Démission de la Première ministre, heurts meurtriers... Que se passe-t-il au Bangladesh, où des manifestations tournent à l'insurrection ?

Article rédigé par franceinfo avec AFP
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Des manifestants antigouvernementaux à Dacca, au Bangladesh, le 4 août 2024. (SYED MAHAMUDUR RAHMAN / NURPHOTO / AFP)
Des milliers de manifestants antigouvernementaux ont pris d'assaut le palais de la Première ministre, lundi à Dacca, dans un climat insurrectionnel inédit dans le pays.

Après les émeutes sanglantes, un changement à la tête de l'Etat. Le chef de l'armée du Bangladesh a annoncé la formation d'un gouvernement intérimaire, lundi 5 août, après la démission de la Première ministre. Le départ de Sheikh Hasina fait suite à un mois de manifestations et de violences, qui ont fait au moins 300 morts en un mois, selon un décompte de l'AFP réalisé à partir de données de la police, de responsables et de médecins dans des hôpitaux.

Franceinfo fait le point sur la situation au Bangladesh, pays d'Asie méridionale en proie à un mouvement de contestation sans précédent.

Un mouvement étudiant à l'origine d'une crise politique d'ampleur 

Les manifestations au Bangladesh, au départ pacifiques, ont commencé début juillet, à l'initiative d'étudiants et de jeunes diplômés protestant contre des quotas de recrutement dans les emplois publics. Ce système réserve 30% de ces emplois aux enfants des "combattants de la liberté", ayant participé à la guerre de libération du Bangladesh contre le Pakistan, en 1971. Une manière détournée d'attribuer des emplois publics à des loyalistes de la Ligue Awami, le parti au pouvoir, selon les protestataires.

Partiellement aboli en 2018, ce système a été restauré en juin par la justice. Alors que 18 millions de jeunes sont sans emploi au Bangladesh, selon les chiffres du gouvernement, cette décision a mis le feu aux poudres. Confrontée à une importante mobilisation étudiante, la Cour suprême du Bangladesh a finalement décidé, le 21 juillet, de suspendre temporairement la plupart des quotas. Insuffisant pour les étudiants, qui appellent à une abrogation totale du texte.

"La fonction publique représente pour certains un eldorado, garantissant un emploi à vie et offrant la possibilité d'un exil", expliquait fin juillet le politologue et spécialiste du Bangladesh Jérémie Codron, interrogé par France Culture. C'est ainsi "tout le système politique basé sur le népotisme et la corruption qui est remis en question" par ces manifestations, selon l'expert.

La crise sociale s'est progressivement muée en crise politique à partir du 16 juillet, quand la répression a fait ses premiers morts. Les manifestants ont alors réclamé la démission de la Première ministre Sheikh Hasina, 76 ans, et de nouvelles élections. "Le parti [de la cheffe du gouvernement] en est à son quatrième mandat de cinq ans, il est sans discontinuer au pouvoir depuis 2008, à la suite d'élections qui sont considérées comme n'ayant pas été des élections libres", souligne auprès de franceinfo Philippe Benoît, chercheur à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).

La Première ministre du Bangladesh, Sheikh Hasina, lors d'un déplacement à Tokyo (Japon), le 26 avril 2023. (KIMIMASA MAYAMA / AFP)

Ces trois dernières semaines, des incendies de bâtiments publics et de postes de police par les manifestants se sont également multipliés. Le siège de la télévision publique Bangladesh Television (BTV) a aussi été visé et des feux criminels ont rendu le réseau ferroviaire métropolitain de Dacca inexploitable, avait fait savoir le ministre bangladais de l'Intérieur, le 21 juillet. Dimanche 4 août, la Première ministre a accusé les manifestants d'être non "pas des étudiants, mais des terroristes qui cherchent à déstabiliser la nation", rapporte la BBC.

Un couvre-feu instauré et l'accès à internet coupé

Pour rétablir l'ordre, le gouvernement a restreint la navigation sur internet depuis la mi-juillet. L'accès au web est ainsi coupé de manière généralisée, lundi 5 août, selon des fournisseurs et des organismes de surveillance. Un responsable au sein d'une entreprise spécialisée dans la vente de bande passante aux fournisseurs d'accès a expliqué que "l'internet à haut débit et l'internet mobile ont tous deux été coupés". De son côté, NetBlocks, une organisation de surveillance du réseau, a fait état d'un "impact élevé sur les réseaux mobiles"

Pour étouffer la contestation, le porte-parole du ministère de l'Education avait également annoncé, le 16 juillet, "la fermeture jusqu'à nouvel ordre de tous les lycées, collèges, séminaires islamiques et instituts polytechniques". Officiellement, la décision a été prise "pour tenir compte de la sécurité des élèves". La mesure a ensuite été étendue aux universités, au cœur du mouvement de protestation.

Au 19e jour de la contestation, vendredi 19 juillet, un couvre-feu a par ailleurs été instauré au Bangladesh. Il était toujours en vigueur lundi 5 août.

Au moins 300 personnes tuées en un mois

Face à la contestation, l'armée a été déployée pour maintenir l'ordre, vendredi 19 juillet. Mais des milliers de manifestants sont à nouveau descendus dans les rues dès le lendemain. La répression, qui avait déjà fait plusieurs dizaines de morts, s'est encore accentuée et la police a tiré à balle réelle sur les militants. 

Dimanche 4 août, de nouveaux heurts entre opposants à la Première ministre, forces de l'ordre et partisans du parti au pouvoir ont fait 94 morts dans tout le pays. Parmi les morts figurent au moins 14 policiers, selon le porte-parole des forces de l'ordre. Les camps rivaux se sont affrontés à coups de bâton et de couteau, et les forces de l'ordre ont tiré à balles réelles. Lundi, au moins 44 morts ont été transportés à l'hôpital universitaire de Dacca, a rapporté un correspondant de l'AFP. Selon la police, 11 autres personnes ont été tuées dans la capitale et une autre dans la ville portuaire de Chittagong.

Au total, au moins 300 personnes ont été tuées depuis le début des manifestations, selon un bilan de l'AFP établi à partir de données de la police, de responsables et de sources hospitalières. 

Mi-juillet, Amnesty International avait dénoncé un usage "illégal" de la force par les autorités bangladaises "à l'encontre d'étudiants qui manifestent". L'ONU a également condamné "la violence choquante au Bangladesh", dimanche 4 août. "Le gouvernement doit cesser de cibler ceux qui participent pacifiquement au mouvement de protestation, libérer immédiatement les personnes détenues arbitrairement, rétablir l'accès complet à internet et créer les conditions d'un dialogue constructif", a encore déclaré Volker Türk, haut-commissaire des Nations unies aux droits de l'homme, dans un communiqué publié dans la soirée.

Dès mi-juillet, Volker Türk s'était dit "très préoccupé" par des informations selon lesquelles les autorités bangladaises déployaient des unités paramilitaires telles que les gardes-frontières et le bataillon d'action rapide, "qui ont un long historique de violations" des droits humains. L'ONU avait donc demandé à Dacca, le 25 juillet, de "divulguer d'urgence tous les détails de la répression des manifestations", appelant à une "enquête impartiale, indépendante et transparente" sur les violations présumées des droits humains.

Poussée à la démission, la Première ministre en fuite

Le mouvement de contestation a passé un nouveau palier, lundi 5 août, lorsque des milliers de manifestants antigouvernementaux ont pris d'assaut le palais de la Première ministre, d'après des images diffusées à la télévision bangladaise. Les protestataires avaient été appelés à marcher en masse sur la capitale, Dacca. "Le temps est venu de la manifestation finale", avait ainsi affirmé Asif Mahmud, un des leaders du collectif "Students Against Discrimination", mouvement étudiant à l'origine de la contestation.

Des milliers de manifestants défilent dans les rues de Dacca, au Bangladesh, le 5 août 2024. (NAJMUS SAKIB / ANADOLU / AFP)

La veille, il avait déjà appelé à la désobéissance civile : ne plus payer d'impôts ni de factures liées aux services publics, ou encore, pour les fonctionnaires, de ne pas aller travailler. Il avait également demandé aux ouvriers des usines de confection, secteur important de l'industrie nationale, de se mettre en grève.

Le fils de la Première ministre, Sheikh Hasina, a exhorté lundi les forces de sécurité à empêcher toute prise du pouvoir dans ce pays de 170 millions d'habitants. Mais la cheffe du gouvernement a été contrainte dans la journée de quitter sa résidence de Dacca pour un "lieu sûr", par hélicoptère, a affirmé une source proche de la dirigeante à l'AFP. Cette information n'a pas été confirmée de source officielle.

Le chef de l'armée a en revanche annoncé dans une adresse télévisée à la nation, à la mi-journée, que Sheikh Hasina avait démissionné. "Le pays a beaucoup souffert, l'économie a été touchée, de nombreuses personnes ont été tuées. Il est temps de mettre fin à la violence", a déclaré le général Waker-Uz-Zaman, ajoutant former un gouvernement intérimaire. "Si la situation s'améliore, il n'y a pas lieu de recourir à l'état d'urgence", a-t-il assuré.

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