Européennes 2024 : mettre Gaza au cœur de la campagne, le pari de La France insoumise qui clive la gauche
Pas évident de la repérer, entre les parapluies, les drapeaux palestiniens et la multitude d'écharpes tricolores des députés insoumis, venus en masse à ce rassemblement organisé le 30 avril à Paris. Elle n'a pas pris le micro et n'est pas montée sur l'estrade. Manon Aubry est pourtant la tête de liste de La France insoumise (LFI) pour le scrutin du 9 juin.
La star du jour, c'est Rima Hassan, acclamée par les manifestants. La juriste et activiste franco-palestinienne, investie en septième position (donc possiblement éligible) pour les européennes, a été convoquée par la police pour "apologie du terrorisme", pour ses propos sur le Hamas, tout comme Mathilde Panot, cheffe de file des députés LFI.
La scène illustre la stratégie de campagne des insoumis, axée sur le conflit israélo-palestinien. Au point d'éclipser les thèmes de prédilection de leur tête de liste, spécialiste de l'évasion fiscale et des inégalités sociales... Un choix qui menace d'enterrer définitivement toute alliance à gauche.
Une candidate pour incarner la cause palestinienne
Au premier coup d'œil, il ne s'agit que d'un thème sur une cinquantaine, placé vers la fin du programme européen. Mais c'est celui que le mouvement veut mettre en avant. LFI prône un "cessez-le-feu immédiat au Proche-Orient" et "la fin immédiate du blocus de la bande de Gaza". Cette mesure, qui figurait déjà dans le programme de LFI pour les élections européennes en 2019 (et dans le projet présidentiel de Jean-Luc Mélenchon lors de ses trois candidatures), a été nettement étoffée.
Dès l'introduction du programme, "la politique criminelle de Nétanyahou contre les Palestiniens" est dénoncée, tandis que la formule d'une "solution à deux Etats", présente depuis 2012, a disparu. Au risque d'alimenter les accusations d'ambiguïté, nourries par la position de Rima Hassan pour un "Etat binational". "C'est une évidence que nous sommes pour une solution à deux Etats", balaie Kévin Vercin, candidat et animateur du groupe Paix de LFI.
Outre les slogans, le parti a aussi choisi d'investir Rima Hassan, "une figure qui incarne ce combat pour un cessez-le-feu à Gaza", explique le directeur de campagne Matthias Tavel. Ces dernières semaines, la candidate a pris de plus en plus la lumière, enchaînant les plateaux télé et les réunions publiques en tandem avec le patron des insoumis, Jean-Luc Mélenchon.
"Aujourd'hui, la tête de liste LFI, c'est Rima Hassan, ce n'est pas Manon Aubry, c'est d'ailleurs assez humiliant pour elle."
Un cadre communisteà franceinfo
Les insoumis s'en défendent : ils vantent "le talent" de leur tête de liste et sa capacité à parler "de tous les sujets". Mais ils restent déterminés à faire du conflit israélo-palestinien un thème crucial de leur campagne. "Nous le faisons d'abord par devoir moral", assène Matthias Tavel, évoquant les dizaines de milliers de civils morts dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre. "Vu l'actualité, il serait impensable de faire l'impasse sur ce sujet, d'autant que l'Union européenne a des leviers, plaide Kévin Vercin. L'UE est le premier partenaire commercial d'Israël, c'est un moyen de pression sur le gouvernement de Nétanyahou."
Séduire "les jeunes" et "les quartiers populaires"
Les insoumis espèrent récolter les bénéfices de cette stratégie dans les urnes, à plus ou moins long terme. "Je ne fais pas de calcul stratégique quand je me bats contre un génocide", affirme David Guiraud, député du Nord. "Mais la question palestinienne soulève tous les non-dits qu'il y a en France sur cette mentalité coloniale pourrie, sur le fait de penser que la vie des Palestiniens, ça ne compte pas ; la vie des Arabes, ça ne compte pas… Il y a des compatriotes qui se disent à propos de LFI : eux, ils sont courageux, ils nous croient, ils nous écoutent", poursuit-il, évoquant des Français "directement ou indirectement concernés par la colonisation", "des Franco-Palestiniens, des Franco-Algériens…" Les insoumis visent ainsi des catégories d'électeurs qui n'ont pas l'habitude d'aller voter aux européennes.
"Le sujet de la Palestine connecte beaucoup de gens à la politique, en particulier les jeunes et les quartiers populaires (...) On a besoin du vote des jeunes, on ne s'en cache pas."
Louis Boyard, député LFI du Val-de-Marneà franceinfo
Louis Boyard, qui a entamé en 2022 une "tournée des facs", est très présent aux mobilisations étudiantes. Comme le député du Val-de-Marne, une nuée de députés LFI s'est rendue à Sciences Po Paris le 29 avril. Depuis le début, LFI affiche son soutien aux mobilisations dans les universités et dit souhaiter que le mouvement "prenne de l'ampleur", dans la lignée de la stratégie de conflictualisation. Quitte à déclencher des critiques lorsque Rima Hassan appelle les étudiants au "soulèvement".
Accusés de "manipulation" par leurs adversaires politiques, les insoumis assurent qu'ils sont dans leur rôle quand ils se rendent sur les campus. "On vient soutenir le droit des étudiants à manifester et la cause palestinienne, et aussi calmer les choses", assure Louis Boyard, alors que plusieurs blocages ont été évacués par les forces de l'ordre.
"Notre stratégie n'est pas de parler à ceux qui sont sûrs de venir voter"
Cette présence auprès des étudiants a peu de chances de faire la différence dans les urnes le 9 juin, l'électorat jeune étant plus enclin à s'abstenir. L'enjeu est pourtant important, alors que la liste LFI oscille entre 6 et 9% des intentions de vote, nettement distancée par la liste PS-Place publique. Les insoumis espèrent faire mieux que les 6,31% récoltés par Manon Aubry en 2019, un score jugé "décevant" par rapport aux 19,58% recueillis par Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle en 2017.
"Notre stratégie, ce n’est pas de parler aux gens qui sont sûrs de venir voter, comme pour une présidentielle, mais de mobiliser en créant suffisamment de raisons de voter pour nous", explique le directeur de campagne Matthias Tavel. "On fait le pari que les gens viendront voter si, par leur bulletin, ils peuvent exprimer une colère, une dignité, pour se faire respecter. Le mot d’ordre 'ils veulent nous faire taire', ça agrège, ça mobilise", explique-t-il au sujet du slogan contre la "censure" sur le conflit israélo-palestinien.
Le pouvoir d'achat et le climat éclipsés
Mais ce choix stratégique déplaît aux anciens partenaires de LFI au sein de la Nupes. "En liant la question palestinienne aux quartiers populaires, ils adoptent une stratégie d'essentialisation à des fins électorales, communautaires", déplore l'eurodéputé écologiste David Cormand. Et en interne, tous les insoumis ne montent pas au créneau pour défendre cette ligne. Alors que les nombreuses prises de parole sur Gaza sont décomptées du temps de parole de LFI dans le cadre de la campagne, il reste peu d'espace médiatique pour les thématiques environnementales ou économiques. François Ruffin, député de la Somme, préfère faire campagne sur les inégalités sociales. Il a poliment décliné nos questions et plusieurs députés LFI n'ont pas répondu à nos sollicitations, comme Manon Aubry.
"Il n'y a pas de volonté de faire une campagne 100% Gaza, mais c'est vrai qu'on est souvent ramenés à ça", observe l'eurodéputée LFI Leïla Chaibi, en lice pour un deuxième mandat. Mobilisée sur les questions sociales, elle veut mettre en avant la question de l'aide alimentaire et celle des travailleurs des plateformes. Mais elle constate que ces discours "sont moins audibles".
"On ne va pas laisser le social à Glucksmann, ce serait une erreur… Les sondages montrent que l'une des premières préoccupations des Français, c'est la vie chère."
Leïla Chaibi, eurodéputée LFIà franceinfo
En effet, d'après une enquête d'opinion d'Harris Interactive, seuls 7% des Français citent "la situation en Israël et à Gaza" parmi leurs motivations de vote aux européennes, et 10% des 18-24 ans. Ce sujet arrive en 19e position, loin derrière le pouvoir d'achat ou l'emploi.
Cette stratégie risque en outre de détourner une partie de l'électorat insoumis. Certains sympathisants interrogés lors d'un meeting le 17 avril à Roubaix (Nord) assurent qu'ils ne voteront pas LFI à cause de sa position trop "clivante" sur Gaza. "Jean-Luc Mélenchon a perdu une partie de son socle, et il semble avoir du mal à élargir son électorat", observe Jean-Daniel Lévy, directeur délégué d'Harris Interactive.
"Ils veulent en faire une fracture irréconciliable de la gauche"
A gauche, la stratégie insoumise a aggravé la fracture avec les anciens alliés de la coalition. "Ce qui se passe en Palestine est monstrueux et c'est légitime d'en faire un sujet de campagne. Mais les insoumis le font d'une manière très agressive, en disqualifiant tous les autres, même à gauche, en considérant qu'ils sont seuls défenseurs de la cause palestinienne", peste un cadre communiste.
Même colère du côté des écologistes. "Ils veulent à tout prix en faire une fracture irréconciliable de la gauche, et en cela, c'est une forme d'instrumentalisation de Gaza", juge l'eurodéputé David Cormand. Sur le fond, la seule "divergence, [c'est] quand les insoumis ont dans un premier temps refusé de qualifier les attaques du 7 octobre d'actes terroristes". En effet, les partis de gauche ont beau avoir la même position (pour un cessez-le-feu et pour la reconnaissance d'un Etat palestinien), ils s'écharpent depuis l'attaque menée par le Hamas en Israël.
Les invectives ont redoublé à propos d'une conférence sur la Palestine prévue à l'université de Lille le 18 avril. L'affiche de l'événement auquel devaient participer Rima Hassan et Jean-Luc Mélenchon a mis le feu aux poudres, à cause d'un logo représentant un seul Etat, englobant Israël et les territoires palestiniens. "Quand on est un parti politique, on ne s’affiche pas avec un logo qui nie l’existence de l’Etat d’Israël", a dénoncé Raphaël Glucksmann, tête de liste PS-Place publique.
Après l'annulation de la conférence, Jean-Luc Mélenchon a dressé un parallèle entre le président de l'université de Lille et le criminel de guerre nazi Adolf Eichmann, et enterré un peu plus les chances d'un dialogue avec les communistes. Des "propos excessifs qui discréditent tout le reste", a réagi le patron du PCF, Fabien Roussel. "C'est indéfendable, ce qu'a dit Jean-Luc Mélenchon, indéfendable."
S'ériger en "défenseurs des minorités" en vue de 2027
Les relations ne sont guère meilleures avec les socialistes. Le fondateur de LFI est à couteaux tirés avec son ancien proche Jérôme Guedj, qui avait qualifié les insoumis d'"idiots utiles du Hamas" après le 7 octobre. Dans une note de blog du 29 avril, Jean-Luc Mélenchon raille les "couinements" du député socialiste, qui a selon lui "renié les principes les plus constants de la gauche du judaïsme en France". Au micro de franceinfo, Jérôme Guedj s'est dit "affligé par ces dérapages répétés de Jean-Luc Mélenchon" et a regretté d'être "essentialisé" par ce dernier.
Côté LFI, on s'offusque des accusations venues des anciens alliés. "Je suis outrée que des partenaires à gauche nous traitent d'antisémites", souffle Leïla Chaibi.
"On est concurrents dans cette campagne, mais on est partenaires et après le 9 juin, il va falloir qu'on se parle. Mais j'ai peur que ça laisse des traces..."
Leïla Chaibi, eurodéputée LFIà franceinfo
La présidentielle de 2027 est déjà dans tous les esprits et les choix tactiques pour cette campagne européenne ont aussi été faits en vue de cette échéance. "Jean-Luc Mélenchon et les insoumis font le pari qu'en axant leur campagne sur la Palestine, ils passeront peut-être par pertes et profits leur score du 9 juin, mais ils auront réussi à imposer ce thème de campagne et à être identifiés comme les défenseurs des minorités, contre les injustices et le racisme", analyse Jean-Daniel Lévy, de l'institut Harris.
"Quand Marine Le Pen sera annoncée à 30% dans les sondages pour 2027, beaucoup de gens vont commencer à avoir peur, à craindre une montée du racisme", prédit Matthias Tavel. L'état-major du mouvement travaille donc à ce qu'il soit identifié comme un recours. En attendant, il reste cinq semaines de campagne européenne, et trois ans avant l'élection présidentielle.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.