32% de voix contre]. Dans ce vote, des motifs de défiance assez divers se sont télescopés, qui ne sont pas forcément tous mis au même plan par les différents critiques de Philippe Martinez et de son équipe. Il y a l'enjeu de la bataille contre la réforme des retraites, avec l'initiative de la médiation prise par Laurent Berger mais endossée par Philippe Martinez, qui a été très mal vécue par certains militants. Mais aussi des enjeux propres au congrès : la place de l'écologie ou du féminisme dans la CGT, la démarche un peu solitaire de Philippe Martinez, qui a pris beaucoup d'initiatives seul en mettant parfois un peu ses instances devant le fait accompli, ou le rapprochement avec Solidaires et la FSU, que certains dénoncent comme une liquidation de l'identité cégétiste. Je ne suis pas certain du tout de l'issue de l'élection du secrétaire général.
Si une candidature soutenue par les opposants de Philippe Martinez l'emporte, la stratégie de la CGT contre la réforme des retraites va-t-elle changer ?
Quel que soit le ou la secrétaire général(e) qui sortira du congrès, il me semble difficile pour la CGT de sortir de l'intersyndicale. Elle prendrait alors la responsabilité de briser un cadre dont tout le monde considère qu'il a été essentiel à la constitution du mouvement, quelles que soient les limites qu'on peut lui reprocher – avoir proposé des échéances de mobilisation trop éloignées, ne pas avoir assez appelé à l'amplification de la grève, etc. Mais, sans ce cadre, le mouvement n'aurait pas pu démarrer.
"En revanche, le changement de secrétaire général va rendre l'intersyndicale plus complexe."
Karel Yon, sociologue du syndicalismeà franceinfo
Une relation de confiance s'était construite entre Philippe Martinez et Laurent Berger, et cette confiance va devoir se reconstruire avec le nouveau secrétaire général dans le feu d'un mouvement, ce qui n'est pas facile. Si c'est un opposant à Philippe Martinez qui est élu, l'équilibre délicat construit dans l'intersyndicale, où la position de leadership de la CFDT comme première organisation professionnelle était reconnue, tout en permettant que le discours soit assumable par toute l'intersyndicale, pourrait se briser. Le problème ne serait pas que la CGT ait son propre discours appelant à durcir le mouvement, en plus de celui de l'intersyndicale, ce qu'elle a déjà fait. Mais qu'elle ait un discours qui aille contre l'intersyndicale, ce qui briserait l'unité. Mais, là encore, il est difficilement concevable que la CGT porte la responsabilité de rompre ce cadre à un moment où la victoire semble encore possible.
Par ailleurs, il faut souligner que les représentants des syndicats dans les intersyndicales ne sont pas forcément les numéros un. Par exemple, sur la question des retraites, pour la CGT, il s'agit de Catherine Perret [membre du bureau confédéral, l'instance de direction la plus restreinte]. En raison de la division importante qui traverse la CGT, ce n'est pas un renouvellement radical des équipes qui va s'opérer mais une obligation accrue de travailler ensemble. En définitive, je pense que l'issue du congrès aura plus de conséquences sur des dossiers de long terme qui étaient en discussion à la CGT (la prise en compte du féminisme et de l'écologie, le rapprochement avec Solidaires et la FSU, l'organisation interne de la confédération, etc.) que sur la stratégie à court terme du syndicat sur la réforme des retraites.
Le front syndical est à la fois ce qui fait la force du mouvement actuel, et en même temps il n'a pas obtenu ce qu'il voulait… Face aux critiques qui enflent sur cette stratégie, la CGT ne pourrait-elle pas être tentée de changer son fusil d'épaule ?
Il y a ce calcul-là chez certains. C'est très clair par exemple chez Olivier Mateu, secrétaire général de l'union départementale des Bouches-du-Rhône, qui se présente pour succéder à Philippe Martinez. Derrière ses critiques à l'encontre de l'intersyndicale, il estime que la seule organisation légitime de la classe ouvrière est la CGT.
"De nombreux autres secteurs, qui font partie des critiques de Philippe Martinez, sont cependant très conscients des difficultés à mobiliser et de la nécessité d'un travail syndical unitaire."
Karel Yon, sociologue du syndicalismeà franceinfo
La CFDT pourrait-elle de son côté mettre fin au front uni et négocier une réforme mieux-disante, selon elle, avec le gouvernement ? On a l'impression que Laurent Berger est moins ferme sur la ligne rouge que constitue pour lui l'accélération de l'allongement de la durée de cotisation et concentre ses critiques sur l'âge de départ à 64 ans…
Ses propos autour de la suspension de la réforme ou de la médiation ont pu être interprétés comme des initiatives individuelles. Les autres syndicats lui ont d'ailleurs rappelé que toute proposition de rencontre avec la Première ministre devait d'abord être discutée collectivement. Cela s'explique car la CFDT est une organisation qui construit sa légitimité dans le champ syndical sur sa pratique du dialogue social. Or, aujourd'hui, on est dans une configuration où le dialogue social n'existe plus et où seul semble compter le rapport de force. Cela crée donc une difficulté pour cette organisation, qui pourrait être prompte à chercher une opportunité de dialogue.
"De même que pour la CGT, si la CFDT brisait le front syndical, ce serait très mal vu."
Karel Yon, sociologue du syndicalismeà franceinfo
D'autant plus que sur la question de l'allongement de la durée de travail, Laurent Berger est quand même tenu par un mandat du dernier congrès de la CFDT. D'ailleurs, la dernière fois que la CFDT a rompu le front syndical en cours de mouvement, sur la réforme des retraites en 2003, cela a entraîné le départ de nombreuses équipes syndicales et brisé net sa croissance.
A quoi peut servir la nouvelle rencontre entre Elisabeth Borne et les organisations syndicales ? Les positions des uns et des autres étant connues, et n'ayant pas bougé depuis plusieurs mois, ce rendez-vous n'est-il pas voué à l'échec ?
On peut sans doute faire l'hypothèse que cette invitation relève d'un affichage symbolique de la part du gouvernement, puisque des sons de cloche différents ont été entendus : Olivier Véran a refusé toute médiation, la Première ministre a ensuite lancé une invitation à l'intersyndicale, et confirmé qu'on discuterait bien des retraites… Et, en même temps, d'autres voix ont assuré qu'il était hors de question de revenir sur l'âge de départ à 64 ans.
"Il semble y avoir une prise de conscience au sein de l'exécutif qu'ignorer l'intersyndicale ne fonctionne pas."
Karel Yon, sociologue du syndicalismeà franceinfo
Malgré un nombre de manifestants en baisse, mardi, la mobilisation reste en effet extrêmement importante après plus de deux mois, et elle est renforcée par l'entrée en jeu de la jeunesse.
Du côté de l'intersyndicale, l'initiative de la médiation visait à recréer un espace d'échanges possible, et constituait une tentative d'arracher la victoire symbolique d'une reconnaissance de la part des pouvoirs publics. Le fait qu'il y ait finalement eu une réponse montre que ce n'était pas forcément inutile. Néanmoins, cette rencontre sera à mon sens davantage un épisode de plus dans le storytelling d'un mouvement loin de s'éteindre, plutôt qu'un aboutissement. Je ne vois pas l'intersyndicale changer d'opinion sur la question du retrait de la réforme, ni le gouvernement renoncer à ses mesures. Pour les deux parties, c'est un moyen de rythmer la séquence qui s'ouvre en attendant les décisions du Conseil constitutionnel, le 14 avril.
Quelle issue voyez-vous à la crise liée à la réforme des retraites ?
Le fait que le Conseil constitutionnel ait annoncé qu'il rendrait une décision le 14 avril fixe une échéance et permettra sûrement que des choses s'organisent dans cette perspective, comme une grande manifestation à Paris les jours précédents. Il ne faut pas non plus négliger le fait que la grève tienne encore dans certains secteurs (ferroviaire, aérien, raffineries, etc.). Rien n'empêche de penser que les conséquences économiques de ces actions finissent par exaspérer de grandes entreprises au point qu'elles demandent à leur tour au gouvernement de bouger.
Reste l'inconnue des formes que pourrait prendre la dynamique autonome de la jeunesse. On serait dans le cadre d'un mouvement social qui sortirait du cadre syndical, avec son propre rythme, ce qui permettrait peut-être de redonner un coup de fouet aux actions syndicales locales. La question de la répression est par ailleurs extrêmement volatile, et pourrait se retourner contre le gouvernement en allant jusqu'au drame final d'un décès. On serait alors dans une situation similaire à celle liée à la mort de Malik Oussekine en 1986, qui est ce que craignent le plus les pouvoirs publics.
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