Législatives : "L'abstention et le 'dégagisme' ont une logique complémentaire"
Alors que le premier tour des élections législatives, qui s'est tenu dimanche, a été marqué par une participation très faible, la philosophe Myriam Revault d'Allonnes, spécialiste de la représentation politique, livre son analyse à franceinfo.
Plus d'un électeur sur deux n'est pas allé voter. Dimanche 11 juin, pour le premier tour des élections législatives, l'abstention a été majoritaire. Elle a même atteint un niveau record : 51,29%. Du jamais-vu pour ce type de scrutin sous la Ve République. Pour comprendre ce phénomène, franceinfo a interrogé la philosophe Myriam Revault d'Allonnes, spécialiste de la représentation politique.
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Franceinfo : Comment expliquer cette abstention record au premier tour des législatives ?
Myriam Revault d'Allonnes : Ce n'est pas nouveau. L'abstention est un phénomène de plus en plus massif depuis, au moins, une ou deux décennies. Elle n'est plus seulement un signe de désintérêt pour la politique, elle a aussi une signification d'ordre protestataire. On ne s'abstient pas parce qu'on préfère aller pêcher. Les électeurs pourraient aller voter blanc ou nul, mais ils s'abstiennent de choisir entre des propositions qui ne leur conviennent plus et qui paraissent surtout totalement étrangères aux options qu'ils voudraient voir reconnaître. Au fond, ce sont surtout des raisons structurelles, beaucoup plus que conjoncturelles.
Les législatives surviennent à la fin d'un long cycle de scrutins qui a commencé avec les primaires. Les électeurs sont-ils lassés d'aller voter ?
L'abstention s'est considérablement accentuée parce que les législatives suivent la présidentielle. L'inversion du calendrier électoral, depuis 2001, a mis l'accent sur la présidentielle, qui cristallise l'intérêt politique. A partir du moment où le président est élu, les citoyens considèrent – à tort d'ailleurs – que tout est joué. Et quand ils votent, ils le confortent massivement – on l'a vu hier [dimanche 11 juin] – sans réaliser ou vouloir comprendre que les législatives sont aussi une manière de donner à l'Assemblée nationale la force d'un contre-pouvoir. Le système présidentiel a perverti le sens de la représentation et secondarisé les législatives, comme si la présidentielle était le tout de l'élection.
C'est l'effet aussi du raccourcissement du septennat au quinquennat [un référendum sur ce sujet s'est tenu le 24 septembre 2000]. On est en campagne quasiment en permanence. Le rythme électoral s'est accéléré. Et le système des primaires a encore rallongé la période électorale avec des résultats complètement inattendus par rapport à ce que les partis souhaitaient. Cela fait un an et demi qu'on est en campagne électorale, il y a une lassitude. Elle n'est pas simplement liée au fait que les électeurs doivent aller aux urnes. Beaucoup de gens trouvent que ce qu'on leur propose n'est pas très intéressant, que la politique, c'est autre chose. Ils l'expriment de façon très simple en n'allant pas voter.
Les élus ou ceux qui souhaitent l'être sont donc en partie responsables de l'abstention ?
La faute est surtout du côté du système politique. Ce n'est pas une question de personne. Bien sûr, il y a ce processus de professionnalisation de la politique. On a aussi observé un certain nombre de manquements, mais ce ne sont pas simplement des fautes morales, ce sont des manquements liés à l'absence de règles juridiques claires. Regardez, l'affaire Ferrand n'a absolument pas empêché les électeurs de placer le ministre de la Cohésion des territoires en première position pour le second tour. Cela va beaucoup plus loin qu'un problème de déception par rapport aux individus. Il y a une crise structurelle de la représentation qui n'est pas simplement le fait de la personnalité des élus.
Comment lutter contre cette abstention ?
Il faut d'abord que l'Assemblée nationale ne soit plus une chambre d'enregistrement et qu'elle devienne un véritable contre-pouvoir. Ce n'est plus un espace de débats, d'élaboration du conflit et du compromis. Ensuite, il faut développer l'activité citoyenne, comme les conseils citoyens. On peut aussi s'inspirer des modes de consultations populaires, comme au Canada, qui permettraient plus de démocratie, c'est-à-dire plus de souveraineté populaire, et l'élaboration de lois et de projets politiques à partir de réflexions citoyennes. C'est une crise extrêmement profonde et on ne s'en sortira pas sans avoir réfléchi à ce qui, dans le système présidentiel, entrave la capacité des citoyens à se sentir représentés et à agir.
Les partis sont-ils en mesure de résoudre cette crise politique ?
Les partis politiques traditionnels sont arrivés à un degré d'épuisement tel qu'on les voit disparaître de l'échiquier politique. C'est tout à fait nouveau. Des formes politiques nouvelles se sont mises en place, les mouvements, comme En marche ! ou La France insoumise, voire, dans un autre domaine le Front national.
Mais dans ces mouvements, tout est organisé autour de l'adhésion à un individu : le chef. Et il n'y a pas toutes ces structures de médiation, d'organisation, comme dans les partis traditionnels, qui jouent le rôle de filtres et permettent à la volonté des militants comme des sympathisants de s'exprimer. Il y a beaucoup plus de verticalité que dans les partis traditionnels. Or, en politique, il y a aussi de l'horizontalité. Toute la décision ne doit pas appartenir au chef, sinon il n'y a pas de démocratie. Que vont devenir ces nouvelles formes politiques ? Tout est ouvert.
Ces législatives sont marquées par un profond renouvellement des députés. Cela répond-il à cette demande de représentativité qui pourrait faire baisser l'abstention ?
Si on prend le cas d'En marche !, cette proposition de faire entrer la société civile en politique est extrêmement abstraite. Dans leur vocabulaire, cela signifie : tout ce qui est extérieur au fonctionnement politique traditionnel. Mais d'un point de vue sociologique, les futurs élus d'En marche ! sont issus d'une catégorie socio-professionnelle favorisée. C'est-à-dire une moyenne bourgeoisie de cadres, d'entrepreneurs, de membres de start-up. Ce sont en réalité les membres d'une nouvelle élite qui se substitue à ce qu'on considère être la précédente. Ils ne sont pas représentatifs de la véritable société civile.
Ce n'est pas ça qui va résoudre le problème de la fracture sociale qui fait que des millions de gens se sentent abandonnés, qu'ils soient des banlieues pauvres ou des campagnes, et s'abstiennent de voter. La France reste coupée en deux entre les laissés-pour-compte de la mondialisation et ceux qui en profitent.
De nombreux ténors de la vie politique ont été éliminés dès le premier tour ou sont en ballottage défavorable pour le second. L'abstention et le "dégagisme" obéissent-ils à la même logique ?
C'est une logique complémentaire. C'est aussi un phénomène de rejet de l'ancien, du traditionnel. Mais attention, ce n'est parce que quelque chose est nouveau, ou perçu comme nouveau qu'il va résoudre les problèmes. Quand la volonté de "dégagisme" s'exprime au profit de nouveaux mouvements, il y a une attente. Mais cette attente suffit-elle à elle seule à résoudre les problèmes ? Qu'est-ce qu'il y a de véritablement nouveau ?
Ce qui m'a frappé, c'est le relatif désintérêt pour les législatives par rapport à la présidentielle, et même l'espèce de lassitude et le peu d'enthousiasme de ceux qui sont allés voter. Il s'agissait pour eux d'entériner le résultat de la présidentielle, de redoubler. Il y a une expression qui revient tout le temps chez les électeurs d'Emmanuel Macron et d'En marche ! : "Il faut lui donner sa chance. Il faut l'aider." Ça veut dire accepter les réformes qu'il entend mener, sans les discuter, sans débattre, sans contradiction. Le sentiment qui domine chez certains, c'est l'espoir, mais chez beaucoup d'autres la perplexité, l'attentisme... Je n'ai pas vu d'espoir de renouvellement de la politique.
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