Mort de Jean-Marie Le Pen : quelles sont les preuves attestant que le fondateur du Front national a torturé en Algérie ?

Article rédigé par Clément Parrot
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 10min
Jean-Marie le Pen, fondateur et président du Front national, assiste à une réunion à la Maison de la Mutualité, le 7 novembre 1972, à Paris. (ALAIN NOGUES / SYGMA / GETTY IMAGES)
Plusieurs témoignages et de rares éléments matériels permettent de documenter le comportement du fondateur du FN pendant la guerre d'Algérie. Dans les années 2000, la justice a également tranché en relaxant les personnes l'accusant d'avoir commis des exactions.

"Je n'ai aucun regret et aucun remord." Lors d'une rencontre en 2022 avec franceinfo, Jean-Marie Le Pen se montrait serein concernant son passé, ses propos haineux et ses violences. "Je ne crois pas m'être jamais conduit comme un salaud !", confiait-il aussi en 2019 sur France Inter. Le cofondateur du Front national, mort mardi 7 janvier à l'âge de 96 ans, a généralement assumé ses outrances au fil de sa vie. Mais il est resté plus ambigu quant à sa participation à des actes de torture pendant la guerre d'Algérie.

En octobre 1956, le jeune député d'extrême droite s'absente six mois des bancs de l'Assemblée pour rejoindre dans l'ancien département français le 1er régiment étranger de parachutistes (1er REP). Il restera sur place du "26 décembre 1956 au 31 mars 1957", précise Fabrice Riceputi, auteur du livre Le Pen et la torture – Alger 1957, l'histoire contre l'oubli. L'historien a choisi de prendre la plume après une polémique, relatée par Le Monde, née d'un podcast de France Inter, dans lequel l'historien Benjamin Stora affirmait : "Jean-Marie Le Pen n'a sans doute pas pratiqué la torture en Algérie". Depuis, le chercheur a reconnu avoir fait une erreur, mais Fabrice Riceputi a tenu à recenser les connaissances historiques concernant ce dossier. "Je me suis aperçu, notamment avec la 'dédiabolisation' [du FN entreprise par Marine Le Pen], que c'était méconnu ou oublié par beaucoup", explique-t-il.  

Des propos changeants sur le sujet

Le lieutenant Le Pen, âgé de 28 ans en 1956, arrive donc en Algérie juste avant le début de la bataille d'Alger, et après le vote par le Parlement des "pouvoirs spéciaux" accordés à l'armée pour "rétablir l'ordre" dans le pays. Si la pratique reste illégale en France, du moins officiellement, les preuves du recours à la torture en Algérie font aujourd'hui l'objet d'un consensus historique. Mais qu'a donc fait de son côté le jeune officier au cours de cette période ? L'ancien combattant de l'Indochine s'est plusieurs fois exprimé sur cette question.

Les députés Jean-Marie Le Pen et Jean-Maurice Demarquet vont combattre en Algérie et sont à la gare de Lyon, à Paris, pour le départ vers l'Afrique du Nord, le 16 octobre 1956. (GAMMA-KEYSTONE / GETTY IMAGES)

Avant de changer de version par la suite, il a évoqué par deux fois sa participation à des "interrogatoires", d'abord en 1957 lors d'un débat public où il utilise l'argument classique de la nécessité. "Nous avons reçu une mission de police et nous l'avons accomplie, selon un impératif d'efficacité qui exige des moyens illégaux", affirme-t-il aux côtés de Jean Demarquet, un autre député-combattant, selon une retranscription du journal Le Monde à l'époque.

"S'il faut user de violence pour découvrir un nid de bombes, s'il faut torturer un homme pour en sauver cent, la torture est inévitable."

Jean-Marie Le Pen

lors d'un débat public retranscrit par "Le Monde" en 1957

Le député poujadiste assume de nouveau, en novembre 1962, après la fin de la guerre et l'amnistie, en "s'incriminant explicitement lui-même dans le journal Combat", affirme Fabrice Riceputi. "Je n'ai rien à cacher. J'ai torturé parce qu'il fallait le faire. Quand on amène quelqu'un qui vient de poser vingt bombes qui peuvent éclater d'un moment à l'autre, et qu'il ne veut pas parler, il faut employer des moyens exceptionnels pour l'y contraindre", déclare Jean-Marie Le Pen. Il dément finalement ces propos et envoie un droit de réponse au journal, cité par Philippe Cohen et Pierre Péan dans l'ouvrage Le Pen – Une histoire française "Les méthodes de contraintes utilisées (…) n'ont, dans les unités que j'ai personnellement connues, jamais pu être assimilées à des tortures."

Le Pen débouté de ses poursuites en diffamation

Le dirigeant d'extrême droite va s'en tenir par la suite à cette version. Dans ses mémoires (Fils de la nation), il évoque ses propos dans Combat et transforme le "je" en "nous" : "Nous avons torturé en Algérie parce qu'il fallait le faire. (...) Le nous désigne l'armée française dont je suis solidaire." A mesure qu'il engrange des succès électoraux dans les années 1980 et qu'il devient une personnalité politique de premier plan, il n'hésite pas à attaquer en diffamation toutes les personnes osant le qualifier de "tortionnaire". Il gagne dans un premier temps ses procès, notamment contre Le Canard enchaîné, Libération, le journaliste Michel Polac ou encore l'ancien Premier ministre Michel Rocard. La justice estime alors qu'il "n'a jamais revendiqué le fait d'avoir personnellement pratiqué la torture".

Mais à mesure que les preuves s'accumulent, que les témoignages affluent, la justice va changer son regard sur le dossier. Au début des années 2000, après des années de procédure, la Cour de cassation confirme la relaxe de Michel Rocard, puis de l'historien Pierre Vidal-Naquet, qui avaient tous deux accusé le responsable frontiste d'avoir pratiqué la torture en Algérie. Le coup de grâce judiciaire intervient en 2003. Celui qui est alors président du FN avait attaqué Le Monde pour une enquête et une série de témoignages publiés par la journaliste Florence Beaugé.

Le tribunal relaxe le journal du soir en évoquant une enquête "particulièrement sérieuse et approfondie" et des témoignages d'une "crédibilité certaine", comme le rapporte le quotidien. La cour d'appel va valider ce jugement en 2004 et la Cour de cassation rejeter le pourvoi du camp lepéniste. "C'en est fini de cette longue séquence dans laquelle l'auteur d'exactions épouvantables avait pu poursuivre en justice ceux qui l'avaient accusé de les avoir commises", conclut Fabrice Riceputi dans son livre.

Des témoignages "particulièrement circonstanciés"

Quels sont les témoignages qui accusent Jean-Marie Le Pen ? "On a une quinzaine de témoignages particulièrement circonstanciés. Et rien dans ces témoignages ne permet de les mettre en doute. Ils sont remplis de détails, de dates, de faits, qui les rendent extrêmement crédibles", assure l'historien à franceinfo. "Il y avait un fil électrique dans le sexe, le deuxième fil dans le doigt de pied droit, et après Jean-Marie Le Pen a jeté un bidon d'eau sur mon corps", raconte par exemple Mohamed Abdelaoui dans le documentaire Le Pen et la torture, la question, diffusé en 2007 sur France 2. Des hommes conduits par le soldat Le Pen "ont branché les fils électriques directement sur la prise et les ont promenés partout sur mon corps. Je hurlais. Ils ont alors pris l'eau sale des toilettes, m'ont étalé une serpillière sur le visage et me l'ont fait avaler de force", témoigne en 2002 dans Le Monde Abdelkader Ammour.

"Le Pen était assis sur moi, il tenait le chiffon pendant qu'un autre versait la flotte. Je l'entends encore qui criait : 'Vas-y, vas-y, t'arrête pas !'"

Abdelkader Ammour, victime de torture

au "Monde"

L'ancien légionnaire hollandais Wilhelmus Vaal, un ancien frère d'armes du "Menhir", a également confié ses souvenirs en 1985 à Libération : "J'ai vu des sadiques, ce qui n'était pas le cas de Le Pen, mais rarement des officiers qui s'engagent de telle façon. Il tapait sur un type qui était déjà bien entamé. Et encore branché à la gégène". Fabrice Riceputi évoque aussi deux plaintes déposées au commissariat principal d'Alger contre Jean-Marie Le Pen. "Un veilleur de nuit à l'hôtel Albert 1er, Ahmed Bouali ben Ameur, affirme avoir été brutalisé et 'mis au tombeau' par Le Pen à la villa Sésini, haut lieu de la torture, parce qu'il avait refusé de lui ouvrir le bar à 2 heures du matin", raconte l'historien.

Enfin, il y a l'histoire d'Ahmed Moulay, relatée notamment par Le Monde. Son fils Mohamed racontera plusieurs fois que son père a été torturé et tué par les militaires français, dans sa maison en plein cœur de la Casbah, la vieille ville d'Alger. Le corps du supplicié a été criblé de balles. Après le départ de l'armée, le jeune garçon de 12 ans "découvre qu'un militaire a oublié un ceinturon en toile avec un poignard des Jeunesses hitlériennes dans son fourreau", affirme Fabrice Riceputi. Sur la lame, une inscription : "JM Le Pen, 1er REP."

Le responsable politique d'extrême droite niera en bloc. Les témoignages ? "Des agents étrangers du FLN [Front de libération nationale]", répond-il en 1985. "Une machination politique", accuse-t-il aussi dans ses mémoires. Les plaintes ? "Vous vous servez d'un rapport de police, ce qui généralement ne se fait pas dans un milieu politique (...) C'est scandaleux", s'agace-t-il en 1984 dans "L'Heure de vérité" sur Antenne 2. Le poignard ? Des "contes à dormir debout" inventés par le FLN dans le cadre d'une "guerre psychologique", explique-t-il encore dans ses mémoires.

"Il n'était qu'un exécutant"

Contrairement à d'autres militaires comme Paul Aussaresses, qui avait reconnu avoir pratiqué la torture en Algérie, Jean-Marie Le Pen a tenu à garder ses secrets jusqu'au bout. Mais aujourd'hui, pour Fabrice Riceputi, il n'y a plus de doute. "On a toutes les preuves dont peut disposer un historien s'agissant de crimes commis mais dissimulés, ce qui est par excellence le cas de la torture", estime l'historien. Les archives concernant la bataille d'Alger portent effectivement les marques de la guerre, comme le rappelait Radio France. Longtemps classifiées, elles ont fait l'objet de coupes ou de caviardages au moment des événements ou a posteriori.

La principale ressource de l'historien reste donc les témoignages. Et dans le cas de Jean-Marie Le Pen, ils sont nombreux. Mais il "n'était qu'un exécutant, ce n'était pas un décideur, précise sur franceinfo Benjamin Stora. Les décideurs sont ceux qui étaient au pouvoir, c'est-à-dire Robert Lacoste [responsable de la SFIO] et François Mitterrand [alors ministre de la Justice] en particulier."

Lancez la conversation

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour commenter.