: Grand entretien Emeutes racistes au Royaume-Uni : les protestataires "défendent une identité britannique blanche", analyse une chercheuse
Des mosquées assaillies, des saluts nazis, des hôtels hébergeant des demandeurs d'asile pris pour cible... Une semaine après l'attaque au couteau qui a coûté la vie à trois fillettes à Southport, le Royaume-Uni est confronté à ses pires émeutes depuis une décennie. Les violences ont éclaté dans cette ville du nord-ouest de l'Angleterre, et se sont répandues dans plusieurs autres centres urbains, après la propagation de rumeurs non étayées sur la religion et l'origine de l'auteur de l'attaque.
"Nous avons vu des communautés musulmanes prises pour cible (...) des attaques contre la police et des actes de violence accompagnés d'une rhétorique raciste. Donc, non, je n'hésiterai pas à appeler les choses par leur nom : ce sont des brutalités d'extrême droite", a dénoncé le Premier ministre Keir Starmer. Selon les décomptes réalisés par les médias britanniques, plus de 400 personnes ont été arrêtées depuis une semaine. Dans quel contexte ces violences s'inscrivent-elles ? Quel est le profil des émeutiers ? Franceinfo a interrogé Maud Michaud, maîtresse de conférences en civilisation britannique à l'université du Mans.
Franceinfo : Le 4 juillet, le Labour a remporté la majorité absolue aux législatives. Un mois après le scrutin, le nouveau gouvernement fait face à de graves émeutes d'extrême droite. Comment le comprendre ?
Maud Michaud : Les élections législatives ont marqué la fin de quatorze ans de règne conservateur, mais cela a été une victoire en trompe-l'œil pour le Labour. En raison du système électoral britannique, qui est un scrutin uninominal majoritaire à un tour, les travaillistes ont certes gagné plus de 400 sièges sur 650, mais quand on regarde le détail des voix, on observe une très forte montée de l'extrême droite. Le parti d'extrême droite Reform UK a obtenu cinq sièges au Parlement. C'est peu, mais cela représente tout de même 4 millions de voix. En comparaison, les Libéraux-démocrates, le troisième parti siégeant à la Chambre des communes, ont obtenu 72 sièges, mais avec 3,5 millions de voix.
C'est la première fois qu'un parti officiellement classé à l'extrême droite entre à la Chambre des communes, et en plus avec une abstention assez forte. Reform UK a été porté par Nigel Farage, une personnalité très médiatique, connue pour ses nombreux propos anti-immigration, anti-musulmans et nationalistes. Il s'était présenté à huit reprises aux législatives, avant d'être élu le 4 juillet dernier.
Le Premier ministre Keir Starmer a insisté sur la responsabilité des réseaux sociaux.
Les émeutes se sont produites à la suite d'une mobilisation en ligne assez forte. L'extrême droite britannique est moins représentée par des partis traditionnels que par une galaxie de groupuscules qui ont su se réorganiser ces dernières années via les réseaux sociaux. Ils n'ont pas de hiérarchie stricte comme les partis classiques, mais ils s'organisent par le bas, en recrutant des individus en ligne, en organisant des événements.
"Ces groupes d'extrême droite partagent une idéologie anti-immigration, une haine des musulmans et la défense d'une certaine identité britannique blanche. Leur discours est également marqué par le rejet des élites et le complotisme."
Maud Michaud, maîtresse de conférences en civilisation britanniqueà franceinfo
Lors de ces émeutes, les idées que "les médias traditionnels cachent la vérité aux Britanniques" ou que "le gouvernement ne dit pas tout sur l'identité du tueur de Southport" ont été relayées. Grâce aux réseaux sociaux, l'extrême droite a réussi à réunir dans la rue des groupes d'extrême droite, mais aussi des citoyens "ordinaires", surtout des hommes, qui suivent les activités de ces groupes sur internet.
Qu'est-ce que l'English Defence League (EDL), désignée par le gouvernement comme responsable des émeutes ?
C'est un mouvement fondé en 2009 qui a longtemps recruté auprès de la classe ouvrière blanche et de supporters ultras. Il était connu pour ses manifestations dans la rue, souvent suivies de violences, mais il n'existe plus formellement. Il reste toutefois très actif sur les réseaux sociaux. Son leader est Tommy Robinson, dont le vrai nom est Stephen Yaxley-Lennon. Il jouit d'une très grande popularité sur X, est suivi par plus de 900 000 personnes. Son nom est scandé dans les émeutes, aux côtés de slogans comme "Trop c'est trop".
Tommy Robinson est connu pour ses propos islamophobes et anti-immigration. Il estime que le gouvernement et les médias mentent au public, que les musulmans sont responsables de tous les problèmes du pays. Comme l'English Defence League n'est pas structurée, elle est aussi difficile à contrôler. Pour cette raison, la vice-Première ministre Angela Rayner a déclaré qu'elle allait examiner si ce mouvement devait être interdit en vertu des lois antiterroristes.
Keir Starmer a assuré que les émeutiers allaient "regretter" d'avoir participé aux "désordres".
On voit un Premier ministre, tout juste élu, qui essaye d'avoir une position ferme vis-à-vis des violences. Son parti est attaqué par la droite et l'extrême droite sur son supposé laxisme, donc il a insisté sur le fait que les prisons étaient prêtes à accueillir les émeutiers, que le nombre de forces de l'ordre mobilisées allait augmenter...
La justice participe également à cette réponse de fermeté. Elle a diffusé l'identité du principal suspect dans l'espoir de casser la spirale de désinformation. Mais en montrant qu'il s'agissait d'un jeune homme noir né à Cardiff, il y a eu un retour de bâton. Cela a profité à l'extrême droite, qui s'en est servie pour remettre en cause la composition ethnique du Royaume-Uni et imputer l'insécurité aux personnes racisées.
Sunderland, Liverpool, Hull... Que peut-on dire des villes où les émeutes se sont déroulées ?
Il s'agit pour la plupart de villes du nord de l'Angleterre qui ont un passé industriel. Dans les années 1950 et 1960, elles ont accueilli l'immigration des anciennes colonies britanniques. A partir des années 1980, avec la libéralisation de l'économie par Margaret Thatcher, ces villes ont été frappées par la crise économique, le chômage. Cette situation a été imputée à l'immigration de façon erronée par des responsables politiques de droite.
Aujourd'hui, ces villes restent pauvres par rapport au sud de l'Angleterre. Le discours contre les élites de Londres qui seraient déconnectées du reste du pays est aussi très répandu. On peut d'ailleurs observer une similarité entre les villes où les émeutes se déroulent et celles qui ont largement voté pour le Brexit.
"Dans ces villes, il y a un fort ressentiment de la classe blanche ouvrière qui s'estime défavorisée par rapport aux personnes issues de l'immigration. Ce sentiment va notamment s'illustrer par un attachement à la 'grandeur' de la Grande-Bretagne, à une vision nostalgique de son identité."
Maud Michaudà franceinfo
Ce sentiment de déclassement s'est aggravé avec la hausse de l'inflation, du coût de la vie. On a pu entendre des gens dire qu'ils avaient rejoint les émeutes parce qu'ils n'arrivaient pas à joindre les deux bouts.
Quel est le rôle des responsables politiques dans cette situation ?
Il est immense. L'immigration a été un sujet central de toutes les dernières campagnes législatives et des gouvernements conservateurs de ces deux dernières décennies. Sous Boris Johnson, les ministres de l'Intérieur Priti Patel et Suella Braverman ont tenu des discours très agressifs contre l'immigration, et ont mis en place des lois pour la réduire fortement. Cette volonté a atteint son apogée avec la loi sur l'expulsion de réfugiés vers le Rwanda. Les conservateurs ont entrepris ce virage droitier car ils étaient mis en concurrence par l'Ukip, le parti pro-Brexit de Nigel Farage. Ils ont aussi estimé qu'ils devaient répondre au vote du Brexit par des politiques très conservatrices. On a d'ailleurs noté une hausse des actes xénophobes et racistes après le Brexit.
Ces positions anti-immigration du parti conservateur ne sont pas nouvelles. En 1968, le discours du député des Tories Enoch Powell sur les "rivers of blood" ("les fleuves de sang") a incarné ce virage. Le député y tenait les immigrés pour responsables des problèmes du pays et de la "perte" de l'identité nationale. Bien qu'il ait été exclu du parti pour ces propos, Enoch Powell était pris pour modèle dix ans plus tard par Margaret Thatcher. Dans les années 2000, les attentats du 11-Septembre puis ceux de Londres en 2005 ont réactivé ces discours racistes et xénophobes. En 2011, le Premier ministre conservateur David Cameron a estimé que le multiculturalisme avait échoué en Grande-Bretagne.
De leur côté, les travaillistes sont accusés de ne pas avoir pris à bras-le-corps le sujet de l'immigration. Après les attentats islamistes des années 2000, le Premier ministre travailliste Tony Blair a adopté une rhétorique jugée islamophobe. Il a fait passer des lois controversées permettant d'interpeller plus rapidement les suspects de terrorisme, mais ces mesures ont été accusées de cibler de façon démesurée les musulmans.
Le Royaume-Uni a-t-il déjà connu de telles émeutes racistes dans son histoire ?
Il y a eu des flambées d'émeutes racistes tout au long du XXe siècle. En 1919, à la fin de la Première Guerre mondiale, il y a eu des violences dans les ports de Liverpool et de Cardiff. Le pays faisait face à un important taux de chômage et les dockers ont désigné les travailleurs issus des colonies britanniques comme responsables.
En 1936, il y eut la célèbre bataille de Cable Street à Londres, lors de laquelle des militants antifascistes se sont opposés à une marche organisée par la British Union of Fascists, le plus important parti d'extrême droite britannique des années 1930. Fondée par Oswald Mosley, cette formation a également participé aux émeutes contre les populations caribéennes noires du quartier de Notting Hill, à Londres, en 1958. Oswald Mosley a aussi contribué à la hausse des violences antisémites dans le pays.
"Célèbre figure fasciste britannique, Oswald Mosley a joui d'une grande popularité, jusqu'au plus haut de l'establishment britannique."
Maud Michaudà franceinfo
Après la Seconde Guerre mondiale, le Royaume-Uni est sorti victorieux de la lutte contre les nazis, il était donc difficile d'imaginer un parti fasciste triompher à cette période. Mais en 1981, les émeutes de Brixton, dans le sud de Londres, contre les violences policières, ont rappelé que les tensions raciales n'avaient pas disparu. En 2001, il y a eu de grosses émeutes à Bradford, dans le centre de l'Angleterre, entre des membres de l'extrême droite du National Front et des personnes originaires d'Asie du Sud.
Quels liens faites-vous entre ces émeutes et l'histoire coloniale du pays ?
L'histoire contemporaine du Royaume-Uni est traversée par son histoire coloniale. L'extrême droite britannique a toujours ciblé les immigrés ou les descendants de l'immigration issue des anciennes colonies. Quand on entend le chant impérial Rule, Britannia dans les émeutes liées à l'attaque de Southport, ce n'est pas anodin. Cela montre que ces événements charrient la nostalgie d'une époque où l'Empire britannique était sur le toit du monde. Toute la démographie du Royaume-Uni est modelée par ce passé colonial. Mais l'extrême droite s'oppose à ce multiculturalisme. Comme disait l'écrivain Salman Rushdie, "le problème avec les Anglais, c'est qu'ils ne connaissent pas leur histoire, car une grande partie de celle-ci s'est déroulée à l'étranger".
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