Législatives 2024 : comment le Rassemblement national se prépare à une cohabitation avec Emmanuel Macron

Article rédigé par Laure Cometti
France Télévisions
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Marine Le Pen, Jordan Bardella et Sébastien Chenu. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Autour de Marine Le Pen et de Jordan Bardella, un petit cercle de conseillers tente d'anticiper une arrivée du parti d'extrême droite au pouvoir, en budgétant son programme et en imaginant un calendrier des mesures à prendre.

"Y a-t-il un vertige ? Peut-être... Mais chaque jour qui passe, je me prépare à l'exercice des responsabilités." La séquence, extraite d'une interview de Jordan Bardella sur France 2, mardi 18 juin, a été reprise sur le compte TikTok de l'intéressé, non sans ajouter quelques notes de piano. Une manière de répondre aux attaques des adversaires du Rassemblement national, sur l'impréparation du parti d'extrême droite, qui n'a encore jamais gouverné et qui entend remporter les élections législatives anticipées pour installer Jordan Bardella à Matignon. 

Favori du scrutin déclenché par la dissolution de l'Assemblée nationale, le RN est aussi accusé de détricoter son programme en vue de son éventuelle arrivée au pouvoir. Au siège du parti, les conseillers s'activent pour remanier le projet présidentiel de 2022, soucieux d'afficher l'image d'un mouvement sérieux et bien préparé pour conquérir les électeurs. Point d'orgue de cette stratégie, une conférence de presse était organisée lundi par Jordan Bardella pour présenter son projet en cas de cohabitation et répondre aux attaques sur "de prétendus reconcements".

En listant ses candidats depuis longtemps

Dimanche 9 juin au soir, peu avant les premiers résultats, l'état-major du parti apprend avec surprise qu'Emmanuel Macron dissout l'Assemblée nationale, comme le RN ne cessait de le réclamer durant la campagne des européennes. "On ne s'attendait pas à ce que ça arrive aussi vite, on pensait qu'il déclencherait des élections en septembre, et pas à quelques jours des Jeux olympiques, ce qui est un peu irresponsable", reconnaît Philippe Olivier, eurodéputé et conseiller de Marine Le Pen. "Dès qu'on a entendu le président annoncer qu'il signerait le décret le lendemain, on a très vite arrêté de fêter cette victoire, et on a directement basculé en campagne", complète Renaud Labaye, secrétaire général du groupe RN à l'Assemblée.

Au printemps 2023, lors des motions de censure contre le gouvernement d'Elisabeth Borne, la direction avait lancé un "plan Matignon". L'objectif : avoir une liste de 577 candidats, prête en cas de dissolution. "D'aucuns avaient quand même un peu ironisé, même en interne, sur le délire de Philippe Olivier", se souvient un cadre. Depuis des mois, le siège du RN avait demandé aux fédérations de faire remonter les profils intéressants, d'organiser des auditions, pour "écrémer" les candidats. Ce processus anticipé a permis aux cadres de se concentrer sur le programme, mais il n'a pas évité quelques couacs : le RN a dû retirer son soutien à un candidat taxé d'antisémitisme et d'homophobie en Meurthe-et-Moselle, tandis qu'un suppléant dans le Loiret fait l'objet d'une plainte pour des propos sexistes et antisémites.

En revoyant son programme et ses promesses

En parallèle de la campagne éclair des législatives, les troupes de Marine Le Pen s'affairent à construire leur projet en cas de cohabitation, avant une conférence de presse prévue lundi 24 juin à Paris. Le parti doit en effet adapter son programme présidentiel au scénario de la cohabitation, quitte à temporiser sur certaines mesures phares, comme la fin de la TVA sur un panier de 100 produits alimentaires ou hygiéniques : ce sera pour le vote du budget 2025, débattu à l'automne. Avant de voter une telle mesure, le RN veut lancer un audit des comptes publics, alors que le déficit a dérapé fin mars, à 5,5% du PIB.

Si l'argument se veut un gage de sérieux budgétaire, il permet aussi de justifier l'étalement dans le temps de leurs mesures. Jordan Bardella promet qu'une fois à Matignon, il traitera d'abord "les urgences". Le temps des réformes viendrait à l'automne, ce qui permet de remettre à plus tard l'épineuse question des retraites, point de désaccord entre le RN et son allié Eric Ciotti, au risque de décevoir une partie des électeurs RN. Suffisant pour faire taire les attaques sur le manque de sérieux économique du RN ? Le Medef a vertement critiqué son programme et l'Institut Montaigne, un think tank libéral, estimait qu'il accroîtrait d’environ 100 milliards d’euros par an le déficit public. 

Passé par Bercy, Renaud Labaye étudie le chiffrage du programme et cherche des pistes d'économies, car "il est hors de question que l'on présente une loi de finances rectificative déficitaire, si l'on est aux manettes du gouvernement". Avec les salariés du groupe RN à l'Assemblée, ce diplômé d'HEC et de Saint-Cyr traque les niches fiscales, et propose de supprimer celle des armateurs, qu'il chiffre à 1,2 milliards d'euros pour 2024.  

C'est aussi Renaud Labaye qui pilote la rédaction des textes de loi nécessaires pour les mesures d'urgence, celles que Jordan Bardella promet de lancer dès son arrivée à Matignon : la baisse de la TVA sur l'énergie, la "lutte contre l'immigration" et le "renforcement de la sécurité et de la justice", à travers le rétablissement des peines plancher et du délit de séjour irrégulier. D'autres promesses devront attendre, comme l'interdiction du port du voile dans l'espace public. Un projet de loi, rédigé par l'ancien magistrat Jean-Paul Garraud, est pourtant dans les tiroirs depuis 2021. Mais la mesure, qui soulève des questions constitutionnelles, attendra 2027 et une éventuelle victoire présidentielle de Marine Le Pen, a tranché Jordan Bardella dans une interview au Parisien.

"Notre programme était prévu pour être mis en œuvre sur cinq ans avec Marine Le Pen à l'Elysée, pas en trois ans et en période de cohabitation."

Renaud Labaye, secrétaire général du groupe RN à l'Assemblée

à franceinfo

Son équipe, dit-il, compile aussi les fruits du travail des députés RN durant deux ans au Palais Bourbon, en particulier les 14 propositions de loi présentées lors de leurs deux niches parlementaires (dont aucune n'a été adoptée), afin d'avoir des textes législatifs "prêts à l'emploi".

En s'interrogeant sur les institutions

Outre ces questions financières, certains points restent en suspens. Sur le référendum sur l'immigration, nécessaire pour inscrire la priorité nationale dans la Constitution, autre promesse phare du RN, il y a eu un débat en interne sur la possibilité ou non de l'organiser en cas de cohabitation. "Il ne peut pas être mis en œuvre tant qu'on n'a pas la présidence de la République", estime finalement Renaud Labaye. Jordan Bardella a donc précisé dimanche au Journal du dimanche (JDD) que cette consultation ne serait pas déclenchée avant une éventuelle victoire de Marine Le Pen à la présidentielle de 2027. 

Pour la conseiller sur le volet institutionnel, constitutionnel et européen, Marine Le Pen a missionné Jérôme Turot. Enarque, major de la promotion Voltaire (la même que François Hollande), ancien conseiller d'Etat et désormais avocat fiscaliste, l'homme conseille la candidate depuis une dizaine d'années. Son CV s'avère précieux, car il a aussi travaillé dans le cabinet d'Albin Chalandon, garde des Sceaux pendant la première cohabitation dès 1986. Chargé de plancher sur les marges de manœuvre d'un Premier ministre RN en cas de cohabitation, c'est lui qui a suggéré à Jordan Bardella de prévenir qu'il refuserait Matignon si son parti n'avait pas la majorité absolue à l'Assemblée. 

Jérôme Turot planche aussi sur les leviers légaux permettant d'instaurer la "double frontière" ou de limiter le regroupement familial, des promesses de campagne qui se heurtent aux traités européens, mais pourraient néanmoins se concrétiser selon lui. "Le gouvernement Bardella pourrait faire beaucoup de choses, grâce au pouvoir réglementaire et législatif, et au principe de subsidiarité inscrit dans les traités européens", assure-t-il. Car les cadres du RN veulent éviter le "piège" d'une cohabitation qui ferait d'eux les "collaborateurs" d'Emmanuel Macron, avec un Premier ministre entravé ou éclipsé par le président de la République.

"Je suis pour une cohabitation de combat. On a deux bagarres à préparer : celle des législatives, et après celle avec le président."

Philippe Olivier, eurodéputé et conseiller de Marine Le Pen

à franceinfo

Jordan Bardella étant présenté depuis l'automne 2023 comme le choix de Marine Le Pen pour Matignon en cas de victoire en 2027, nul besoin de tergiverser sur le choix d'un futur Premier ministre en cas de victoire le 7 juillet prochain.

En songeant déjà à un gouvernement

Reste la question délicate de la composition du gouvernement, que Jordan Bardella et Marine Le Pen souhaitent ouvrir à des personnalités extérieures au parti. "On ne s'interdit rien en termes de nomination", promet Philippe Olivier. Une façon de prôner "l'union nationale" ou de pallier au manque de profils en interne ? Si Eric Ciotti a semble-t-il gagné son ticket pour une nomination ministérielle en s'alliant avec le RN, le reste du casting est discuté de façon très confidentielle, dans un tout petit cercle, voire uniquement entre le tandem Le Pen-Bardella. Les deux leaders du parti d'extrême droite rencontrent d'ailleurs "discrètement" de potentiels ministrables.

"J'ai mon gouvernement en tête", assure Jordan Bardella au JDD. Mais nul ne se risque à dévoiler des noms, arguant qu'il faut laisser de la place pour de futurs ralliements. "Un certain nombre de collègues, pressentis pour être ministre, me posent des questions sur mon expérience, et comment on recrute son cabinet ministériel", confie Thierry Mariani, seul membre du parti à avoir été ministre et secrétaire d'Etat. Quant aux cabinets ministériels, ils seront faciles à composer, assurent tous les cadres interrogés par franceinfo, qui disent recevoir de nombreux CV depuis la dissolution, et qui n'anticipent aucune vague majeure de désistements dans l'administration.

Jean-Paul Garraud, dont Marine Le Pen disait dès 2022 qu'il serait son ministre de la Justice, pourrait également entrer au gouvernement, même s'il assure que "personne n'est pré-désigné à ce stade". Le magistrat a rejoint le RN en 2019 et s'est fait élire député européen. Il fait lui aussi partie du petit cercle qui conseille Marine Le Pen et Jordan Bardella, aux côtés de Philippe Olivier, Renaud Labaye et Jean-Philippe Tanguy, député sortant de la Somme et ex-transfuge du parti de Nicolas Dupont-Aignan.

En s'appuyant sur un groupe d'experts

Jean-Paul Garraud est également membre des Horaces, l'autre cheville ouvrière de la préparation du RN au pouvoir. Ce groupe d'experts créé avant la présidentielle de 2017 compte désormais une soixantaine de membres, majoritairement des hommes, chargés de conseiller Marine Le Pen. Diplomates, préfets, dirigeants d'entreprise et autres experts se réunissent une fois par semaine, en visio ou à Paris, et phosphorent dans une boucle qui crépite davantage depuis la dissolution. "Jordan Bardella et Marine Le Pen sont dans la conversation, elle nous sollicite régulièrement sur des sujets précis ou des événements d'actualité", explique Jean-Paul Garraud.

"On est une boîte à outils. Ensuite, elle fait ce qu'elle veut de nos contributions."

Jean-Paul Garraud, député européen du Rassemblement national

à franceinfo

Les Horaces ne sont d'ailleurs pas étrangers au tournant amorcé par le parti d'extrême droite à l'été 2017, après la défaite à la présidentielle et le douloureux débat de l'entre-deux-tours. Pour Philippe Olivier, ce moment a été fondateur pour la crédibilisation du parti : "On a décidé qu'on voulait devenir un parti de gouvernement et on a choisi d'arrêter les choses pas comprises, comme la sortie de l'Europe ou de l'euro. Et on a changé de nom." En 2018, le Front national est ainsi renommé Rassemblement national. S'il juge aujourd'hui que la stratégie a payé, le conseiller reste prudent. "On travaille sur toutes les hypothèses, dont celle d'une majorité relative", explique-t-il, avant de s'esclaffer. "Ce serait d'ailleurs la plus simple : on regarderait Monsieur Macron se débrouiller avec son chaos institutionnel, lui qui a transformé la Ve République en IVe !" Ce scénario laisserait aussi trois années de plus au parti pour poursuivre sa préparation.

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