: Récit Tour de France 2023 : écrit pour la postérité, le combat Vingegaard-Pogacar a été épique avant un épilogue à sens unique
Presque tout était réuni pour que Tadej Pogacar et Jonas Vingegaard fassent rentrer ce Tour de France dans la légende. Les deux coureurs étaient prêts, le peloton était prêt, le public était prêt. L'histoire de ce duel de juillet 2023 n'a pourtant pas pris forme au kilomètre zéro de la première étape à Bilbao, le 1er juillet, mais le 23 avril dernier. Une chute anodine, même pas captée par les caméras, a envoyé Tadej Pogacar au sol sur Liège-Bastogne-Liège. Saison de classiques terminée, repos forcé, préparation pour le Tour tronquée. Le Slovène a pansé ses plaies à vitesse éclair pour être prêt à temps. Ce fut le cas. Sa danse dans le bus avant d'offrir le premier bain de foule lors de la présentation des coureurs à Bilbao laissait augurer que tout était derrière lui. Et la suite l'a longtemps confirmé.
C'est Tadej Pogacar qui a décoché les premières flèches, dans un pays Basque humide et vallonné. Le Slovène a testé, jaugé et joué avec Jonas Vingegaard. Comme pour dire qu'il n'avait pas besoin de round d'observation ou de démarrage diesel, lui qui n'avait couru que deux jours de course depuis sa blessure. Son poignet meurtri va bien, merci pour lui, pensait-on. On allait avoir droit au duel attendu, dont on avait été privé en une seule journée, celle du col du Granon, en 2022.
La 5e étape à Laruns, le 5 juillet, s'est amusée de nos certitudes. Avec des Pyrénées placées aussi tôt dans la course, on piaffait d'impatience de les voir en découdre rapidement. Le résultat a été plus violent qu'imaginé, surtout pour Pogacar : 53 secondes de débours perdues en quelques hectomètres du col de Marie-Blanque. Premier coup de massue pour le Slovène, et certains voyaient le Tour déjà joué. "Oui, j'ai pris un gros coup sur la tête", confirmait-il.
Un momentum longtemps illisible
A l'opposé de la neutralité extrême des Jumbo-Visma en interview et dans le paddock, que seul le jovial Sepp Kuss contredisait, Tadej Pogacar, son manager Mauro Gianetti et les UAE-Emirates arboraient toujours le sourire. "Le Tour est encore très long", martelaient-ils à la meute de journalistes avides de réactions à chaque arrivée. Il n'a fallu attendre que le lendemain pour s'en rendre compte. Dans la côte finale de Cauterets, le lutin de Komenda a séché Jonas Vingegaard, incapable de suivre l'attaque foudroyante du Slovène. Mais il n'a pas explosé, se contentant de lisser son effort pour ne concéder que 24 secondes. Ce soir-là, les inquiétudes d'assister à une course avec un Vingegaard et une Jumbo-Visma sans adversaire à leur mesure, comme pouvaient l'être Chris Froome et Sky, se sont envolées. Les cris de joie du public sur la place de Cauterets lors de l'attaque ne trompaient pas : Tadej Pogacar pouvait se défendre, le duel allait avoir lieu, et l'issue allait être indécise.
La perspective d'un duel de haut niveau a tranché avec une autre réalité : celle que Tadej Pogacar et Jonas Vingegaard n'allaient être contrariés par personne dans leur entreprise. Le Puy-de-Dôme, le 9 juillet, l'a confirmé pour conclure la première semaine. Le géant endormi d'Auvergne a mis tout le peloton exsangue, faisant dodeliner Thibaut Pinot et zigzaguer Pierre Latour, superbe deuxième ce jour-là. Sur les dernières rampes d'une étape harassante mais qui n'a pas été le festival attendu, Tadej Pogacar a de nouveau décramponné Jonas Vingegaard, mais ce dernier n'a jamais lâché prise. A ce moment-là, le momentum était en faveur du Slovène, et tout le monde chuchotait qu'il avait grignoté pour de bon le cerveau du Danois.
La deuxième semaine fut une transition où les deux épouvantails sont restés dans les roues, laissant les opportunistes Pello Bilbao et Ion Izagirre se parer d'une gloire fugace, avant le retour aux affaires des patrons. Il est intervenu dans les Alpes, mais uniquement par à-coups. Dans le pétard mouillé du Grand Colombier, Pogacar a de nouveau décollé Vingegaard de sa roue, mais sans jamais creuser.
Un avantage mental semblait se dessiner assez nettement pour le Slovène, qui n'avait, au départ de ce Tour, plus jamais lâché Vingegaard depuis la 9e étape du Tour 2021. L'imbroglio de la moto à Morzine a alimenté les interrogations d'un épiphénomène : que se serait-il passé si celle-ci n'avait pas gêné l'attaque de Tadej Pogacar au sommet ? Sans doute pas grand chose, au mieux une poignée de secondes, mais personne ne le saura.
Passy, face à l'amer
Puis est arrivé ce tant attendu contre-la-montre de la 16e étape, le 18 juillet, censé départager ceux qui n'y parvenaient décidément pas. Séparés à coups de secondes pendant deux semaines, les deux rivaux avaient 22,4 km entre Passy et Combloux pour créer un vrai écart et dégager la tendance de la dernière semaine, au lendemain de la dernière journée de repos. Jonas Vingegaard était prêt, Tadej Pogacar un peu moins, et ça s'est vu. Le Danois a livré une performance supersonique, venue d'ailleurs, qui a relégué le Slovène 1'38 plus loin, un gouffre sur une distance aussi courte. Cette vingtaine de kilomètres a frappé en plein coeur un Tour qui tenait jusque-là toutes ses promesses, indécis par son suspense et séduisant par son scénario.
Car le coup de force de Jonas Vingegaard, "la meilleure journée de sa vie sur un vélo", a fait basculer le Tour dans un cavalier seul autant qu'il l'a ramené dans des questionnements face à une performance aussi étourdissante vu son gabarit (1,75m, 60 kg). "Il n'est pas illégitime de se poser des questions" disait le directeur Christian Prudhomme, et personne ne s'en est empêché, public et acteurs du Tour de concert. Le climat de suspicion qui a pesé sur l'ultime semaine a tranché avec l'euphorie qui entourait les deux précédentes. La formation Jumbo-Visma a bien fait le service après-vente, Jonas Vingegaard en tête, pour rassurer tous les inquiets, le doute était installé, et il allait perdurer.
Le lendemain, on se demandait comment les Jaune et Noir, bien installés sur le trône, allaient se comporter face à un Pogacar indéniablement touché par la claque de la veille et rattrapé par cette préparation réduite. Sans pitié, Jonas Vingegaard n'a même pas eu besoin de s'employer pour enterrer son rival, rapidement lâché dans l'effrayant col de la Loze et définitivement redescendu parmi les autres, ceux qu'il toisait pendant deux semaines en compagnie du Danois. "C’est la première fois que je le vois comme ça, mais c’est quelque chose qui va lui permettre de prendre conscience de lui-même. Même si on est Tadej Pogacar, on ne peut pas tout faire", défendait Mauro Gianetti à l'arrivée. Jonas Vingegaard s'est lui envolé sans se retourner, avalant un à un les valeureux éparpillés sur la pente abrupte.
Des écarts abyssaux en deux jours
En deux jours, l'écart entre les deux est passé de 10 secondes à 7 minutes et 35 secondes. Le delta apparait encore plus immense que Pogacar, même en déroute, évolue dans une autre sphère que les suivants, relégués au rang d'observateurs d'un duel qui a tourné court. Le 19 juillet, au soir de cette 17e étape le troisième, Adam Yates, pointait à plus de... dix minutes. Le 10e, David Gaudu, à presque vingt. Et le 20e, Valentin Madouas, à plus d'une heure. "La lutte au coude à coude entre Pogacar et Vingegaard a aidé, jusqu'au contre-la-montre en tout cas. Et puis, le lendemain, il n'y avait plus de suspense", résumait vendredi Eddy Merckx, cinq Tours de France au compteur.
Tadej Pogacar, qui aura marqué ce Tour par sa fougue en course et sa simplicité en dehors, l'a bouclé avec une victoire à l'orgueil lors de l'ultime étape de montagne samedi 22 juillet, sur les terres de Thibaut Pinot, mais la messe avait été dite depuis longtemps. "Aujourd'hui je suis redevenu moi-même, enfin. Je suis super content d'avoir pu exploser sur la ligne comme ça", a répondu soulagé le coureur de 24 ans. La parade des Jumbo-Visma, dimanche, pour leur deuxième sacre d'affilée, ne souffre d'aucune contestation sur le déroulé. Les hommes de Richard Plugge ont exécuté leur plan à la perfection, ne cédant jamais à la panique lorsque Tadej Pogacar a voulu mettre la pagaille dans le plan bien bordé des Néerlandais. Eux seuls savaient peut-être ce qui allait se passer, faisant le dos rond avant de porter l'estocade en deux fois.
Jonas Vingegaard a lui réussi sa mue en chef de meute unique, laissant passer l'orage avant de piquer, mais jamais sans un mot plus haut que l'autre, ni oublier son rival : "Pogacar sait tout faire : des classiques, briller sur le plat, en montée, toutes les courses par étapes. Pas moi, c'est pour ça qu'il est meilleur que moi. J'ai la chance d'avoir été le meilleur ces deux dernières années", a-t-il loué dimanche à Paris. "Je me retrouve dans la personnalité de Vingegaard, quelqu'un de discret, modeste aussi", dépeint Romain Bardet. "Jonas était davantage confiant que l'année dernière", décrit le responsable de la performance de Jumbo-Visma Mathieu Heijboer. "La victoire de l'an passé lui a apporté encore plus d'assurance."
Si les soupçons, légitimes mais sans preuve, se sont concentrés cette fois sur Vingegaard, qui "comprend les questionnements" et va jusqu'à admettre que "c'est même bien d'être sceptique car sinon cela se reproduira", la formation UAE-Emirates de Tadej Pogacar dirigée par Mauro Gianetti, manager de la formation Saunier-Duval lors de son exclusion du Tour 2008 pour une affaire de dopage, n'échappe pas non plus aux doutes. Pendant deux semaines, la sainte bagarre que se sont livrés le Slovène et le Danois avait presque mis ça sous le tapis.
C'était finalement pour mieux ressurgir dans les débats à la fin, et entâcher l'image de ce Tour, où Pogacar et Vingegaard ont offert un mano a mano plus vu depuis Alberto Contador et Andy Schleck au tournant des années 2010. "Nous sommes de grands rivaux mais je suis heureux d'avoir un rival de cette étoffe", salué le Danois sur les Champs-Elysées. Dans ce duel haletant à défaut d'être serré jusqu'à la fin, Tadej Pogacar y a gagné la popularité qui ancre les champions, Jonas Vingegaard le droit de revenir à hauteur de son rival avec deux victoires dans le Tour de France. L'acte III sera-t-il légendaire du début à la fin ?
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