"Il ne perd pas grand-chose à aller toujours plus loin" : comment Donald Trump "attise la peur" de l'autre avant l'élection présidentielle américaine
Le texte s'affiche en lettres immenses, au-dessus d'une silhouette d'homme cagoulé et armé d'un long couteau, marchant derrière une femme : "Personne n'est en sécurité avec les frontières ouvertes de Kamala". Cette image lugubre et xénophobe, qui associe immigration et violences sexuelles, est l'une des nombreuses publicités projetées sur les écrans géants d'un meeting de Donald Trump, à Detroit (Michigan), fin octobre. Dans les dernières semaines de la campagne pour l'élection présidentielle, le candidat républicain n'a cessé de marteler ce même message à chaque prise de parole, jusqu'à son grand rassemblement au Madison Square Garden (New York), dimanche 27 octobre : l'immigration clandestine est une menace pour les Etats-Unis, et les démocrates en sont responsables.
C'est une stratégie bien installée chez Donald Trump. "Il joue sur la peur [d'une partie de la population] face à une Amérique qui change, c'était déjà le cas en 2016", rappelle Clifford Young, directeur des sondages pour l'institut Ipsos aux Etats-Unis. Pour le site spécialisé Politico et la chaîne ABC News, la rhétorique du républicain est néanmoins "de plus en plus sombre" à l'approche du scrutin du 5 novembre. A chaque événement de campagne, le milliardaire n'a de cesse de "diaboliser les minorités", dénonce Politico.
La peur et la colère comme "moteurs de vote"
Lors de son meeting à Detroit, déjà, Donald Trump avait promis "le plus grand programme de déportations de l'histoire" visant les sans-papiers, projeté des graphiques illustrant l'afflux de clandestins à la frontière avec le Mexique et évoqué des gangs vénézuéliens "prenant d'assaut" des immeubles dans une ville du Colorado – une affirmation démentie par la police locale, selon la radio publique NPR. A intervalles réguliers, il avait interrompu son discours pour diffuser des vidéos reprenant les mêmes codes : succession d'extraits de JT évoquant des violences impliquant des étrangers, déclarations tronquées de Kamala Harris, bande-son anxiogène. "Je demande la peine de mort pour tout migrant qui assassine un citoyen américain ou un membre des forces de l'ordre", avait même lancé l'ex-président, déclenchant une ovation.
La tactique de Donald Trump est de "s'emparer d'un sujet sur lequel existe un consensus", comme la crise migratoire à la frontière avec le Mexique, "puis de le pousser à l'extrême", décrypte Douglas Heye, expert en stratégie politique et ancien responsable républicain. Quitte à relayer de fausses informations racistes pour "attiser les peurs". Lors du débat face à Kamala Harris, il a ainsi affirmé que des migrants haïtiens mangeaient des chiens et des chats à Springfield, dans l'Ohio. La rumeur, démentie plusieurs fois par les autorités locales, a entraîné des dizaines d'alertes à la bombe visant cette communauté. "Donald Trump sait que son parti a un avantage sur la question de l'immigration, si on se fie aux sondages, et qu'il ne perdra pas grand-chose à aller toujours plus loin", relève Douglas Heye.
"C'est une façon de mobiliser sa base, mais aussi d'essayer de toucher d'autres électorats, car la victoire se jouera sur la participation."
Clifford Young, directeur des sondages pour Ipsos aux Etats-Unisà franceinfo
Cette stratégie peut en effet motiver certains électeurs à se rendre aux urnes, selon Nadia E. Brown, professeure de politiques publiques et directrice du département d'études de genre à l'université Georgetown. "Les recherches sur l'impact des émotions en politique montrent que la peur est un moteur de vote chez les femmes blanches, et la colère chez les hommes blancs", explique-t-elle. L'influence est moins grande au sein des autres catégories de votants. "L'inquiétude joue moins sur le vote des électeurs noirs, plutôt motivés par le sentiment d'espoir ou d'être écoutés."
Dans cette campagne très serrée, le milliardaire cible les Américains qui se sentent laissés pour compte, notamment l'électorat blanc. "Il représente une partie de la population anxieuse de voir le pays évoluer vers plus de diversité culturelle et raciale", constate Clifford Young.
"Donald Trump tente de monter chaque communauté contre les autres, en accroissant les inquiétudes des électeurs sur leur position dans la société."
Nadia E. Brown, professeure de politiques publiquesà franceinfo
Le républicain essaie aussi "d'attirer les jeunes électeurs masculins, un groupe clé dont le vote est très difficile à prédire", note Douglas Heye. Face aux revendications des féministes, "il dit aux hommes de moins de 30 ans : 'Vous êtes attaqués pour qui vous êtes'." Comme le rapporte Associated Press, Donald Trump mise pour cela sur l'hypermasculinité et une vision traditionaliste des genres.
La campagne transphobe des trumpistes
Une autre communauté est ainsi systématiquement prise pour cible dans ses meetings ces dernières semaines : les personnes transgenres. A Detroit, Donald Trump a diffusé un clip alternant des extraits du film Full Metal Jacket, où de jeunes militaires se font malmener par leurs instructeurs, et des vidéos de performances d'artistes drag – ici confondues, sciemment ou non, avec la transidentité. Le tout prétend illustrer la différence entre "l'armée d'avant" et "l'armée sous Kamala Harris". A Detroit, la vidéo est celle qui a provoqué le plus de réactions dans la salle, devançant l'immigration à l'applaudimètre.
Donald Trump ne réserve pas ses attaques transphobes aux meetings. Son équipe a dépensé plus de 19 millions de dollars en spots de campagne visant les personnes trans, selon une étude relayée par CBS mi-octobre. Au total, le Parti républicain a acheté pour 65 millions de dollars de publicités télévisées sur ce sujet, pour peser sur la présidentielle ou les élections locales dans une douzaine d'Etats, ajoute le New York Times.
Le sujet trouve un certain écho dans l'électorat républicain. "J'ai été surpris de voir à quel point on me parlait des personnes transgenres hors de Washington", assure Douglas Heye. Auprès des conservateurs, le camp trumpiste présente les avancées des droits LGBT+ "comme une preuve que le Parti démocrate est devenu trop libéral", poursuit l'analyste.
"Comme les droits des personnes transgenres suscitent des réactions très fortes chez certains électeurs, les républicains pensent que le sujet peut les mobiliser."
Douglas Heye, stratégiste républicainà franceinfo
L'efficacité de ces spots de campagne reste à prouver. "Cette stratégie peut avoir une incidence sur les scrutins locaux dans certains Etats conservateurs comme le Kansas, le Texas ou la Floride, où le fait de diaboliser les personnes trans peut contribuer à mobiliser les électeurs, analyse Nadia E. Brown. Mais au niveau national, elle a moins d'effet : les Américains n'iront pas voter pour Donald Trump pour cette seule raison."
"Chaque camp utilise les craintes des Américains"
Pour Clifford Young, ces attaques transphobes et xénophobes s'inscrivent "dans une constellation de thématiques centrales pour la base républicaine, qui servent à galvaniser les électeurs" à l'approche de l'élection. "Donald Trump utilise ces sujets pour soutenir l'idée que le système est cassé, qu'il faut 'reprendre le pays'", poursuit le responsable d'Ipsos aux Etats-Unis.
Le milliardaire n'est toutefois pas le seul à "jouer sur les peurs" de ses concitoyens, affirme Douglas Heye. "Kamala Harris fait la même chose avec la question de l'avortement ou l'interdiction de livres dans les écoles d'Etats conservateurs", pour mobiliser les femmes et les progressistes, juge le stratégiste républicain, lui-même critique de l'ex-président. "Chaque camp utilise les craintes des Américains, mais pas de la même manière", confirme Clifford Young.
"Chez les démocrates, l'argument numéro 1 pour pousser les électeurs à aller voter, c'est la menace que représente Donald Trump pour la démocratie."
Clifford Young, directeur des sondages pour Ipsos aux Etats-Unisà franceinfo
Nadia E. Brown n'est pas de cet avis. Selon la politologue, Kamala Harris "rappelle avant tout aux Américains ce que Donald Trump a fait". Un réquisitoire que la vice-présidente a déroulé mardi 29 octobre, lors d'un meeting XXL à Washington, à l'endroit exact où le républicain avait attisé la colère de ses partisans avant l'assaut du Capitole. "Pour une partie des Américains, notamment ceux qui soutiennent les droits reproductifs, [ce bilan] est effectivement une source d'inquiétude", insiste Nadia E. Brown.
A quelques jours du scrutin, la question reste de savoir si cela suffira à pousser les électeurs à se rendre aux urnes. Rien n'est moins sûr, selon Douglas Heye. "En misant tout sur la menace pour la démocratie, Kamala Harris s'adresse à sa base, juge le stratégiste républicain. Donald Trump a beau tenir un discours lugubre et parfois confus, il évoque ce dont les Américains parlent le plus dans cette campagne : l'immigration et l'économie."
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