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Reportage Présidentielle 2022 : à Strasbourg, des musulmans regrettent un "discours islamophobe décomplexé"

Alors que l'islam prend une place importante dans les débats politiques et médiatiques à cinq mois du scrutin, franceinfo a rencontré des Français de confession musulmane, qui confient leurs peurs et leur incompréhension

Article rédigé par Louisa Benchabane
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Des habitants musulmans de Strasbourg livrent leurs impressions sur les polémiques autour de la place de l'islam en France. (ELLEN LOZON / FRANCEINFO)

Des éclats de rire s'échappent du centre social et culturel du Neuhof, à Strasbourg (Bas-Rhin). Autour d'une table de l'établissement, posé au milieu des barres d'immeubles de ce quartier populaire, quelques jeunes travailleurs sociaux s'attardent sur l'application "Vite mon prénom". Un gadget numérique né après une récente sortie du "presque candidat" à la présidentielle Eric Zemmour. Nostalgique d'une loi de 1803, il souhaite qu'en France, les parents optent pour des "prénoms français", selon ses termes.

Quelques millions d'internautes s'y sont déjà essayés, dont Achraf, 18 ans, l'un des jeunes du quartier : "Apparemment, je dois m'appeler Achille", raille-t-il devant ses amis. Mais les rires laissent vite place à l'effarement.

Achraf et Jamila discutent dans le centre social et culturel du Neuhof, à Strasbourg, le 13 octobre 2021. (LOUISA BENCHABANE / FRANCEINFO)

L'adolescent confie avoir découvert les idées d'Eric Zemmour à travers les réseaux sociaux, dans de courts extraits de ses passages télévisés. L'essayiste d'extrême droite, condamné en mai 2018 pour des propos antimusulmans tenus en 2016, multiplie les sorties autour de la place de l'islam en France. Un sujet qui nourrit les débats, même si les électeurs sont davantage préoccupés par le pouvoir d'achat, selon un récent sondage Elabe pour BFMTV.

Le poids de la stigmatisation

A cinq mois du scrutin, franceinfo s'est rendu à Strasbourg, où s'applique le régime spécifique du Concordat, pour donner la parole aux principaux intéressés, à l'image d'Ousmane. Dans son bureau du quartier du Neuhof, ce conseiller en insertion professionnelle laisse la porte ouverte, entre deux rendez-vous. Il y accueille toute la journée la jeunesse du quartier qui exprime ses aspirations. Après la polémique sur les prénoms, il déplore de voir certains abandonner leurs rêves de peur que leur patronyme soit un obstacle infranchissable.

"Quand on répète aux jeunes que leur nom n'est pas français, qu'ils sont différents des autres, qu'on les assigne à leurs origines, c'est stigmatisant."

Ousmane, chargé d'insertion professionnelle au centre social du Neuhof

franceinfo


Et puis il y a les polémiques propres aux quartiers populaires. "Si on ne parle pas des musulmans, on parle des banlieues. Lorsque l'extrême droite évoque les 'territoires perdus de la République', ça ne fait qu'accentuer le poids des discriminations, qui pèsent déjà sur les jeunes d'ici", juge Ousmane.

Ousmane, au centre social et culturel du Neuhof à Strasbourg, le 13 octobre 2021. (LOUISA BENCHABANE / FRANCEINFO)

A l'étage, Jamila raconte son enfance strasbourgeoise à Achraf : "Nos parents, issus de la première génération [immigrée] arrivée en France, ont essuyé ce type de remarques dans l'espoir que ce ne soit pas le cas pour nous. Finalement, le refrain continue", souffle-t-elle, attristée. Pendant ses courtes pauses, Ousmane passe du temps sur Twitter, un réseau social phagocyté par les polémiques : "Avant, les adhérents des idées d'extrême droite se faisaient discrets. Maintenant, le discours islamophobe est totalement décomplexé."

Des lettres de menaces

A trois kilomètres du Neuhof, dans le quartier de la Meinau, où s'érige le chantier de la gigantesque mosquée Eyyub Sultan, la menace n'est plus virtuelle. L'édifice a été ciblé, en particulier après que l'association Millî Görüş, à l'origine de la construction, a été accusée par le gouvernement d'"aller à l'encontre des valeurs de la République". Le motif ? Ce mouvement d'origine turque a refusé de signer en janvier dernier la charte des principes de l'islam de France, qui dénonce notamment "l'instrumentalisation" politique de l'islam et proscrit "l'ingérence" d'Etats étranger. L'organisation s'est justifiée en dénonçant une charte ambiguë et "l'ingérence des politiques dans le religieux"

Après cette passe d'armes médiatique, les lettres de menaces aux relents islamophobes se sont multipliées contre l'association. "On a surtout remarqué qu'elles reprenaient l'imaginaire du 'grand remplacement' [une thèse complotiste selon laquelle la population blanche et chrétienne serait menacée de disparition par l'arrivée d'immigrés musulmans], cher à Eric Zemmour", décrit Eyüp Sahin. Le président régional de Millî Görüş sort de son bureau un épais classeur qui les répertorie. Il le feuillette et s'arrête sur une lettre signée par une mystérieuse "fédération contre l'islam", datant de septembre.

La Grande mosquée de Strasbourg, qui n'est pas liée à Millî Görüş, assure à franceinfo avoir reçu la même missive. Celle-ci accuse : "Durant bien longtemps, vous islamistes, musulmans, avez tenté de prendre le contrôle de notre Occident par des actes cruels." Elle impute aussi aux musulmans la responsabilité des attentats du 11 septembre 2001 à New York et du 7 janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo, amalgamant terrorisme et islam.

Des propos violents qui se sont ébruités auprès des fidèles. Pour Eyüp Sahin, impossible d'ignorer les craintes suscitées par de tels discours. "Le rôle de la mosquée, c'est aussi d'apaiser le débat. On adapte le prêche du vendredi pour évoquer ce climat islamophobe, sans entrer dans des considérations politiques. Plus il y a de discours de haine, plus on intensifie le discours de paix."

"Des regards méfiants"

Lorsque les jeunes fidèles de la mosquée se rejoignent dans une vaste pièce aux allures de foyer étudiant, les sujets d'actualité inondent vite les discussions. Comme s'ils étaient dans leur salon, ils lancent quelques vannes, se confient les uns aux autres, évoquent leurs tourments. "Ça nous fait du bien de pouvoir parler de notre ressenti. Mais ça n'enlève rien au fait que j'ai peur, à chaque fois que je vais prier, que certains mettent les menaces à exécution", déclare Abdullah, 25 ans. Ses amis acquiescent. "On doit vivre la peur au ventre, ce n'est pas normal", lâche-t-il d'un air grave.

Son autre hantise : voir les femmes voilées de son entourage être prises pour cible. Dans son cabinet du nord de la ville, Samira, psychologue, écoute ces femmes et leurs proches s'épancher sur leurs craintes face "aux regards méfiants". "Elles me parlent du traumatisme qui les envahit. D'autres me disent qu'elles ont peur de se faire agresser."

Samira porte elle-même un voile au quotidien. Elle se rend chaque fin de semaine au sein de l'association culturelle Echange, hébergée par la mosquée d'une zone pavillonnaire de Bischheim, une commune au nord de Strasbourg. Ce samedi matin d'octobre, égayé par les cris d'enfants, elle confie à d'autres bénévoles sa fatigue d'être "constamment jugée" sur le foulard qui habille ses cheveux.

"Des politiciens prennent la parole pour notre émancipation, mais on aimerait juste ne plus être un objet de débat."

Samira, psychologue et bénévole au sein de l'association Echange

à franceinfo

Hassan Chakouk, secrétaire de l'association, fait remarquer que lors des récentes élections fédérales allemandes, la question de la place de l'islam était marginale dans les débats. Et qu'ici, on ne s'intéresse pas moins à la politique qu'ailleurs : "On ne peut plus se permettre d'occulter les sujets importants. On vit tout de même une crise écologique", assène-t-il, en évoquant les inondations meurtrières qui ont touché l'Allemagne l'été dernier : "Il n'y a que le Rhin qui nous sépare. On était choqués."

Quitter la France, une option envisagée

"Et puis, il y a l'inflation, notre pouvoir d'achat… Ça nous tracasse. On parle tout le temps du prix de l'essence", embraye Miloud Daoudi. Le président de l'association, quadragénaire à la voix posée, se souvient presque avec nostalgie du premier confinement, en pleine pandémie de Covid-19. Une période durant laquelle l'association distribuait plus d'une centaine de repas par jour et avait ouvert une ligne d'écoute pour les personnes isolées. "Là, on se soutenait tous sans distinction de confession, de couleur de peau. On pleurait tous les mêmes morts et tout ce qui comptait, c'était la solidarité. On pensait en avoir fini avec les débats identitaires", se remémore-t-il.

Pour Jamila, l'une des responsables du centre social du Neuhof, "parler de sujets plus concernants pour les quartiers populaires [dans les médias] permettrait peut-être de réduire l'abstention". Un recentrage du débat éviterait aussi à une partie des jeunes rencontrés de s'interroger sur leur avenir en France. L'expatriation en Allemagne est déjà une option pour Abdullah, jeune ingénieur. Achraf s'interroge lui aussi. Le jeune homme a vu sa sœur déménager à Dubaï pour travailler au sein d'un grand groupe de restauration français. "Le métier de ses rêves. Là-bas, elle est loin de tous ces problèmes", fait remarquer cet étudiant en première année de Staps, qui votera en 2022 pour la première fois. Reste à savoir vers qui son choix se tournera.

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