Au procès des viols de Mazan, la défense difficile à assumer des accusés face à une victime "devenue une icône"

Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8 min
Les accusés entourés de leurs avocats, au tribunal judiciaire d'Avignon (Vaucluse), à l'ouverture du procès, le 2 septembre 2024. (CHRISTOPHE SIMON / AFP)
Les avocats des 50 coaccusés de Dominique Pelicot ne contestent pas la matérialité des faits, tous filmés par le retraité, mais tentent de se positionner autrement. Avec plus ou moins de succès.

Jusqu'où peut aller un avocat pour défendre son client accusé de viol ? La question se pose depuis le début du procès de Dominique Pelicot et de ses 50 coaccusés, qui s'est ouvert le 2 septembre à Avignon. Une trentaine d'avocats représentent les 51 hommes poursuivis, dans l'immense majorité, pour des viols aggravés commis sur Gisèle Pelicot, droguée aux anxiolytiques par son ex-mari. Et certaines sorties récentes de ces robes noires, hors du prétoire, ont suscité de très vives critiques.

Guillaume de Palma a d'abord déclaré qu'"il y a viol et viol", affichant ainsi la ligne de défense d'une partie des accusés, non sans une dose de provocation. Isabelle Crépin-Dehaene s'est aussi moquée  sur LinkedIn de la cagnotte de soutien de l'ex-star de téléréalité Nabilla pour Gisèle Pelicot, avec un commentaire sexiste : "Elle aurait pu vendre ses seins en plastique." Nadia El Bouroumi a encore déclenché un tsunami de réprobations en se filmant sur les réseaux sociaux pour raconter plusieurs moments d'audiences.

Ces déclarations – perçues comme maladroites voire méprisantes à l'égard de la victime – viennent se superposer à des audiences déjà tendues, où certains conseils semblent marcher sur une ligne de crête et appliquer une stratégie de défense parfois fragile. 

Des images accablantes

A cause des centaines de photos et vidéos conservées par Dominique Pelicot, les accusés ne peuvent pas nier les rapports sexuels avec la victime. Faute de pouvoir contester la matérialité des faits, la majorité d'entre eux fondent leur défense sur l'absence d'intentionnalité de leur geste : ils assurent qu'ils n'avaient pas conscience de commettre un viol, disent avoir cru à un jeu libertin voulu par le couple, dans lequel Gisèle Pelicot aurait fait semblant d'être endormie. "Je conçois que c'est un peu spécial, mais on peut avoir affaire à une personne timide", a ainsi avancé Jacques C., 72 ans, lors de son interrogatoire.

Quelques minutes après, cette tentative de justification s'est retrouvée anéantie par la diffusion des vidéos le concernant, dans une salle d'audience tétanisée. La victime, visiblement inerte, ronfle bruyamment. Louis-Alain Lemaire, l'avocat de Jacques C., s'est mis dans une colère noire après la diffusion de ces scènes abjectes, dénonçant leur aspect "sensationnel". Conscient, sans doute, de leur effet catastrophique pour sa défense. Car si l'argument d'un jeu libertin peut fonctionner avant l'arrivée des accusés sur les lieux, comment prétendre, une fois dans la chambre, ne pas avoir saisi le problème ?

Comment expliquer que chaque homme convié par Dominique Pelicot soit passé outre le consentement de cette femme gisant sur le lit ? Ils sont peu à tenter de se justifier sur ce point. "J'ai été un peu long à la détente", a osé Jacques C. Et d'ajouter : "Il y a différents niveaux d'endormissement." "J'ai été naïf, bête, un pelé, un âne", a énuméré Cyrille D., 54 ans, s'excusant platement face à Gisèle Pelicot, visiblement lassée de multiples tentatives de contrition auxquelles elle ne semble pas croire.

Dominique Pelicot comme adversaire

Les récits des accusés s'accumulent et se ressemblent, comme l'a relaté l'enquêteur Stéphan Gal à la barre. Presque tous sont venus de nuit, se sont déshabillés dans le salon ou la cuisine, sont entrés dans la chambre à pas feutrés et chuchotent sur les vidéos, prenant soin de ne pas réveiller la victime. La défense redoute particulièrement cet effet globalisant, espérant que chacun sera jugé dans son individualité.

"On ne peut pas condamner celui qui n'a pas de passé judiciaire comme celui qui a des antécédents, celui qui y est allé une fois, et un autre à plusieurs reprises : c'est tout le travail titanesque de la cour."

Olivier Lantelme, avocat de l'un des accusés

à franceinfo

En plus de la répétition des faits, les avocats des 50 coaccusés doivent composer avec un adversaire de taille : Dominique Pelicot. Assis dans son box, micro à la main, il enfonce ses coaccusés à chaque occasion, soit à la fin de leurs interrogatoires, quand vient le moment d'entendre la version de l'instigateur en chef. Invariablement, l'homme de 71 ans assure que ces hommes, contactés en ligne, savaient tous qu'ils venaient avoir un rapport sexuel avec une femme endormie.

Dès le 17 septembre, jour de son interrogatoire, le septuagénaire avait donné le ton : "Je suis un violeur comme ceux qui sont dans cette salle. (...) Ils savaient tous, ils ne peuvent pas dire le contraire." Ainsi, lorsque Lionel R., 44 ans, a répété ne pas avoir violé Gisèle Pélicot de manière "volontaire", Dominique Pelicot a pris soin de contredire plusieurs de ses déclarations. "Je lui avais dit que j'avais drogué ma femme au petit déjeuner", a-t-il assuré, précisant avoir écrasé des cachets de Temesta dans son café, Lionel R. faisant partie des rares accusés à s'être rendu chez les Pelicot en plein jour. "Il m'a même demandé comment ça se passait, il se garde bien de le dire", a-t-il ajouté, d'un ton monocorde, mais toujours très assuré. 

Face à ces attaques du principal accusé, la défense s'emploie donc à démontrer que la plupart de leurs clients se sont retrouvés sous la coupe d'un homme "impressionnant" et "autoritaire". C'est sans doute sur ce terrain qu'elle peut espérer marquer le plus de points. Les experts psychiatres ont eux-mêmes présenté Dominique Pelicot comme un "manipulateur", doté d'une personnalité "perverse". Les amis du couple ont aussi constaté que son tempérament autoritaire s'était renforcé, au moment où ils se sont installés à Mazan, dans le Vaucluse, en 2011. Soit lorsque Dominique Pelicot a commencé à inviter des hommes pour violer son épouse. A en croire la défense, tous ou presque ont été dupés par l'ancien agent immobilier et seraient ensuite restés, comme paralysés par la peur, dans la chambre conjugale. 

Des avocats qui ne prennent pas de pincettes  

A ce positionnement, compliqué à assumer, se sont ajoutés des moments d'audience perçus comme particulièrement violents pour la victime. A l'image de la journée du mercredi 18 septembre. Ce jour-là, deux avocats, Isabelle Crépin-Dehaene et Philippe Kaboré, ont demandé à ce que soient visionnées vingt-sept photos intimes de Gisèle Pelicot. Un "grand déballage" teinté d'humiliation aux yeux de la septuagénaire, plus en colère que jamais à la barre. Sur ces clichés, la septuagénaire apparaît nue, dans des mises en scènes très suggestives.

Pour Isabelle Crépin-Dehaene, il s'agissait essentiellement de prouver que, si ces images avaient été envoyées à certains accusés (ce que Dominique Pelicot réfute), elles pouvaient laisser penser que Gisèle Pelicot était consentante pour une rencontre échangiste. "La défense, comme l'accusation, a le droit d'invoquer des pièces qui sont défavorables à l'une des parties. Après, il faut savoir interroger Madame Pelicot", estime Patrick Gontard, qui représente un accusé.

"On peut tout dire, mais il faut savoir le dire, avec la dignité qui sied à ces débats."

Patrick Gontard, avocat de l'un des accusés

à franceinfo

Isabelle Crépin-Dehaene assure avoir pris les précautions nécessaires. "J'ai été très prudente dans les mots que j'utilisais, pour expliquer pourquoi j'ai demandé la projection. J'essayais de ne pas utiliser de mots à double sens ou accusatoires", rapporte-t-elle à franceinfo. D'autres n'ont pas eu ces scrupules. "Vous n'auriez pas des penchants exhibitionnistes que vous n'assumeriez pas ?" a lancé son confrère, Philippe Kaboré. Et quand Gisèle Pelicot s'est mise en colère, qualifiant la question de "très insultante", c'est Nadia El Bouroumi qui a renchéri. "Vous êtes en colère, mais vous êtes aussi responsable de cette diffusion !" l'a invectivée l'avocate, en référence au fait que la septuagénaire se soit opposée au huis clos.

Une victime vue comme inattaquable 

Cette séquence, très relayée, a été vivement critiquée sur la forme comme sur le fond. "Dans tous les procès pour viols, quand l'avocat de la défense se lève pour questionner la plaignante, il est vécu comme nécessairement dérangeant, intrusif", analyse Olivier Lantelme, avocat d'un des accusés. "On a l'impression qu'il n'est pas admis que l'on puisse émettre le moindre soupçon sur des éléments du dossier", estime de son côté Isabelle Crépin-Dehaene.

"C'est insupportable, j'ai l'impression de revivre le procès Outreau, mais en pire, où la vindicte populaire désignait les coupables dès le début du procès."

Isabelle Crépin-Dehaene, avocate de l'un des accusés

à franceinfo

Sur les bancs de la défense, l'image même de la victime semble encombrante. "Gisèle Pelicot est devenue une icône aujourd'hui, elle a la faveur de la presse, elle est magnifiée. C'est donc très difficile de la déboulonner ou de s'y attaquer", considère Patrick Gontard. "En une décennie, le procès pénal a évolué : on a l'impression désormais qu'il faut absolument protéger les victimes, y compris au prix du déraisonnable", ajoute Olivier Lantelme. Des positions qui expliquent le feu de questions adressées à Gisèle Pelicot au tribunal d'Avignon. Elle-même a résumé ainsi l'effet produit par la stratégie de la défense. "J'ai l'impression que la coupable, c'est moi, et que derrière moi, les 50 [co-accusés] sont des victimes", s'est-elle indignée, largement soutenue, notamment sur les réseaux sociaux.

Les répercussions de la diffusion des images ont poussé des avocats de la défense à plaider, vendredi, pour qu'elle ne soit plus systématique. Et surtout, pour que les médias ne puissent plus les voir. Ce que le président, Roger Arata, a accordé. "On ne gagne rien au niveau du débat à projeter cela à la vue du monde entier", estime Olivier Lantelme, se félicitant de cette décision. Selon lui, Gisèle Pelicot "ne peut pas avoir les clefs de la dignité, y compris de sa propre dignité : ce n'est pas parce qu'elle dit 'ça ne me dérange pas', que président doit acquiescer", tranche l'avocat. La victime continuera donc de visionner l'horreur des sévices qui lui ont été infligés, mais aucun journaliste ne pourra en rendre compte. Un avantage pour la défense.

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