Récit Déclarations glaçantes, vidéos insoutenables... Au procès des viols de Mazan, une atmosphère suffocante pendant trois mois et demi

Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
Publié Mis à jour
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Le procès des viols de Mazan s'est achevé le 19 décembre 2024, après quinze semaines d'audience. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Le verdict a été rendu jeudi matin, dans une salle d'audience pleine à craquer. Franceinfo revient sur un procès historique et éprouvant, notamment pour Gisèle Pelicot.

"Vingt ans." Il est 10 heures passées, jeudi 19 décembre, lorsque la sentence est prononcée. Dans une salle comble mais calme, Dominique Pelicot apprend sa condamnation. C'est la plus lourde prononcée par le tribunal à l'encontre des 51 accusés du procès des viols de Mazan. A l'issue de quinze semaines d'audience suffocantes, c'est désormais établi par la justice : l'homme a violé et fait violer son ex-épouse pendant neuf années. "Ce procès a été une épreuve très difficile", déclare Gisèle Pelicot à sa sortie de la salle d'audience.

Il semble loin ce matin du 5 septembre, devant le tribunal judiciaire d'Avignon, trois jours après l'ouverture du procès. Gisèle Pelicot arrive vêtue d'une longue robe corail et d'un chemisier blanc, lunettes de soleil rondes sur le nez. Elle va témoigner pour la première fois. Ses enfants l'accompagnent : Caroline, David et Florian. Le public est aussi là. Les applaudissements et hommages vont résonner à chaque entrée de la victime au tribunal. Certains visages vont nous être familiers, comme ceux de Roselyne, Bernadette, Carole et Brigitte, quatre retraitées qui se sont prises de passion pour les débats.

Quelques caméras sont sur place. On s'entasse sur les bancs de la salle Voltaire. Rien ne diffère alors des autres procès. Jusqu'à ce qu'on prenne le temps d'observer tous ces hommes, assis côte à côte. On remarque des traits juvéniles, des crânes dégarnis, une béquille et plusieurs paires d'espadrilles, des tee-shirts et quelques chemises de circonstances. Certains lancent des regards noirs vers la presse. D'autres veulent se montrer sympathiques. Lequel est le pompier ? L'infirmier ? Le journaliste ? Ils sont 32 à comparaître libres, tandis que 18 détenus sont serrés dans leur box, tout à gauche, au fond de la salle. 

Et Dominique Pelicot ? L'homme costaud aux cheveux blancs coupés ras entre d'un pas lent dans un autre box, le visage fermé, flanqué de quatre policiers derrière lui. Il ressemble à n'importe quel grand-père.

On tente de tout retranscrire, mot à mot

La cloche sonne, l'audience s'ouvre : l'ex-épouse s'avance à la barre, d'une voix claire et posée. "Je m'appelle Gisèle Pelicot, je suis domiciliée au cabinet de maître Babonneau, et j'aurai 72 ans en décembre", énonce la victime de 200 viols. Cette prise de parole avait de quoi terrifier. Mais Gisèle Pelicot se livre d'un trait. Calme et déterminée. Les journalistes pianotent à toute vitesse sur les claviers des ordinateurs. On tente de tout retranscrire, mot à mot : c'est le début d'un compte-rendu des audiences en temps réel, via les réseaux sociaux. 

Ses propos marquent immédiatement les esprits : "J'ai été sacrifiée sur l'autel du vice", "Ils me voient comme une poupée de chiffon, un sac-poubelle", "Ce n'est pas pour moi que je témoigne, mais pour toutes ces femmes qui subissent la soumission chimique"... Cette phrase, apparemment anodine, reste en tête et embue les yeux. Elle rappelle qu'avant de devenir un symbole de résilience, Gisèle Pelicot était une femme qui a appris l'impensable, le 2 novembre 2020, au commissariat de Carpentras : "A ce moment-là, le traumatisme est immense, je n'ai qu'une envie, c'est de rentrer chez moi, et de me réfugier avec mon petit chien." 

Très vite, son témoignage est repris partout. Les correspondants des journaux américains, britanniques, allemands et espagnols accourent à Avignon. Certaines journées d'audience, il faut patienter devant le tribunal dès 7h30 pour espérer obtenir une place. Les envoyés spéciaux jouent des coudes dès l'ouverture des portes. La presse locale et l'AFP ont leurs places réservées. D'autres, à l'image du Daily Mail, tentent de se faufiler. Chacun veut éviter la salle de retransmission, qui ne permet pas de capter l'ambiance régnant dans la salle d'audience.

"Ces vidéos hantent encore cette salle d'audience"

L'atmosphère y est souvent étouffante. Il faut se confronter au sordide, dans ses moindres détails. Un directeur d'enquête décrit des scènes abjectes, relatant des dizaines de pénétrations "buccales", "vaginales", "anales". Au milieu de cette litanie, Caroline Darian quitte la salle, visiblement bouleversée. Qu'écrire dans les comptes-rendus ? Quel niveau de détails dévoiler  ? A quel moment risque-t-on de sombrer dans le voyeurisme ?

Un après-midi, quelques journalistes profitent d'une pause pour respirer sur les marches du tribunal, avant de s'imposer le visionnage des premières images. Il y est question de "cunni et pipe", "Jacques doigtage" et "Pipe moi", selon les titres des vidéos. On observe Dominique Pelicot imposer une fellation à son épouse inconsciente. Par la suite, chaque semaine, les mêmes images reviennent : des hommes souriant à la caméra, des hommes en chaussettes, des hommes hésitants, et des hommes qui, dans l'ensemble, semblent très confiants, comme cet accusé mimant le "V" de la victoire en plein acte.

La nausée gagne le public durant la diffusion d'une vidéo montrant un bref réveil de Gisèle Pelicot, alors qu'elle est agressée par son ex-mari, seul cette fois. "Aïe, laisse-moi. Tu me fais mal là", marmonne-t-elle, avant de sombrer de nouveau dans la léthargie. "Ces vidéos hantent encore cette salle d'audience et sont au centre de ce dossier, si ce n'est le dossier lui-même", souligne Antoine Camus, l'un des avocats de la partie civile, dans sa plaidoirie.

"Monsieur m'a dit qu'il n'y avait pas de problème" 

Les preuves sont là, massives, irréfutables. Comment les accusés y font-ils face ? Certains mettent leurs actes sur le compte de leur "addiction sexuelle", comme Jérôme V., mais aussi Cédric G., qui livre un témoignage sidérant. Quatre jours auparavant, ses trois ex-compagnes ont raconté le calvaire qu'il leur avait fait subir. Depuis son box, l'ancien disquaire de 50 ans admet avoir voulu soumettre l'une d'elles chimiquement, avec la complicité de Dominique Pelicot. "Je pense qu'en termes de déviance, j'ai battu pas mal de records", observe-t-il, reconnaissant avoir détenu et fabriqué pléthore d'images pédopornographiques. Il confie s'être reconnu dans le portrait de Dominique Pelicot, brossé par les experts psychiatres, au début du procès. "Je me suis demandé si on parlait de moi ou si on parlait de lui : j'ai pris une énorme gifle".

Le discours de cet accusé particulièrement prolixe tranche avec celui de beaucoup d'autres. Ils sont nombreux à se montrer introvertis, à l'image de Charly A., qui avait 22 ans lorsqu'il s'est rendu une première fois (sur six) à Mazan, en 2016. Chaque question de la cour semble le paralyser. Quand il a touché le corps de la victime la première fois, "est-ce qu'elle a réagi ?", lui demande le président. "Elle bougeait un tout petit peu", hésite-t-il. "Ça ne vous a pas interrogé ?" "Non, Monsieur m'a dit qu'il n'y avait pas de problème." 

Le parcours des accusés marqué par les addictions et la violence

Pas une semaine ne s'écoule sans que les accusés évoquent leur enfance cabossée, souvent marquée par des pères absents. Un seul vient d'ailleurs témoigner, alors que plusieurs mères se déplacent. Beaucoup de compagnes aussi, "le plus souvent dans le déni", relève l'avocate générale dans son réquisitoire"Rares sont celles à avoir radicalement rompu avec leur conjoint", observe-t-elle. 

Pas une semaine non plus sans l'évocation d'addictions, essentiellement à l'alcool. Trois parcours chaotiques restent en mémoire : celui de Jean-Pierre M., 63 ans, dont le père faisait venir des inconnus au domicile familial pour violer son épouse, ivre ; celui de Fabien S., 39 ans, qui a vécu sept ans dans la rue, après avoir subi des violences physiques et sexuelles dans des familles d'accueil ; celui de Romain V., 63 ans, qui appelle "les Thénardier" son père tyrannique et sa mère complice, qui ont passé leur temps à l'humilier. 

Environ un quart des hommes qui défilent derrière le micro affirment avoir vécu des violences sexuelles durant leur enfance, commises au sein de leur famille, par une connaissance, un prêtre, un président de club de pétanque, un capitaine des pompiers ou un inconnu dans un parc. Face à la cour criminelle, le psychiatre Laurent Layet, qui a expertisé la moitié des accusés, appelle toutefois à mettre à distance "la croyance tenace qui veut que la majorité des abusés deviendraient abuseurs. Un autre chemin est toujours possible".

"Nous ne croyons pas, sur les bancs des parties civiles, que monsieur Tout-le-Monde existe", déclare Stéphane Babonneau lors d'une plaidoirie sobre et puissante. "Le violeur, c'est simplement l'homme qui commet un viol", tranche l'avocat de Gisèle Pelicot.

"Quel est le routier qui n'a pas été voir une prostituée ?"

Violeur ? La majorité des accusés ne se considèrent pas ainsi. Un esprit de corps semble en animer certains, croisés le matin, dans un café, avant l'audience. Le soir, ils s'y retrouvent pour débriefer. Mais le patron a fini par leur demander de ne plus venir, gêné vis-à-vis du reste de la clientèle.

"Je ne suis pas un violeur, j'ai été piégé", résume Philippe L. Comme tant d'autres, il rejette toute la responsabilité sur Dominique Pelicot, qu'il compare aux époux Fourniret et à Francis Heaulme. Une avocate de la défense fait le parallèle entre lui et Myriam Badaoui, l'accusatrice mythomane du dossier Outreau. Un de ses confrères ose l'analogie avec Hitler, qui a "manipulé 80 millions de personnes". Dans des plaidoiries parfois outrancières – dont l'une est rédigée en partie pendant l'audience, sur ChatGPT – la défense tente d'atomiser coûte que coûte Dominique Pelicot. Il est tour à tour présenté comme "l'ogre de Mazan", "le monstre", "la bombe paraphilique", "le Minotaure", "le loup du Ventoux", "le grand Machiavel", ou encore "le faiseur de violeurs". 

Les accusés eux-mêmes surjouent parfois leur partition. Redouan E. se dépeint comme "une brebis terrifiée". Dans la chambre, Dominique Pelicot "était tout rouge !", lance l'infirmier libéral en pleurs à la barre. Un moment de malaise qui s'ajoute à bien d'autres. On se rappellera Didier S. qui enchaîne les blagues graveleuses. "J'ai plus rien, j'ai le truc qui pendouille !", lance-t-il pour décrire son absence d'érection, due à une ablation de la vessie, à la suite d'un cancer. Dans une autre version : "J'ai les oreilles de Dumbo, mais pas la trompe." 

On se souviendra aussi de Thierry Po., l'accusé qui veut créer une association pour prêcher la bonne parole sur le consentement dans les clubs libertins. Ou encore des questions rhétoriques propres à Jean-Marc L., 74 ans, le doyen des 51 condamnés : "Quel est le routier qui n'a pas été voir une prostituée ?" Il y a aussi les réflexions de Mohamed R., 70 ans, qui n'a tiré aucun plaisir des viols infligés à Gisèle Pelicot, car "le sexe sans amour, c'est comme une fleur sans odeur". Avant d'affirmer que ses acouphènes l'ont empêché de percevoir les ronflements de la victime. 

Gisèle Pelicot mise en doute

Face à ces déclarations, Gisèle Pelicot reste souvent stoïque. Néanmoins, elle lève régulièrement les yeux au ciel, fait "non" de la tête. Des larmes coulent parfois sur ses joues. Pas assez, aux yeux de l'avocate de la défense, Nadia El Bouroumi, qui lui reproche, à tort, de n'avoir pleuré qu'"une seule fois", à l'évocation de l'enfance de son ex-mari, preuve qu'elle serait "aujourd'hui encore sous [son] emprise". 

Gisèle Pelicot ne quitte la salle que deux fois. Fin octobre, d'abord, exaspérée par la nonchalance d'un accusé. Puis début décembre, lorsque les propos d'une autre avocate de la défense la poussent à bout : "Vous irez voir la vidéo 'sur le dos' : madame Pelicot apparaît les jambes pliées sur le lit. Elle a un mouvement du bassin pour se positionner", pendant les assauts de son client, lance Sylvie Menvielle.

Si Gisèle Pelicot affiche rarement sa colère, les féministes s'en chargent pour elle. Aux abords du tribunal, leurs fumigènes violets, leurs hakas et leurs slogans ("Vingt ans pour chacun") marquent le procès. Sans compter leurs innombrables collages sur les murs de la ville, dont certains restent des semaines. D'autres sont décollés par la municipalité, qui évoque "un pur hasard d'agenda". Plusieurs sont réduits en miettes par des inconnus. Qu'importe. L'héritage de Gisèle Pelicot ne se situe pas vraiment là, mais plutôt dans la ténacité dont a fait preuve la septuagénaire, qui a voulu un procès public. Face à la presse, venue du monde entier pour assister au verdict, elle s'est adressée jeudi à "toutes les victimes non reconnues". "Je veux que vous sachiez que nous partageons le même combat", a-t-elle affirmé.

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